chapitre 2 Modèles de l'individu et de l'acteur social
Introduisons également l' "utilisateur de formules de routine". C'est le modèle normativement réduit d'un acteur téléologique et rationnel. Il fait usage de procédures organisationnelles à la place des normes. Ce modèle est également réducteur de la réalité du comportement social. Mais comme toujours, il s'agit de savoir quand exactement les acteurs réels ne sont que de simples exécutants. Normes et procédures ne sont à notre avis que des phénomènes qui permettent le fonctionnement de systèmes complexes. Leur existence et leur importance ne doivent pas nous induire à les prendre comme principes organisateurs uniques de l'action, même dans des contextes très limités de l'expérience. Par contre, il va falloir déterminer les situations où ils dominent.
En suivant ces lignes d'analyse qui font une première synthèse des deux approches rationaliste et sociologique, Parsons nous propose également une définition intéressante de l'unité d'analyse "action" (angl. "unit act"). L'action se compose des éléments constitutifs suivants: l'orientation vers un but, des normes et des valeurs, des situations qui définissent les moyens et les contraintes, ainsi que l'acteur lui-même et sa volonté. Cette première définition de l'action et donc de la décision va au-delà d'un simple modèle unitaire. Parsons explique l'action de l'acteur par sa perception de la situation et par l'orientation de l'action qu'on vient de définir. Plus précisément, dans une première étape, l'acteur doit percevoir les contraintes d'une situation donnée, ainsi il doit constituer activement les "choix" à faire par la suite. Deuxièmement, les décisions qu'il prend sont une résultante de ses buts (chez Parsons fondés sur sa personalité), de ses valeurs et de ses normes internalisées. Ces contraintes "internes" contrôlent son "calcul" rationnel, i.e. la recherche des moyens pour aboutir à un but. En fait, dans ce schéma, les contraintes de la situation échappent au contrôle de l'acteur.
L'acteur à volonté de Parsons ne fonctionne donc pas d'une manière fondamentalement différente de l'acteur économique discuté. Techniquement parlant, son action peut être interprétée également comme une procédure de recherche, mais qui, elle, tient compte de standards normatifs. Sa capacité d'engendrer des buts est également limitée, car elle est contrôlée par des valeurs et des normes. Il poursuit ses buts par des moyens adéquats et s'il doit choisir entre des moyens, il utilise des critères normatifs et des critères rationnels. Ainsi l'on se retrouve avec une rationalité sociologique. Ce nouveau concept de rationalité nous paraît déjà beaucoup plus intéressant que les précédents. Toutefois, il ne couvre toujours pas toute la réalité de l'action sociale. En effet, au niveau subjectif de l'acteur, les buts viennent de l'extérieur plus ou moins par hasard (bien évidemment, c'est très souvent le cas). Dans ce premier modèle de Parsons, les motifs individuels sont produits par le système culturel de sens et sont perçus par l'individu comme des structures de signification complexes acceptées. En un mot, la motivation reste un concept social. Nous allons voir par la suite s'il n'est pas utile de donner à l'acteur social davantage de liberté.
L'intérêt de ce nouveau modèle d'action réside également dans son intégration à des niveaux supérieurs de l'analyse. Au niveau sociologique (pas celui de l'analyse de système!), l'action s'explique par la combinaison du système de personnalité, du système social et du système culturel. La culture est l'élément le plus important de cette triade. Composée par des significations symboliques, elle assemble des valeurs, des normes et des symboles dans des systèmes de valeurs et de croyances, des systèmes d'expression symbolique et des systèmes d'interprétation. Ce système symbolique complexe qu'est la culture est à la fois sujet et objet de l'action. Il dirige l'action individuelle, il est perçu et transformé par elle. Parsons ne nous ayant pas fourni beaucoup de détails opérationnels sur ce modèle, nous n'allons pas le discuter en détail. Nous retenons juste l'idée très importante que l'acteur individuel opère dans et grâce à des structures symboliques très complexes qui ont une signification sociale. On retrouve ici un peu la vision cognitiviste que nous avons déjà défendue.
Comme nous nous intéressons non seulement au décideur individuel isolé, mais également à la décision dans une organisation, nous allons brièvement introduire le concept de rôle tel qu'il existe dans la théorie classique du rôle. Dans la perspective parsonnienne de l'analyse de l'action, on peut définir le système social en tant que structure formée par l'interaction de rôles. Autrement dit, ce n'est pas l'individu qui est l'élément constitutif d'un système (par ex. d'une organisation), mais son statut-rôle, c'est-à-dire seulement le secteur de sa personnalité qui est défini par une structure sociale donnée. On peut comprendre les institutions comme des constellations de rôles qui fonctionnent grâce à des orientations de valeurs internalisées, des définitions précises de rôles et (tout de même!) leur contribution à la satisfaction des besoins de l'acteur. Dans cette perspective, le monde et la société deviennent des scènes de théâtre. Toutefois, le théâtre de Parsons, Linton, Merton, etc. est shakespearien: l'individu qui entre en scène y retrouve des structures déjà très bien définies. Les positions et statuts qu'il peut prendre sont, en règle générale, déjà fixés par rapport aux nombreuses autres positions occupées par d'autres acteurs. A chaque position appartient un rôle. Un rôle est donc un ensemble d'attentes d'actions adressées au détenteur de la position. Position (statut) et rôle représentent donc respectivement les côtés statiques et dynamiques du même phénomène.
