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8.4.1 Les modèles de l'utilisateur 'canonique'

On dit d'un concepteur qu'il doit pouvoir se mettre à la place de l'utilisateur. Cependant, lorsqu'on a travaillé pendant plusieurs mois sur un système, il n'est pas facile de se mettre à la place de quelqu'un qui n'a jamais vu ce système. Cette démarche repose généralement sur l'intuition ou l'expérience du concepteur. Il existe des outils formels qui, sans se substituer au bon sens du concepteur, l'aident à réfléchir plus systématiquement (Sundström, 1993). Ces modèles décrivent les connaissances que requiert l'utilisation d'un système. Il ne s'agit pas des connaissances d'un utilisateur particulier, à un moment donné, mais d'un utilisateur canonique, fictif, qui utiliserait parfaitement le système.

Deux grandes catégories de modèles tentent de décrire ce que le sujet devrait savoir: les modèles d'utilisation et les modèles de fonctionnement.

Les modèles d'utilisation décrivent les compétences du sujet en termes de 'comment utiliser le système'. Les plus élémentaires décrivent des tâches en termes de séquences de touches à presser ou de déplacements de souris à effectuer:

Si le curseur se trouve après la lettre X et que l'on presse sur la touche 'backspace',

Alors le curseur recule d'une position et efface le caractère X.

Les connaissances du sujet sont décrites comme un ensemble de règles de ce type (également appelées 'paires action-tâche') (Carroll et Olson, 1988). Le modèle d'utilisation le plus connu est le 'keystroke model' (Card, Moran et Newell, 1983). Chaque commande est décomposée en actes élémentaires (presser un touche, cliquer quelque part, ..) et la durée nécessaire pour chaque acte élémentaire est estimée. En sommant les temps de chaque acte, le modèle arrive à prédire le temps qu'un utilisateur habitué met pour réaliser une tâche, et ce avec une erreur d'environ 20% (Dix et al., 1993).

Des modèles plus riches distinguent non pas deux niveaux (l'action et son effet), mais plusieurs niveaux intermédiaires reliant les intentions de l'utilisateur à ses actes à l'interface. Le plus connu de ces modèles s'appelle GOMS (Card, Moran et Newell, 1983). Il s'inspire des théories sur la résolution générale de problème développée par Newell et Simon (1972). GOMS est un acronyme qui désigne les quatre concepts du modèle: goals, operators, methods et selection rules.

Méthode "effacer-à-reculons" =

Positionner curseur sur dernière lettre du mot

Presser la touche 'backspace'

Recommencer la procédure jusqu'au début du mot

Méthode "effacer-en-une-fois" =

Positionner le curseur sur le mot

Cliquer deux fois

Presser la touche 'backspace'

Si le but est d'effacer le mot X et

le mot X est court et

le curseur se trouve déjà au bout,

Alors utiliser la méthode "effacer-à-reculons"

Si le but est d'effacer le mot X et

le mot X est long,

Alors utiliser la méthode "effacer-en-une-fois"

Lorsqu'on analyse la tâche du sujet dans les termes de GOMS, on peut estimer la charge cognitive du sujet en comptant le nombre de buts qu'il doit maintenir en mémoire à court terme. Cette méthode permet de prédire les actes de l'utilisateur avec une erreur de 10%, et, en attribuant un temps constant à chaque opérateur, de prédire le temps nécessaire à la réalisation d'une tâche avec une erreur de 30%. L'approche souffre cependant d'un certain arbitraire: en effet, ce qui constitue un séquence complexe pour un novice, peut être considéré comme un acte élémentaire pour un utilisateur avancé. Un des effets de l'apprentissage consiste précisément à 'compiler' un certain nombre d'opérations de bas niveau en une opération de plus haut niveau (Anderson, 1983).

Parmi les modèles d'utilisation, on trouve encore des modèles linguistiques qui décrivent les connaissances que l'utilisateur a d'un langage de commandes (Moran, 1981; Reisner, 1984). Ces connaissances sont décrites en termes de règles grammaticales semblables à celles présentées dans le module 4.

