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chapitre 4 La modélisation des processus cognitifs

4-4 Un modèle d' "information" du décideur


Le modèle général du décideur que nous allons présenter est inspiré à la fois par le modèle "Lohhausen" de Dörner sur la décision dans l'environnement complexe et par les travaux de l'intelligence artificielle dans le domaine de la planification.

L'idée-force de ce modèle a déjà été bien souvent exposée dans ces pages: le décideur est une machine de traitement de l'information qui interagit avec un environnement actif. On postule en plus que le décideur peut être modélisé avantageusement comme processeur symbolique.

L'IA nous fournit un grand nombre de modélisations de la planification dans des situations de la vie ordinaire (par exemple Wilensky 83) et de la résolution de problèmes délimités mais difficiles (cf. Charniak 85, 255-318 and 485-553). L'IA nous fournit également les outils conceptuels et techniques pour construire des modélisations, tandis que les travaux de Dörner nous permettent de conceptualiser l'insertion d' "une machine à résoudre des problèmes" (c'est-à-dire le décideur) dans un monde social et politique.

Le cycle de décision de ce modèle est le suivant: un événement externe déclenche un but du décideur. A un moment donné, il s'occupe de ce but, l'évalue et il cherche une source de connaissance heuristique pour le traiter. Un but est une structure de connaissances sur l'état d'une partie de l'environnement, associé à la volonté de réaliser cet état. Traiter un but peut signifier des activités variées: par exemple, le décideur peut décomposer un but en une liste explicite de sous-buts et exécuter des plans déjà tout prêts pour les atteindre. Il peut aussi décider que la poursuite de ce but n'en vaut pas la peine, ou encore qu'il vaut mieux poursuivre un autre but pour le résoudre. La stratégie de résolution de problème la plus fréquente est de faire appel à un plan général approprié au type du problème. En gros, un tel plan est une structure heuristique avec les trois composantes suivantes: (1) un déclencheur qui décrit les états que le plan permet d'atteindre, (2) un opérateur, c'est-à-dire un ensemble d'actions que le plan exécutera, et (3) un certain nombre de préconditions qui doivent être remplies avant de pouvoir déclencher les actions. Sous cette forme simple, un tel plan peut être modélisé avec des règles de production en chaînage avant.

Bien planifier ne veut pas simplement dire trouver un plan et l'exécuter. Les effets de l'exécution du plan sur le monde (l'environnement) et ses propres buts doivent aussi être modélisés. Ensuite, un plan doit être coordonné avec d'autres activités. Une fois un plan adopté, il faut ajouter son contenu à un réseau de tâches qui contient tout ce que le décideur doit exécuter et coordonner. Ensuite, le réseau de tâches est exécuté étape par étape. A chaque fois qu'une action est exécutée, ses conséquences perceptibles sont calculées par des règles appropriées qui simulent l'environnement. Donc un modèle de planificateur contient aussi un modèle de l'environnement, c'est-à-dire les parties du monde qui réagissent aux actes du décideur et qui influencent sa perception. Ce mécanisme nous fournit un modèle à rétroaction (angl. "feedback") parce qu'une action de l'acteur influence l'état de l'environnement dont la variation déclenche alors des buts chez l'acteur et l'amène à corriger ses décisions, etc. Le décideur possède donc le potentiel d'analyser le succès de son activité dans le temps. Idéalement, un modèle devrait donc également apprendre dans les différents sens de ce terme: se souvenir de ce qu'il a fait dans le passé, adapter des plans et finalement réviser et créer de nouvelles structures heuristiques.

Un tel modèle

est difficile à implémenter et l'état actuel des connaissances en IA ne permet pas la modélisation détaillée d'un décideur opérant dans un environnement de problème riche. La pensée humaine est tellement complexe et tellement peu transparente que l'on ne peut pas en faire des modèles complets. Il faut soit travailler sur des sujets isolés et en profondeur, soit modéliser les processus de traitement d'information à un niveau d'abstraction plus élevé en utilisant un modèle plus idéalisé. Il faut donc simplifier en résumant et en postulant de l'ordre là où il n'y en a pas. Nous présentons dans la figure 4-6 "Un modèle général du décideur" [p. 152] un tel modèle idéalisé qui correspond au cycle de décision typique que nous venons de décrire ci-dessus. Ce type d'architecture est déjà assez difficile à implémenter, mais avec suffisamment de ressources (dix à vingt années/homme) on produira à notre avis des résultats intéressants. Ce modèle nous servira de référence par rapport à nos propres expériences dont on parlera dans les chapitres suivants. Il existe malheureusement toujours une lacune consternante en sciences humaines entre toute théorie générale non réductionniste sérieuse et les modèles ayant une utilité directe pour la recherche empirique. Un tel modèle intermédiaire ne permet pas encore de rapprocher ces deux extrêmes, mais à mieux en établir les liens. Il reflète à la fois une théorie psychologique et sociale sur la nature du décideur et également sur ce que la recherche empirique pourrait produire aujourd'hui avec les moyens appropriés. Le modèle JESSE (cf. la section 4-5.3 "Un modèle de planification: JESSE" [p. 159]) est un exemple de ce qui est faisable aujourd'hui.

Il convient encore d'ajouter quelques remarques préliminaires sur le statut épistémologique d'un tel cadre emprunté à la psychologie de l'information*1. Il apparaît de plus en plus que ces modèles symboliques du fonctionnement cognitif ont leurs limites. De nombreuses recherches en psychobiologie montrent en effet que de telles structures de représentations n'existent pas sous cette forme dans les cerveaux humains. Par contre, toute la littérature montre également qu'elles peuvent décrire utilement à un autre niveau d'abstraction les phénomènes auxquels nous nous intéressons.


THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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