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chapitre 1 Introduction

1-2 Vers une synthèse de "compréhension" et d' "explication"


L'explication passe par la modélisation de la compréhension, du sens (all. "Sinn", angl. "meaning") subjectivement attribué à une action par l'acteur et les autres. En modélisation ce sens par des constructions symboliques, on l'explicite et on l'explique.

Max Weber (81:19), au début de ce siècle, était le premier à formuler les principes d'une science sociale interprétative et explicative. Ces principes nous inspirent pour nos propres travaux.

"Soziologie (im hier verstandenen Sinn dieses sehr vieldeutig gebrauchten Wortes) soll heissen: eine Wissenschaft, welche soziales Handeln deutend verstehen und dadurch in seinem Ablauf und seinen Wirkungen ursächlich erklären will. xc8 Handeln<< soll dabei ein menschliches Verhalten (einerlei ob äusseres oder innerliches Tun, Unterlassen oder Dulden) heissen, wenn und insofern als der oder die Handelnden mit ihm einen subjektiven Sinn verbinden. xc8 Soziales<< Handeln aber soll ein solches Handeln heissen, welches seinem von dem oder den Handelnden gemeinten Sinn nach auf das Verhalten anderer bezogen wird und daran in seinem Ablauf orientiert ist."

La décision en politique est un comportement intentionnel et social. Ainsi, un acteur qui agit avec intention (contrairement à celui qui se contente de réagir à des stimuli sans réfléchir) doit travailler à l'aide d'un modèle du monde au sein duquel il active des objets. Il doit créer des représentations, un monde symbolique qu'il doit manipuler consciemment ou inconsciemment pour arriver à prendre des décisions qui affecteront le "monde réel". En conséquence, les données fondamentales sur lesquelles se base une décision individuelle sont des constructions symboliques. Ceci signifie que pour le chercheur, la catégorie fondamentale de l'analyse du décideur (et des décisions) est le sens (angl. meaning).

La décision n'existe pas sans le problème. Ainsi, l'analyse de la décision ne doit pas se limiter à celle du choix entre certaines alternatives d'action. La décision est surtout engendrée par la définition de l' "espace du problème" et son traitement par le décideur. En simplifiant un peu, nous pouvons dire que la décision est le résultat de structures de sens qui opèrent sur des structures de sens. En d'autres termes, des décisions sont faites au moyen de processus symboliques et reposent sur des représentations. Techniquement, il est utile de décrire un décideur comme un système organisé symboliquement. Ces constatations nous semblent valables également pour l'acteur collectif.

L'importance de la pensée subjective

Le sens, en tant que donnée pour la décision, est symboliquement préstructuré, produit par le savoir pratique d'une raison non-théorique. Autrement dit, ce ne sont pas nos théories ou nos modèles qui attribuent une signification première aux actions. Ainsi, la description scientifique de ces "données" ne dépend pas seulement d'un fondement théorique solide mais est également déterminée par le savoir du chercheur sur le monde. Un chercheur en sciences sociales ne peut parler d'intentions et de sens sans comprendre, d'une certaine façon, ce que le sujet analysé pense et ce qu'il fait. Ainsi, le premier contact du chercheur avec ces données symboliquement préstructurées est, au fond , le même que celui d'une personne "ordinaire". Dans cette perspective de recherche orientée vers la "compréhension", le chercheur doit d'abord essayer de reconstruire le processus de décision et ses interactions avec le monde. Sa démarche peut être différente de celle de l'homme "ordinaire", mais il sera néanmoins obligé d' "imaginer" certaines structures de connaissance internes du décideur avant de commencer la modélisation proprement dite.

Pour les chercheurs qui reconnaissent l'importance de la pensée subjective, il est fréquent de postuler que le meilleur accès à ces "données" se fait à travers un processus de compréhension, dans le sens du "Verstehen" défini, par exemple, par Wilhelm Dilthey (l'un des pères fondateurs de l'herméneutique en sciences sociales). Examinons brièvement ce concept très radical. Selon Dilthey, la compréhension est la résultante des deux expressions "Erleben" (vivre) et "Verstehen" (compréhension). L'action humaine doit être racontée avec les termes du langage naturel, elle doit être associée à notre propre savoir sur le monde. On pourrait dire, presque "mystiquement": l'action humaine est comprise à travers un processus d'identification avec ce qui se passe "derrière" sa description symbolique. L'idée même de modélisation est en contradiction naturelle avec cette vision "humaniste" radicale. Les prémisses de base de l'herméneutique Dilthéene sont (1) la fusion entre l'observateur et l'observé et donc (2) la conviction que les structures de pensée et de sens sont pénétrables, mais d'une façon intuitive.

Nous sommes en désaccord avec ces deux prémisses. Notre point de départ n'est pas cette notion forte de la compréhension, mais simplement l'idée que nous devons exprimer explicitement ce que les décideurs pensent lorsqu'ils agissent. D'autres chercheurs ont suivi la même direction. Au lieu de spéculer sur les possibilités psychologiques (et philosophiques) de "sentir" la pensée de quelqu'un, on se concentre sur la question de l'interprétation des textes et d'autres structures du savoir ou encore sur celle d'engendrer les structures du savoir utilisées par un décideur particulier. A ce stade de la recherche empirique, notre point focal sera donc de tenter de coupler "l'art de l'interprétation" à "l'art de la modélisation". Les sciences herméneutiques que nous appellerons "fortes" vivent sur l'idée que la communauté scientifique saurait "sentir" des "contes" fournis par le chercheur. Ces contes décrivent des phénomènes dans une perspective subjective qui prétend réunir le chercheur et l'objet. Nous soutenons, au contraire, que ces contes constituent déjà une sorte de modèle que le chercheur a du phénomène étudié. Pour que ce conte soit intelligible pour la communauté scientifique, il doit être structuré systématiquement. Au-delà, si le chercheur ne veut pas rester au niveau d'une description superficielle, il doit procéder à d'autres arrangements des données: par exemple, il doit rendre explicites certains liens. De plus, il ne peut pas éviter les questions du "pourquoi"et de ce qui est "derrière" une simple description. Ainsi on retrouve la notion du modèle.

En allant plus loin, nous soutenons non seulement que la modélisation fait partie de toute recherche scientifique, mais nous sommes certains qu'elle est essentielle. Seul un modèle explicite montre clairement ce que le chercheur "voit" dans un décideur ou plutôt dans les "aspects" du décideur qui l'intéressent. Presque tout le monde est d'accord pour dire que même les données subjectives de très bonne qualité (telles qu'on les obtient dans des recherches du type anthropologique) ne reflètent pas, par elles-mêmes, ni leur sens ni la raison de leur existence: elles doivent être interprétées. Les adhérents de l'herméneutique "dure" toutefois prétendent que seules les données subjectives (gagnées de l'objet) sont intéressantes et qu'il faut les interpréter contre un "background" commun. Leurs opposants les plus farouches, les "behavioristes-explicationnistes", mettent déjà en cause ce genre de données. Notre position est intermédiaire. Pour les raisons déjà évoquées, la pensée subjective est cruciale pour l'analyse scientifique. Toutefois, nous affirmons aussi que la qualité de ces données laisse à désirer (une décision subjective n'est jamais vraiment pénétrable). De même, le "background" commun, même s'il existe, ne pourrait jamais combler ces lacunes de notre connaissance. De ce fait, l'interprétation de la pensée subjective et sa modélisation doivent souvent être combinées avec d'autres moyens d'investigation et de modélisation scientifique.

L'accès aux données est difficile

Revenons à la question des données subjectives et de leur interprétation. Nous acceptons le fait qu'il existe des connaissances dans l'esprit des décideurs qui demandent une "compréhension" de la part du chercheur. Ce postulat n'implique pas (comme on le prétend parfois) que le sujet-décideur sache exactement ce qu'il fait, et qu'il sache exactement comment sa connaissance est organisée dans des structures de connaissance et comment ces dernières guident une décision. Autrement dit, si on comprend pragmatiquement la signification d'une action, on n'est pas forcément à même de saisir les principes (c'est-à-dire les structures de connaissance) qui engendrent une telle action. Pire encore, la recherche empirique montre que beaucoup de décisions ne sont prises que semi-consciemment et que d'autres ne sont pas explicites. D'une manière caricaturale, on peut dire que le décideur ne "réfléchit" pas nécessairement lorsqu'il pense. Ainsi, même ses propres motivations peuvent échapper au décideur lors d'une décision. Certes, on peut éclairer telle décision à l'aide du savoir sur le monde que l'on peut "extraire" du décideur. Si on lui demande pourquoi il a pris telle ou telle décision, ou encore lorsqu'on le force à penser à voix haute durant la prise de décision, on gagne accès à des couches de savoir plus profondes. Toutefois ces techniques impliquent des distorsions comme des rationalisations a-posteriori. L'espoir de ces techniques ne réside pas en fait dans les résultats d'analyse de décisions singulières, mais dans la "construction" de l'ensemble de la connaissance subjective nécessaire à produire une certaine classe de décisions. Sur un plan pratique, on doit surmonter d'autres obstacles. Dans beaucoup de cas (notamment lorsqu'il s'agit de décideurs importants en politique), on n'a simplement pas la possibilité d'avoir des entretiens prolongés. Dans d'autres cas,le décideur refuse de s'ouvrir à des expériences. Qu'en est-il des décisions historiques dont les décideurs sont déjà décédés? Dans ces cas, le chercheur doit se rabattre sur d'autres sources et suit une démarche plus analytique.