Ces modèles, comme les précédents, se limitent malheureusement aux aspects purement syntaxiques. D'autres chercheurs se sont penchés sur la représentation que l'utilisateur devrait avoir du fonctionnement du système, c'est-à-dire quelles sont ses composantes et quelles sont les relations entre ces composantes(flux d'information, contrôle, ...). Par exemple, plutôt que de mémoriser la règle "pour dupliquer un élément, il faut le copier puis le coller", certains sujets savent que la commande 'copier' dépose une copie de l'objet dans un buffer et que la commande 'coller ' dépose dans le document le contenu du buffer. Cet exemple permet de comparer ces deux types de modèles. Les modèles d'utilisation comprennent des connaissances compilées, rapides à l'exécution mais qui ne couvrent que les cas les plus fréquents, ceux que le sujet traite de façon automatisée. Par exemple, la règle de duplication énoncée ci-dessus est efficace. Chaque fois que l'utilisateur fait un 'copier - coller', il ne réfléchit pas nécessairement au transit de l'objet dans le buffer du système. Par contre, cette règle ne couvre pas le cas où le sujet demande deux fois 'copier' (seul le deuxième objet se trouve dans le buffer) ou lorsqu'il demande deux fois 'coller' (le contenu du buffer est copié deux fois dans le document). Les modèles du fonctionnement sont moins performants, mais permettent de s'adapter à des cas imprévus ou de réparer ces erreurs. Il est intéressant de noter que les systèmes experts de la seconde génération (Steels, 1990) combinent les deux approches: utilisation et fonctionnement. Imaginons que le système tente de savoir pourquoi une voiture ne démarre pas. Le système tente de résoudre le problème au moyen de règles du type utilisation "si les phares ne s'allument pas, alors considérer un problème de batterie". Lorsque ces règles ne permettent pas de résoudre le problème, le système raisonne alors sur la structure du système au moyen de connaissance telles que "le démarreur, les phares et la radio sont connectés à la batterie".

Ces travaux décrivent surtout les connaissances nécessaires pour l'utilisation de l'interface et négligent quelque peu les connaissances propres à la tâche. Les modèles de planification tels que GOMS intègrent partiellement ces aspects dans la mesure où ils prévoient les connaissances nécessaires pour décomposer un but en sous-buts. Sunström (1993) propose un modèle computationel spécifique qui prend en compte certaines connaissances du domaine. Son modèle concerne les systèmes dans lesquels l'utilisateur supervise un processus complexe (par exemple, une centrale nucléaire). En fonction des informations affichées sur le tableau de bord (une représentation du processus modélisé), l'utilisateur doit prendre des décisions rapides (ouvrir une vanne, ralentir un moteur, ...). Son modèle FIKA (Functional Information and Knowledge Acquisition) est un système de production semblable aux précédents, mais dont les règles rendent explicite toute information que l'utilisateur doit contrôler. Ce modèle permet au concepteur de raisonner sur les informations qui doivent être affichées à l'écran selon le problème auquel l'utilisateur est confronté.

Validité de ces modèles. Ces modèles ne prétendent pas décrire les connaissances réelles du sujet. Il s'agit plutôt d'outils pour évaluer les interfaces. Les modèles tels que GOMS permettent d'évaluer la complexité de l'interface (nombre de règles, hauteur de la pile des buts). Les modèles linguistiques peuvent mettre en évidence les incohérences entre diverses modalités d'interaction (par exemple, des variations dans l'ordre des arguments). Le modèle FIKA détermine si les informations nécessaires à une tâche de contrôle sont fournies sur l'écran de contrôle, le modèle SSOA permet de comparer les styles d'interaction selon la nature des connaissance mobilisées.

Parmi ces différents modèles, nous avons privilégié le modèle SSOA de Schneiderman, largement décrit dans le module 6. Rappelons que ce modèle discrimine trois types de connaissances mobilisées par l'utilisation d'un interface: les connaissances syntaxiques correspondent aux modèles d'utilisation et les connaissances sémantiques correspondent aux modèles de fonctionnement. Les avantages du modèle de Schneiderman sont: