Quand la pièce NARCISSE doit être publiée en 1753,
vingt ans après avoir été écrite, Rousseau
ajoute une préface. Celle-ci a un lien lâche avec la pièce.
Après le DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS, Rousseau s'est attiré
de nombreux adversaires, qui lui reprochent, outre ses positions, la contradiction
entre celles-ci et sa conduite : s'il fustige les sciences et les arts
pourquoi écrit-il des pièces de théâtre comme
NARCISSE ?
Rousseau précise d'abord sa thèse réelle, caricaturée par ses censeurs. Il ne critique pas les sciences et les arts absolument, mais leurs effets sur les mœurs. Leur développement dans une société est le symptôme de sentiments néfastes à l'Etat chez les citoyens. L'oisiveté et le désir de se distinguer remplacent bientôt les principes pratiques : amour de sa patrie, de ses proches. Or, l'homme est né pour agir et non pour s'amollir dans la spéculation. L'altération des mœurs que produisent nécessairement les sciences et les arts est toujours synonyme de corruption. Le mal fait est irrémédiable, et les peuples ne retrouvent jamais leur vertu perdue. Il faut donc limiter le mal par le mal : la littérature sert alors à détourner les hommes d'une corruption plus grande. C'est le malheur de ce siècle qui réduit Rousseau à écrire des pièces.
Dans ce texte, Rousseau endosse le rôle de l'incompris, mais il
pratique parfois à l'égard de ses adversaires ce qu'il leur
reproche : il préjuge de leur intention en prétendant que
les philosophes n'écrivent que par désir de se distinguer.
L'accumulation d'arguments hétérogènes finit en outre
par affaiblir l'ensemble, et la vision finale d'un peuple qui, s'il n'allait
pas au théâtre, s'occuperait plus mal encore, n'est pas la
meilleure justification de la pratique littéraire de Rousseau. Néanmoins,
l'importance des mœurs est introduite dans ce texte qui annonce les préoccupations
DU PROJET DE CONSTITUTION POUR LA CORSE et DES CONSIDERATIONS SUR LE GOUVERNEMENT
DE POLOGNE.
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Lorsque Rousseau quitte définitivement Chambéry et les
Charmettes pour Paris, en juillet 1742, il compte beaucoup, pour y réussir,
sur son Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. Dans le principe,
il s'agissait de supprimer la portée, remplacée par une seule
ligne, et de substituer aux notes des chiffres représentant des
intervalles fixes par rapport à la tonique ; les dièses et
les bémols étaient indiqués par des barres, les valeurs
par un jeu de points et de virgules. Le 22 août, Rousseau présenta
son projet devant l'Académie des Sciences qui lui délivra
un certificat le 8 septembre, mais sans reconnaître l'originalité
de son travail. De septembre à octobre, Rousseau travaille à
refondre son ouvrage, qui devient la DISSERTATION SUR LA MUSIQUE MODERNE,
publiée au début de janvier 1743.
Autodidacte, il a surtout pensé à simplifier l'apprentissage
et la notation de la musique pour qu'elle devienne un plaisir accessible
à tous et cesse de rebuter les débutants. Il reviendra dans
l'EMILE (livre II) sur l'enseignement aisé de la musique, en concluant
: «Enseignez-la comme vous voudrez pourvu qu'elle ne soit jamais
qu'un amusement». L'œuvre eut un compte rendu, en février,
dans le Mercure de France et dans les Observations sur les écrits
modernes, mis sa Dissertation ne lui apporta ni argent ni notoriété,
quoiqu'il eût fait, raconte-t-il dans les CONFESSIONS, la démonstration
probante de sa méthode en enseignant gratuitement la musique en
trois mois à une jeune Américaine.
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Œuvre peu connue de Rousseau, LES MUSES GALANTES, ballet héroïque
dont il a composé les paroles et la musique entre 1743 et 1745,
sont un des travaux auxquels il s'est livré avec le plus de plaisir.