Malgré ces problèmes pratiques de la recherche empirique, on le répéte, on ne peut pas ignorer que toute décision repose sur des structures de connaissance manipulant de la connaissance. Notre but n'a pas changé: modéliser les contenus d'une décision et ses principes organisateurs, même s'ils sont semi-cachés, voire inaccessibles.

Modèles et représentations

Le "modèle" tient une place centrale dans notre approche. Créer un modèle signifie non seulement décrire quelque chose, mais également l'expliquer en grande partie. La conviction que le modèle est en fait la pierre angulaire de la recherche devient de plus en plus populaire et en vient même à effacer la respectable notion de théorie, notamment dans toutes les approches "systémiques". Herzog (84:84) met à égalité "connaissance" et "re-présentation" (all. "Vorstellung"): "Erkenntnis wurzelt in einem subjektiven Akt, der Vor-stellung des Seienden, d.h. der Konstituierung des Gegenstandes der Erkenntnis" (italiques de Herzog). Autrement dit, toute connaissance a besoin du médium "modèle" pour représenter une réalité d'une façon cohérente et compréhensible.*1 Pour être compris, le monde doit être représenté par des modèles, c'est-à-dire par des systèmes symboliques. Ces réflexions insistent non seulement sur l'importance du modèle, mais lui donnent une signification plus large que celle que l'on rencontre dans la tradition des systèmes axiomatiques (par exemple en économie politique contemporaine). En effet, notre notion de modèle englobe à la fois la représentation scientifique et son utilisation courante.

Il est temps de clarifier la notion de connaissance et de représentation. L'acteur humain a une capacité réflexive. Il possède des structures de connaissances "procédurales", c'est-à-dire des structures qui opèrent sur d'autres structures. Toutefois, ces structures sont à leur tour des sujets passifs qui peuvent également être examinés et manipulés. Même une simple décision est toujours le produit de structures qui sont potentiellement connectées. Souvent les connaissances sont utilisées d'une façon automatique, un peu comme des recettes. Mais lorsque ces "recettes" ne sont pas disponibles, un acteur humain commence à réfléchir au sens propre de ce terme. Dans ce cas, il lui est possible de "décompiler" plus ou moins ces recettes un peu obscures et automatiques. Autrement dit, une très grande partie de la connaissance humaine peut être rendue transparente sous forme symbolique. Pour le chercheur, ceci veut dire qu'il est envisageable de construire des modèles symboliques qui simulent des processus de décision par ordinateur. L'ordinateur est ainsi envisagé comme une machine qui permet de modéliser toute connaissance qui peut être décrite symboliquement.

Le savoir commun et la quasi-herméneutique

Un décideur est un acteur social: par conséquent, il partage une grande partie de son savoir avec d'autres personnes. L'interaction raisonnable entre individus et la coordination de leurs actions ne pourraient pas exister si le savoir individuel sur le monde social et physique ne reflétait pas ses objets et leurs relations d'une façon similaire. Toutefois, ceci ne signifie pas que les structures du savoir humain sont créées d'une façon simple et directe: elles ne reflètent pas simplement le monde. Toutes les situations de décision et d'interaction ont des propriétés auto-organisatrices qui affectent le décideur. Au cours d'une décision, elles sont représentées à l'aide des connaissances internes que le décideur possède déjà. Une partie de ces structures de connaissances temporaires seront accessibles à long terme dans la mémoire épisodique. Elles seront également responsables de la création d'un nouveau savoir de décision. Mais, dans tous les cas, la définition d'un "environnement de problème" (angl. "problem environment") et de sa solution est le résultat d'un traitement d'information interne très complexe.

Par le fait que le décideur opère dans un monde social, une grande partie de sa décision est appuyée sur un savoir social (c'est-à-dire partagé) et sur une définition commune d'une situation de décision. Ceci facilite la pratique de la recherche: nous disposons d'un accès, même s'il est incomplet, aux structures de connaissance d'un décideur donné par le biais de l'introspection et des jeux de rôles. Nous appelons cette technique du "que pense-t-on si l'on agit de telle façon?" de la quasi-herméneutique. Cette analyse d'une décision doit effectuer une analyse de l'espace du problème (angl. "problem space") et de la prétention (all. "Geltungsanspruch") d'une action à la suite de la décision (que signifie-t-elle pour les autres?). En conclusion, un comportement social, comme la décision politique, possède certaines rationalités fondées sur des structures de connaissances "universelles" qui organisent, en concours avec les contraintes d'une situation de décision, des structures de savoir locales comme l'espace de problème subjectif et le processus de la résolution de problème proprement dite.

