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chapitre 3 Modèles du décideur politique

3-5 Le modèle "Lohhausen"


Les modèles, théories et méthodes d'analyses du décideur et de la décision qui ont été examinés jusqu'ici sont plutôt optimistes en ce qui concerne les capacités du décideur. Les expériences cliniques sont moins optimistes. Les travaux de Dörner en psychologie cognitive que nous allons discuter à plusieurs reprises dans ce travail mériteraient une reconnaissance beaucoup plus large en science politique, malgré la nature clinique de ses expériences.

Le décideur humain (et politique) opère dans des coupes de réalité (all. Realitätsausschnitten) complexes, partiellement inconnues, formant un réseau et possédant une auto-dynamique. De plus, il est guidé par plusieurs buts en même temps et l'objectif principal d'un processus de résolution de problème n'est souvent que partiellement défini voire complètement ouvert. La situation typique du décideur n'est pas celle d'un joueur faisant un choix isolé dans un jeu avec des règles bien définies, mais celle d'un acteur qui agit comme un élément dans un réseau complexe d'éléments actifs et passifs.

"Lohhausen" est le nom d'une petite commune imaginaire modélisée par un modèle de simulation dynamique et qui est "gouvernée" par des sujets expérimentaux durant plusieurs séances espacées dans le temps. Il s'agit la de la première étude publié en forme de livre par l'équipe de Dörner (cf. Dörner 83). D'autres études ont été faites dans le cadre de la gestion d'une usine ou encore d'une zone en voie de développement. *1Dans ces expériences, les sujets sont mis en interaction avec un expérimentateur qui leur transmet un certain nombre d'informations sur la commune et qui reçoit des décisions politiques des sujets. Les conséquences de ces décisions sont ensuite simulées par l'utilisation d'un modèle informatisé puis présentées au sujet. Ces expériences ont pour but général d'explorer systématiquement les processus de résolution de problème dans un environnement complexe. On cherche aussi la réponse à des questions plus pratiques, à savoir comment un humain réagit face à la complexité croissante du monde moderne, ou encore, quelles caractéristiques distinguent un bon décideur d'un mauvais. Dörner (83:19) caractérise la situation de décision étudiée de la façon suivante:

Ce type de décision est fréquent en politique. En conséquence les modèles dits "de décision" n'ont qu'une portée limitée, car ils portent essentiellement sur des questions de choix parmi des alternatives connues avec des moyens connus et des buts connus. En réalité, le décideur humain (et politique) opère dans des coupes de réalité (all. Realitätsausschnitten) complexes, partiellement inconnues, formant un réseau et possédant une auto-dynamique. De plus, il est guidé par plusieurs buts en même temps et l'objectif principal d'un processus de résolution de problème n'est souvent que partiellement défini voire complètement ouvert (cf. Dörner 83:23). La situation typique du décideur n'est donc pas celle d'un joueur faisant un choix isolé dans un jeu avec des règles bien définies, mais celle d'un acteur qui agit comme un élément dans un réseau complexe d'éléments actifs et passifs.

La nature de ce "réseau" qui est à l'origine de "l'environnement de décision" d'un acteur peut être décrite avec un langage un peu plus technique pour faciliter la modélisation. Un environnement de décision peut être un réseau construit à partir d'un jeu de relations causales. Typiquement, on peut parler d'une relation causale (simple) si le changement d'un état d'un élément A résulte dans le changement d'un état d'un élément B. Un élément actif dans ce réseau est donc une entité qui peut changer un état interne en fonction de sa propre structure. Typiquement, les éléments actifs dans un tel réseau sont des individus humains ou des organisations. Dans un langage encore un peu plus technique, on peut appeler un tel élément: automate. L'état d'un automate au temps t n'est pas seulement une fonction des états des autres éléments au temps t-1, mais également de ses propres états au temps t-1. Un élément passif change ses états seulement en fonction d'influences externes: toutefois, un tel processus n'est pas toujours transparent pour le décideur. Le type de relations fréquemment rencontrés sont des relations simples "A vers B", mais également des relations-type "A est fonction de B,C,D et de leurs interrelations". A un autre niveau on retrouve également des méta-relations du type "La relation R entre A et B est fonction d'un état de l'élément C". Il devient donc parfois très difficile de saisir la logique même d'un système tel qu'il est perçu.

Il est très difficile de prévoir l'effet d'une action sur un tel réseau. Le décideur humain ne connaît que partiellement la structure du réseau et ne peut influencer que certaines de ses parties. Subjectivement, un environnement de décision est un système de relations probabilistes et quasi-causales entre éléments actifs et passifs de la représentation d'un réseau "réel". Examinons maintenant le diagramme

dans la figure 3-13. Ce diagramme nous permet d'introduire encore quelques définitions supplémentaires (cf. Dörner 83:26-32). Il montre un système simple de relations et il comporte 4 éléments, dont l'acteur et les éléments A,B et C. La partie qui comprend les éléments A, B, C peut être comprise comme un sous-système qui peut être influencé par l'acteur et qui peut influencer ce dernier. Dans cet exemple, A, B et C sont connectés par des liens causals. Ils représentent un simple système circulaire, comme on les trouve dans les système à rétroaction. A est déterminé par B, B par C, et C par A. C est un élément spécial: il est actif et possède donc une propre boucle à rétroaction. A,B et C constituent également une coupe de la réalité, ou autrement dit, un environnement de problèmes sur lequel l'acteur peut agir. Les lignes qui sont dessinées entre ces éléments et l'acteur montrent des types différents de relations causales (qui sont probabilistes pour l'acteur): l'acteur peut observer l'état des éléments A et B, mais pas de C.