Il raconte dans les CONFESSIONS comment il arrangeait dans sa tête
«des chants, des duos, des chœurs […] dignes peut-être de l'admiration
des maîtres s'ils avaient pu les entendre exécuter».
Le travail étant déjà avancé à l'époque
de son séjour à Venise, il y fit même jouer quelques
morceaux. Le premier acte était consacré au Tasse, le deuxième
à Ovide, le dernier à Anacréon.
De retour à Paris, le riche financier La Pouplinière accepta
de faire représenter LES MUSES GALANTES chez lui, en présence
de l'illustre Jean-Philippe Rameau, qui en jugea malheureusement fort mal
et accusa Jean-Jacques de plagiat. En revanche, le duc de Richelieu, chargé
d'organiser les spectacles de la cour, se montra enchanté et fit
exécuter l'œuvre chez M. de Bonneval, Intendant des menus. Il offrit
même de la faire jouer devant le roi, moyennant le changement d'un
des actes, celui du Tasse, que Rousseau remplaça par Hésiode.
Malheureusement, Mme de La Pouplinière, qui ne jurait que par Rameau,
y fit obstacle. On possède le texte des trois «entrées»,
mais seule la musique d'Hésiode a survécu. L'opéra
ne sera publié que dans Œuvres posthumes, en 1781.
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Dans le Mercure de France d'octobre 1749, l'Académie de Dijon
annonce le concours qui devait couronner Rousseau. La question est de savoir
si le rétablissement des sciences et des arts a contribué
à épurer les mœurs. Rousseau termine la rédaction
de son premier Discours en mars 1750 : il sera publié la même
année.
Le texte comporte deux parties : la première considère le progrès des civilisations, c'est-à-dire le développement d'une inégalité qui se dissimule sous un luxe trompeur ; la seconde partie du texte examine les sciences et les arts en eux-mêmes, et elle établit qu'ils sanctionnent en réalité l'éloignement de la nature. Le DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INEGALITE donnera à cette thèse son fondement anthropologique. Rousseau critiquera pourtant son premier Discours, qui donne encore trop à l'esprit du temps.
C'est qu'avec Bacon, il suggère en 1750 que les conséquences
catastrophiques du progrès des sciences peuvent être contournées
par l'établissement des Académies, « qui pour les prix
dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix
de sujets propres à ranimer l'amour de la vertu dans les cœurs des
citoyens ». Les encyclopédistes sauront néanmoins identifier,
dans ce texte, tout ce qui les sépare d'un Rousseau qui engage sa
réforme.
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Rousseau ne passe cependant pas tout son temps à copier de la
musique : il en compose aussi. En mars 1752, lors d'un séjour chez
son ami Mussard à Passy, il jette sur le papier quelques airs d'une
pastorale dans le style italien. Sur les encouragements de son hôte,
il reprend ces morceaux et esquisse, en l'espace d'une semaine, les paroles
et la musique d'un opéra-comique, LE DEVIN DU VILLAGE. Il finira
le récitatif et le “remplissage” en trois semaines à Paris.
Son désir d'entendre l'œuvre l'incite à la faire répéter
à l'Opéra : son ami, l'écrivain Duclos, sert d'intermédiaire
et, sans que l'on connaisse le nom de l'auteur, la pièce est jouée.
Elle plaît immédiatement et l'intendant des Menus Plaisirs la demande pour la cour. Le 18 octobre 1752, le premier opéra-comique français est ainsi représenté à Fontainebleau, devant le roi. Cette pièce est sans prétention, mais sa couleur nouvelle et sa simplicité contrastent avec le style majestueux alors à l'honneur : elle obtient un triomphe. Jean-Jacques, présent à la représentation, connaît un des moments les plus délicieux de son existence, quand “un murmure de surprise et d'applaudissement”, puis une ivresse aussi “pleine” que “douce” envahit la salle.
