chapitre 3 Modèles du décideur politique
La modélisation qui désire savoir comment un décideur (individuel et collectif) prend une décision doit s'intéresser à la façon dont le décideur modélise le monde et au savoir-faire subjectif et intersubjectif qui permet de traiter cette information
Pour beaucoup de chercheurs, une décision n'est qu'un choix, où comme le dit Castles (76:11): "A decision is a conscious choice between at least two possible courses of action". Chez d'autres, un peu moins extrémistes, on retrouve la notion de processus déjà rencontrée dans le concept de la résolution de problèmes en science cognitive. On introduit donc le temps et le changement en plus des choix. Scott (76:19) par exemple attribue à tout processus de prise de décision les éléments linéaires suivants:
Ces écoles réductionnistes postulent également que la décision est un phénomène interne à une agence de décision. Une décision est le résultat de l'interaction entre beaucoup de facteurs et le processus lui-même possède une organisation logique imposée non seulement par la structure "normative" du principe de la décision (programme linéaire) mais également par des processus d'affinement et de réorganisation induits par l'interaction avec l'environnement et la "mémoire" du décideur.
Notre perspective sera systémique et cognitive: une décision est un processus complexe dont les "données" sont instables et dépendent également de l'interaction du décideur avec son environnement. La notion de décideur isolé est inutilisable dans la plupart des cas. Ainsi, un modèle de décideur devrait contenir également un modèle de l'environnement, même si ce dernier n'est pas sophistiqué.
La perception du décideur en science politique ne dépend pas uniquement d'orientations théoriques fondamentales. Les modèles du décideur sont également inspirés par le type du décideur analysé. Ainsi par exemple, certains spécialistes en sciences administratives ont tendance à voir le décideur comme un élément qui cherche à maximiser son "profit" par rapport à l'organisation (Allison 71), d'autres le voient comme "suiveur de règles administratives" (Crecine 69). Dans les relations internationales, grâce à l'importance relative des individus, on s'intéresse davantage aux éléments politiques et idéologiques de la perception qui précède l'action (George 69 et Holsti 70) ou encore à la nature conflictuelle des choix (Brams 75, Rappoport 66). D'autres encore évacuent presque le décideur de la décision et se concentrent sur son environnement (Meadows 82) ou sur les facteurs qui influencent la décision (Steinbrunner 74). Ce phénomène n'est guère surprenant. Les tâches cognitives ne sont pas du tout les mêmes pour les différents types de situations de décision. En outre, on peut étudier la décision à différents niveaux d'abstraction et sous des angles différents.
Revenons sur les étapes de la décision (qui ont donc une signification plutôt logique que temporelle). Celles qui sont les plus souvent citées par les auteurs non réductionnistes sont (1) la perception, (2) la préparation, (3) la décision et (4) l'exécution. Leurs opinions sur l'importance de ces processus varient énormément. Cette variété de vues et de paradigmes s'explique en partie par le type de décisions auquel ils s'intéressent. *1 Les éléments ontologiques (cf. Klaus 73:299) à l'aide desquels on pourrait définir des types de décision illustrent la richesse de ce concept. Ce sont:
Certaines théories de la décision (Steinbrunner (74), Dörner (83), Simon (80), etc) ont été fortement influencées par le phénomène de la société post-industrielle. Les agences de décision politique ont aujourd'hui un problème de taille et d'étendue . Leur problème le plus important est celui de l' "effectivité", c'est-à-dire la capacité de réunir l'information permettant de prendre de bonnes décisions dans un environnement très complexe avec la contrainte supplémentaire de ne pas tomber dans des pièges anti-démocratiques. Exprimé moins normativement: un décideur politique moderne opère dans un environnement de problèmes très complexe et mal structuré et il doit intégrer beaucoup de demandes intra- et extra-organisationnelles et toutes les "logiques" qui leur sont attachées. La perception croissante de la complexité décisionnelle a focalisé la recherche sur la définition du problème, des processus de résolution de problème et de la mise en oeuvre. Le choix lui-même est maintenant envisagé comme élément répétitif dans un processus de traitement d'information mettant en interaction des individus avec une organisation.
En règle générale, on peut observer que la décision repose sur un raisonnement (Shafir, Simonson and Tversky: 93). Ce raisonnement prend des formes très variées. On retrouve certaines formes de choix quasi-rationnel (voir la section 3-2.2 "Modèles de choix à rationalité limitée" [p. 63] pour un exemple), ou fréquemment d'autres stratégies comme le "case-based reasoning", le "explanation-based reasoning, le "rule-based reasoning", etc. que nous allons discuter plus loin. Jusqu'à présent il existe un clivage très important entre les recherches sur le "raisonnement" et les recherches sur la "prise de décision"*3. Les premières sont plutôt descriptives tandis que les deuxièmes sont plutôt critiques ou normatives. En tout cas, aucune étude n'a montré la pertinence empirique des théories de choix rationnel. Toutefois, certaines théories de choix quasi-rationnels peuvent être utiles pour la modélisation du décideur, à condition de les intégrer dans un modèle de décision à plusieurs étapes (cf. par ex. Kuipers, Moskowitz et Kassirer: 88). Le décideur humain est certainement totalement incapable de générer des arbres de décision longs ou complexes, entre autre, à cause de ses capacités très limités de "calcul". Par contre, il est en mesure de faire des choix relativement rationnels pour des problèmes à dimension "humaine". En somme, les décisions ne sont pas prises après avoir posé le problème et collecté toutes les informations, mais progressivement durant un long processus d'action et de planification. Le choix a une place limitée dans la décision et il faut évaluer un décideur en fonction de sa capacité à poursuivre (et réussir) un ensemble de buts à long terme*4. Nous reviendrons plus en détail sur la place du "choix" dans la décision à la section 4-1.1 "Le décideur: une première synthèse" [p. 103]. Pour le moment, retournons à la dimension cognitive en sciences politiques.
Dans le passé, la science politique s'est centrée sur l'analyse des attitudes pour prédire leur comportement politique. L'aspect cognitif du décideur était donc traité très négligemment dans ces modèles. Ces analyses par les attitudes ont une valeur très limitée pour l'analyse du décideur. Il s'est en effet avéré que la cohérence des attitudes à travers les situations (angl. cross-situational consistency) est assez faible (cf. George 79:97). La décision s'explique souvent mieux par les contraintes dans lesquelles elle est réalisée. Par exemple Holsti (77:12) écrit: [There is] "little variance among leaders with respect to their decision-making behavior in any given circumstances; that is, whatever their individual differences they will tend to respond in similar ways". Les attributs individuels (ainsi que d'autres variables psychologiques à structure statique *5 ) ne sont pas seulement instables à travers le temps et les situations, mais ils n'ont que très peu d'importance par rapport aux variables de l'environnement. Holsti utilise même le terme de "résidus".
Ces observations faites par de nombreux chercheurs dans le domaine des relations internationales ont donné naissance à une approche qui concorde bien avec le paradigme de la science cognitive. En effet, George (79:98) nous fait observer que l'homme (politique) ne recherche pas en priorité la cohérence, mais que c'est un "chercheur naïf" (angl. naive scientist), soit le "problem solver" de l'intelligence artificielle - concept qu'on pourrait presque traduire par "débrouillard" (cf. George 79:98). Comme le dit cet auteur: "[Models move] away from the conception of man as passive agent who respond to environmental stimuli and back to a conception of man as actively and selectively responding to and shaping his environment" (George 79:98). La distinction entre ces deux approches se reflète bien dans la distinction parfois faite entre "comportement" et "action". Un phénomène est une action si le sens *6 devient un motif pour l'action. Par contre, on peut définir le comportement que l'on peut observer et prédire dans un bon modèle. Ce modèle d'action implique une décision interne et il cherche à reconstruire au moins certains des mécanismes internes. Comme on l'a vu dans le chapitre précédent, il existe une gamme variée de modèles de ce type comme ceux d'inspiration herméneutique, néo-behavioriste ou appartenant à la psychologie de l'information. Certains ne vont pas très loin, mais d'autres essayent de reconstruire les systèmes de "règles" responsables de la génération de structures de sens (par ex. phrases ou actions) comme par exemple celui de Habermas (84).
Holsti (77:28) résume parfaitement l'influence de ce courant de recherche auquel nous adhérons:
"First there is a general suspicion that simple S-R or "black box" formulations are insufficient bases for understanding decision outputs, either of individuals or nation-states. That is, intervening processes are often the locus of powerful explanations of choice behavior. Second, it is assumed that the content and structures of belief systems, information processing styles, strategies for coping with stress, and the like are systematically related to the manner in which leaders perceive, diagnose, prescribe and make choices, especially in situations of uncertainty. Both shared and idiosyncratic attributes and processes are of interest."