Il peut influencer les états de B et C. A partir de la perspective de l'acteur, on peut distinguer un jeu de variables d'entrée (la frontière d'entrée) qui peuvent être manipulées et un jeu de variables qu'il ne peut pas manipuler directement (le noyau d'entrée, all. "Eingangskern"). Dans le cas de C, l'acteur ne peut savoir ce qu'il fait. Ainsi, on distingue entre un jeu de variables observables (la frontière de sortie) et un jeu de variables non-observables (le noyau de sortie, all. "Ausgangskern").

Il est important de comprendre que les définitions ci-dessus ne constituent pas une nouvelle vision du décideur, mais qu'il s'agit en fait d'éclaircir "l'environnement du problème" tel qu'il se présente à l'acteur. Des concepts comme "frontière" ou "noyau" ont leur sens par rapport aux opérations de résolution du problème. Un acteur agit donc par observation de la frontière de sortie du système et par la manipulantion de la frontière d'entrée. En outre, il sait que des variables d'entrée et de sortie cachées existent et peut établir des hypothèses en ce qui concerne les causalités entre les variables. Il arrive souvent en politique que les hypothèses concernant ces interdépendances soient fausses. Typiquement, des phénomènes de croissance exponentielle sont souvent très mal compris.

L'image que le décideur se fait des systèmes et sous-systèmes auxquels il a affaire est fréquemment loin de la "réalité". Souvent, il croit à la capacité du système à se gérer lui-même (angl. self-regulating capacity), en termes techniques, que l'espace de transformation du système sera plutôt le résultat d'auto-transformations que celui d'interventions par lui ou d'autres agents. On voit que l'image du décideur est plutôt pessimiste chez Dörner. Il nous fournit un cadre théorique et expérimental dans lequel nous pouvons étudier et conceptualiser les processus de décision apparaissant dans un environnement complexe et incertain. Le type de situation de décision décrit ci-dessus est typique en politique. Des situations de choix simples sont plutôt l'exception et les décisions bureaucratiques maîtrisées à la Crecine ne représentent qu'une minorité des décisions parmi celles qui nous intéressent.

Les recherches cliniques de Dörner (87 et 83) ont montré un niveau d'incompétence assez élevé chez beaucoup de sujets. Une partie des sujets montre des comportements très inadéquats comme:

Il est remarquable qu'il n'existe pas de corrélation (parmi des sujets "normaux") entre les tests d'intelligence et leur performance dans ces expériences

(Dörner 83:329)*3. Le comportement des 12 meilleurs (sujets "P") et des 12 pires (sujets "N") illustré dans la figure 3-14 est particulièrement intéressant. Les uns ratent totalement l'exercice et les autres arrivent à gérér la commune "virtuelle" de Lohhausen sans problèmes majeurs.

Toutes ces caractéristiques se traduisent dans la façon de traiter les "réseaux" d'informations: arranger les buts (plat vs. hiérarchique, importances), constituer et analyser un réseau (sans ou avec modèle), nombre de décisions prises, etc. Ces opérations nécessaires pour générer des systèmes complexes seront discutées plus en détail dans la section 4-2.2 "Les heuristiques de la gestion d'un environnement complexe" [p. 116]. Les seules "variables" un peu générales qui distinguent les bons des mauvais sujets sont les suivantes: un bon sujet

  1. a plus confiance en soi,

  2. a tendence à montrer plus de curiosité (comportement exploratoire et volonté de se confronter à des nouvelles situations),

  3. utilise plus de concepts abstraits.

Ces trois paramètres sont probablement liés (Dörner 83:436). "Confiance", "curiosité" et "capacité d'abstraction" sont des indicateurs d'une bonne capacité d'apprentissage de savoir et de savoir-faire. La confiance indique que la personne à a sa disposition un certain nombre de savoirs qui lui permettent d'attaquer un problème. La curiosité montre que la personne est prête à explorer des nouvelles connaissances. Sa capacité d'abstraction montre que le contenu des explorations ait bien été intégré dans les structures des connaissances actuelles. La capacité de savoir importer des nouvelles informations et de les digérer est donc centrale et montre pourquoi il n'y a pas de corrélation significative entre les tests d'intélligence (analytiques) et l'intelligence nécessaire pour générer des situations complexes.

Dörner et son équipe ont également présenté un modèle des processus cognitifs du décideur qui opère dans ce type d'environnement. Il est fondé sur une critique psycho-sociologique des modèles traditionnels de la décision et sur une étude de sujets qui ont dû jouer avec des modèles de simulation du type Lohhausen. Nous aurons l'occasion de discuter ce modèle en détail dans la section 4-2.2 "Les heuristiques de la gestion d'un environnement complexe" [p. 116]. Ce type de recherche a été introduit à la fin d'une section sur les modèles en science politique car notre volonté est de mettre en contraste l'optimisme des modèles maniables et unicistes avec une optique qui met en question le contrôle du décideur sur ce qu'il fait. Dans le chapitre qui suit , nous présentons le modèle de Dörner, car ses esquisses très détaillées de la "machine à décision" humaine constituent un excellent point de départ pour des recherches en science politique. Cette analyse montre également l'intérêt pour la science politique d'études cliniques de personnes interagissant avec un système qui simule un environnement de décision.


THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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