La nuit qui suit ce grand jour est moins bonne : invité à se présenter le lendemain à l'audience du roi, Jean-Jacques redoute tant son incontinence urinaire que sa timidité, et l'offre quasiment assurée d'une pension l'embarrasse : que deviendrait l'ami de la vérité une fois pensionné par le pouvoir ? Il décide de quitter Fontainebleau avant l'audience. Cette fuite sera l'occasion de sa première brouille avec Diderot, qui blâme vivement sa conduite.
LE DEVIN DU VILLAGE sera repris en mars 1753, avec le même succès, simultanément au château de Bellevue, avec Mme de Pompadour dans le rôle de Colin, et à l'Opéra, où il sera joué jusqu'en 1829. Quelques mois plus tôt (décembre 1752), NARCISSE OU L'AMANT DE LUI-MEME était représenté à la Comédie française. Paris ne semble parler que de lui, mais une célébrité d'un autre genre l'attendait.
“J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient
belles comme des anges, et qui s'entre disaient à mi-voix : cela
est charmant, cela est ravissant ; il n'y a pas un son là qui ne
parle au cœur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables
personnes m'émut moi-même jusqu'aux larmes, et je ne les pus
contenir au premier duo en remarquant que je n'étais pas seul à
pleurer.”
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Cette Lettre, qui s'inscrit dans le cadre de la célèbre
Querelle des Bouffons, fut publiée en novembre 1753 et souleva aussitôt
un tollé général. Rousseau, qui, avec Diderot ou Grimm,
se tient dans le Coin du roi, c'est-à-dire parmi les partisans de
la musique italienne, s'en prend aux familiers du Coin de la reine, partisans
de la musique française selon Lulli et Rameau.
Jean-Jacques y distingue le principe de l'harmonie, universelle, de celui de la mélodie, qui seule détermine le caractère spécifique d'une musique nationale. A son tour, le caractère de la mélodie est donné par la langue, d'où il concluait que la meilleure musique était celle du peuple dont la langue était la plus musicale. Alors que l'italien est une langue «douce, sonore, harmonieuse et accentuée», le français, langue sourde, se prête mal à la mélodie et recourt au «fatras» de l'harmonie qui multiplie «les accords, les notes, les parties». Rousseau affirmait ainsi le primat de la mélodie sur l'harmonie, de la musique vocale sur l'instrumentale, et sa conception de la musique comme imitation : si elle doit «peindre», elle y parvient par la mélodie, qui exprime les passions par les inflexions de la voix. La polyphonie tente en vain de compenser l'absence de mélodie pour n'aboutir «qu'à faire du bruit»; cette musique savante est fondée sur l'abus ou plutôt l'usage des fugues, imitations, doubles dessins, et autres beautés arbitraires et de pure convention, qui n'ont presque de mérite que la difficulté vaincue».
Chez les Italiens, la musique est au service du sens des paroles, toujours
manqué par la musique française. Pour le prouver, Rousseau
analyse minutieusement le célèbre monologue "Enfin il est
en ma puissance" dans l'Armide de Lulli en montrant que le musicien a commis
un perpétuel contresens sur les vers de Quinault. Il terminait sur
une tirade provocante où il définissait le chant français
comme "un aboiement continuel", fondé sur une harmonie «brute,
sans expression». Ainsi : Les airs français ne sont point
des airs ; le récitatif français n'est point du récitatif.
D'où je conclu que les Français n'ont point de musique, et
n'en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis
pour eux». Cette violente attaque souleva l'opinion contre Rousseau
et des dizaines de brochures et de pamphlets répondirent à
l'iconoclaste.
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Le second Discours suit le DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS. Rousseau
désormais célèbre commence à travailler en
1753 sur la nouvelle question posée par l'Académie de Dijon
: «Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes
et si elle est autorisée par la loi naturelle ?».