Toutefois, même un Merton (68) postule que même des positions bien définies contiennent des ensembles de rôles. Le détenteur d'une position (par ex. un fonctionnaire) interagit en règle générale avec beaucoup d'autre positions. Les détenteurs de ces positions (par ex. les chefs, les clients) peuvent en effet avoir des attentes très variées à son égard. Comme chaque acteur détient plusieurs positions, il est obligé de gérer des ensembles de rôles. Où retrouve-t-on l'individu? Evidemment, dans de tels jeux de rôle, l'individu ne s'engage jamais dans son entier. Toutefois, on peut le définir comme un "paquet" de rôles. Ainsi, en ce qui concerne son existence sociale, l'individu est interchangeable, parce que d'autres individus peuvent prendre son rôle. Il existe quand même une subtilité dans cette théorie classique du rôle: il ne faut pas confondre la notion de rôle avec celle du comportement de rôle (angl. "role-play"). Certains individus (ceux qui sont plus socialisés) arrivent mieux à remplir un rôle. Cette école de pensée prétend même que plus l'on sait de rôles, plus l'on est apte à se maintenir dans la vie sociale.
Ce modèle prête le flanc à plusieurs critiques. Il n'est pas très utile de séparer l'individu de ce qu'il fait, bien que cette proposition reflète quelque part les temps modernes qui définit la personne sociale essentiellement par sa fonction. Ce modèle mertonien est en effet trop rigide pour expliquer les actions d'un acteur individuel: comme celui des théories économiques, il gagne surtout sa valeur au plan du comportement moyen des masses. L'individu n'est pas seulement l'ensemble des fonctions qu'il doit remplir pour la société - il existe des tensions. La recherche empirique a bien démontré que le rôle n'offre pas tout le temps un guide au comportement, même au sein de structures très institutionnalisées (cf. par exemple Goffman 59 ou 67). Ainsi nous allons retenir le concept du rôle et celui du jeu de rôles (a) comme concept qui permet à la fois de définir les contraintes et les moyens de l'action et (b) comme concept qui permet d'analyser un comportement moyen.
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Parsons I: L'acteur rationnel guidé par des normes
En combinant des traits de l'acteur utilitaire de Weber et de l'acteur social de Durkheim, Parsons (49) a créé l'acteur à volonté guidé par des normes. Ce premier modèle d'acteur de Parsons est en tension constante entre ses intérêts individuels et son système de valeurs intégré. Comme l'idéal-type rigide de l'acteur social, il est toujours piloté par des normes, mais il possède une certaine liberté, c'est-à-dire il est à même de calculer le coût de violation d'une norme. Son principe organisateur est une combinaison d'éléments, appelée "orientation générale de l'action" (angl. "general orientation of action"). Ces éléments sont des voeux, des buts, des moyens et des valeurs. Au niveau de l'analyse macro-sociologique par conséquent, l'ordre social est garanti par l'internalisation des normes et par un mécanisme d'interaction appelé double contingence. L'ordre, c'est-à-dire l'espace de réalité où se font les actions, devient au niveau subjectif un système de significations qui est activement utilisé par les acteurs sociaux, même s'il n'est pas toujours compris. Parsons II: Les normes et les rôles
Dans "Toward a General Theory of Action", Parsons (51) nous propose un modèle révisé de l'action. Superficiellement, il ressemble à l'ancien. L'acteur est toujours à la poursuite de ses intérêts matériels et idéaux. Par contre, l'importance de l'environnement et la structure motivationnelle deviennent plus sophistiquées. Le nouveau modèle possède une base psycho-sociologique. Voici les éléments les plus importants de l'acteur normatif:
Les intérêts de l'acteur normatif (à ne pas confondre avec l'acteur sociologique qui n'en possède pas) sont dérivés de ses pulsions innées (angl. "drives") et de ses dispositions de besoins; il peut les formuler à l'aide de structures symboliques. Ils seront essentiellement dirigés vers des structures symboliques. Ainsi l'action agit également sur le sens. La situation dans laquelle a lieu l'action n'est pas un simple stimulus ou une contrainte, mais elle devient une structure subjective complexe composée de multiples objets physiques et symboliques, telle que la loi ou des idées.
THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94
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