Le décideur tel que défini par Holsti et par les autres modèles "cognitifs" de la décision n'est donc pas très différent de notre esquisse de l'homme *7. La plupart des auteurs en science politique intéressés par la modélisation de ce qu'on appelle parfois les variables intervenantes sont d'accord pour affirmer que les propensions de diagnostic et de décision d'un individu sont en premier lieu le résultat d'ordres provenant de l'extérieur. Toutefois, les caractéristiques de l'individu ont aussi leur place, par exemple ses croyances et sa capacité à traiter une information complexe. On ne discutera pas ici l'importance relative des "constantes" individuelles par rapport aux constantes partagées par tous les individus remplissant un rôle d'une catégorie particulière. Comme il a été déjà souligné, le but de ce travail est de modéliser comment un décideur (individuel et collectif) prend une décision. Dans tous les cas, on sera certainement d'accord avec Falkowski (79:6) qui souligne que "the most crucial aspect of ultimate behavior is the definition of a situation the decision-maker uses,.." ainsi qu'avec Holsti (77:3) pour qui "an individual's behavior is in large part shaped by the manner in which he perceives, diagnoses, and evaluates his physical and social environment". La clé pour la modélisation du décideur est donc de s'intéresser plus particulièrement à la façon dont il représente les choses, autrement dit comment il modélise le monde. La question des mécanismes de décision proprement dite garde leur importance, bien sûr, mais ce n'est plus la question fondamentale. Ces observations faites en science politique coïncident d'une façon extraordinaire avec les travaux en intelligence artificielle qui ont découvert que c'est la "representation of knowledge that is the crux of AI". (Hofstadter 79:615).
Parmi les catégories du savoir qui influencent beaucoup l'interprétation de l'environnement politique sont les croyances sur la vie sociale. Citons de nouveau Holsti (77:3): "it is recognized that in order to experience and cope with the complex, confusing reality of the environment, individuals have to form simplified, structured beliefs about the nature of their world." Ces croyances ne constituent donc pas une collection désordonnée de savoir. Un grand nombre d'auteurs comme George (qui cite à son tour Converse) utilisent la notion de système de croyances. Un système de croyances est "[...] a configuration of ideas and attitudes in which the elements are bound together by some form of constraint or functional interdependence" (George 79:100). Un tel système ne doit pas nécessairement être cohérent - les connections entre éléments ne sont pas forcément logiques.
Cette courte discussion de quelques idées issues de la science politique, montre l'intérêt et le besoin d'une modélisation de type cognitiviste. Comme on le verra plus en détail par la suite, plusieurs modèles intéressants on été créés depuis bientôt deux décennies en science politique. Toutefois tous ces modèles comme le "operational coding" de George (69), Holsti (77), etc. ou le "cognitive mapping" de Axelrod (73,76) souffrent d'une approche trop statique. Ainsi le lien entre une structure plus ou moins fixe et l'action n'est pas bien élaboré. Ces analyses conduisent plutôt vers une typologie des décideurs (ou encore de leur perception du monde), mais pas vraiment vers des modèles qui "prennent" des décisions. Autrement dit, on ne voit pas très bien comment interviennent ces systèmes de croyance et de perception dans les processus actuels de décision.
Dans le reste de ce chapitre, nous allons discuter plus en détail certaines approches d'étude de la décision et du décideur en science politique. Le but de cette discussion ne sera pas de donner une introduction à ce champ de recherche ou encore de discuter les résultats de recherches avancées. Il s'agit uniquement de montrer la logique de quelques approches très populaires en science politique. Nous pourrons ainsi par la suite discuter les avantages et les inconvénients de ces optiques de la décision.
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L'analyse cognitive du décideur
Il existe une littérature importante, études cliniques à l'appui, qui démontre les limites du décideur. Cette littérature se concentre très souvent sur des problèmes de choix dans différents types de situation. Ces travaux comparant la stratégie adoptée par le sujet à une stratégie optimale basée sur la maximisation des résultats attendus. De façon générale, on constate que les décideurs ne maîtrisent pas "les stratégies basées sur les valeurs", mais qu'ils utilisent toutes sortes de raisonnements autres ou approximatives: Voici quelques exemples:
THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94