Interprétation, reconstruction et explication

Répétons quelques postulats exprimés jusqu'ici:

  1. Les données les plus importantes pour l'analyse du décideur sont des structures de connaissance subjectives.

  2. Nous avons un accès limité et incomplet à ces structures.

  3. Par conséquent, la théorie politique doit s'efforcer de modéliser ces structures, même si elle ne peut le faire que de manière incomplète.

Ces postulats, qu'on peut trouver dans la littérature sur la décision
*2, n'explicitent évidemment que le point de départ de notre recherche. La grande question que nous nous posons ici sera de savoir comment reconstruire le décideur, ou autrement dit comment faire des modèles riches, adaptés aux exigences théoriques et fidèles à la réalité complexe des décisions observées. Dans la littérature, on rencontre un grand nombre de stratégies de recherche dont aucune ne donne vraiment satisfaction. Faut-il suivre l' "art" de la "sociologie du quotidien" (angl. everyday sociology) et de l'herméneutique en utilisant notre bagage personnel du savoir ordinaire sur le monde? Ou faut-il sacrifier cette richesse pour une analyse structurée explicite telle qu'elle est postulée par les écoles analytiques? Nous sommes persuadés qu'il existe une manière de modéliser des structures symboliques subjectives d'une façon systématique et explicite sans perdre trop de leur richesse dans la modélisation. Il est clair que des compromis doivent être faits. Il est très significatif à nos yeux que ce sont justement les adeptes les plus durs d'une approche qui ignorent tout l'éventail pratique de la recherche. Du côté herméneutique, on se borne souvent à analyser des individus accessibles, et du côté analytique à faire des modèles d'individus-type imaginaires. A notre avis, ces deux approches modélisant la "vie interne" du décideur doivent devenir partenaires. En effet, la compréhension du savoir individuel rend plus riche le modèle analytique, et le modèle analytique nous aide à combler les lacunes inévitables du savoir individuel.

Plusieurs philosophes du raisonnement scientifique, dont Hübner (83) et Habermas (84), cherchent des voies intéressantes pour marier explication et interprétation. Le premier montre l'importance des constructions a priori pour toute interprétation et le deuxième cherche à fonder une science de la reconstruction rationnelle des actions humaines. Tout le débat tourne autour de la question de savoir quel statut il faut accorder aux règles suivies par un acteur dans une certaine situation. Bien que ces règles aient une portée limitée dans le temps et l'espace, il faut néanmoins tenter de les dégager pour fournir une raison à l'action. Hübner (83:180-181) fait la remarque (juste) que même une simple narration historique du type:

1. X est dans un état E1 en temps t1,
2. un événement H arrive à Xen t2,
3. X est dans un état E2 en t3,
engendre une explication (implicite) car on évoque une transition (provoquée par l'événement H). Cet type d'arrangement des observations implique des a priori théoriques (attribuant des causalités dans ce cas). Toute interprétation systématique d'événements sociaux est donc nécessairement une explication, une reconstruction rationnelle d'un phénomène observé. Il existe une différence subtile entre l'explication interprétative et celle qui attribue une causalité externe à un acte social. Habermas (84:363-370) fait une distinction entre observation (expérience sensorielle), interprétation (expérience communicative) et explication (explicitation du sens et/ou attribution causale). L'explication causale simple ne met pas en cause le sens immédiat de l'interprétation d'une observation. Elle tente de montrer pourquoi (et à cause de quel principe de fonctionnement de la réalité) le phénomène s'est produit. L'explicitation du sens (all. "Bedeutung") nécessite la (re)construction rationnelle des connaissances qui ont permis à un acteur social d'engendrer l'acte observé. Idéalement, il faut tenter de coupler les modèles de connaissances subjectives de l'acteur observé à des modèles de mécanismes psychologiques, sociaux et physiques attribuant des causalités. Par cette double stratégie seulement, on peut expliquer dans un sens Weberien pourquoi, objectivement et subjectivement, un acteur observé engendre telle ou telle action dans telle ou telle situation.

La clé du succès d'une telle approche de recherche réside dans le recours aux modèles de traitement de l'information tels qu'ils sont apparus en science cognitive (angl. Cognitive Science) ou en intelligence artificielle. Ces disciplines cherchent à modéliser la pensée humaine par des modèles symboliques "computationnels". Quelles images nous donnent-elles de l'homme?

L'importance de la pensée subjective
L'accès aux données est difficile
Modèles et représentations
Le savoir commun et la quasi-herméneutique
Interprétation, reconstruction et explication

THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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