Il précise sa pensée et lui donne un fondement philosophique et documenté. Il écrit une dédicace élogieuse à la République de Genève dont il est fier d'être citoyen. Ce n'est donc pas toute société que Rousseau rejette. Cependant, il faut des moyens pour juger et comparer les sociétés. Comment ? En revenant à la nature de l'homme avant que l'histoire ne l'altère (Préface). C'est l'état de nature et non l'état social qui rend compte du droit naturel et des fondements d'une société légitime. Rousseau s'attaque à deux paradoxes : comment l'homme a-t-il pu se dénaturer autant ? Comment sont nées des sociétés inégales, injustes, alors que l'état de nature et l'égalité naturelle dictent les conditions d'une société légitime ? Des circonstances extérieures ou des petites causes répétées sont responsables de ce "progrès" vers le pire. Rousseau tente de les reconstituer dans l'histoire hypothétique qu'il propose.
>Pour définir l'état de nature (Première partie), il faut remonter à la vraie origine et ne rien projeter de notre culture sur la nature. L'homme naturel est robuste. Il n'est pas encore un être rationnel, et n'éprouve que le souci de sa conservation (amour de soi). Vient-il à rencontrer un être sensible, il préfère le fuir et ne pas le perturber, par une « répugnance innée à voir souffrir son semblable » : la pitié. Il est donc pacifique dans cet état, contrairement à ce que prétend Hobbes. Mais cette paix procède d'une ignorance et d'une indépendance mutuelles, car les hommes ne sont pas non plus sociables. Ils n'épargnent leur prochain que retenus par le sentiment de pitié, et non par un raisonnement sur la loi naturelle. Isolé, heureux et autosuffisant l'homme n'a pas de raison de sortir de cet état.
Pourtant il l'a fait (seconde partie). Des hasards, des besoins nouveaux font que les hommes se fixent peu à peu en famille, et augmentent leurs dépendances par de nouvelles commodités. La pratique de l'agriculture oblige d'établir le droit de propriété pour garantir la possession des terres et du travail. Mais bientôt les abus et les rapines entraînent le rassemblement des hommes en société : ils passent un contrat. Celui-ci entérine l'inégalité de richesse préexistante. Puis la délégation du pouvoir aux magistrats pour faire respecter les lois dégénère elle aussi. Le dernier stade de la corruption de cette histoire effrayante des progrès de l'homme et de son esclavage est celui du gouvernement despotique et arbitraire, où la légitimité est totalement usurpée. On est revenu au droit du plus fort : nouvel état de nature qui ressemble cette fois à la guerre de tous contre tous de Hobbes.
Plutôt que pessimiste, ce discours se veut rigoureux et réaliste
: il n'est pas question de «retomber à quatre pattes»,
ni de retourner à l'état sauvage qui ne fascine Rousseau
qu'autant qu'il est perdu à jamais. De plus "l'homme est naturellement
bon". Le mal de la société étant chose faite, il faut
retarder la catastrophe. On peut tout au plus chercher à restaurer
la légitimité sociale. Le CONTRAT SOCIAL systématisera
les bases politiques jetées ici.
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Publié en 1767, le DICTIONNAIRE DE MUSIQUE reprend, corrige
et complète les articles écrits par Rousseau pour l'Encyclopédie.
: l'élaboration de cet ouvrage occupa donc Rousseau pendant seize
années. L'ensemble constitue un tableau très utile de l'état
de la musique théorique dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Il faut noter que Rousseau, s'il ne lève pas les
critiques adressées au système de Rameau, n'en adopte pas
moins les principes de l'auteur de la Génération harmonique,
parce qu'ils sont désormais passés dans l'usage : «
J'ai traité la partie harmonique dans le système de la basse
fondamentale, quoique ce système, imparfait et défectueux
à tant d'égards, ne soit point, selon moi, celui de la nature
et de la vérité ».
A l'article « Système » du DICTIONNAIRE DE MUSIQUE, Rousseau dresse un tableau assez fidèle de la théorie musicale de Tartini, qui lui semble plus adéquate au fondement naturel de l'harmonie. Toutefois, plusieurs des thèses exposées dans cet article sont en totale contradiction avec la philosophie rousseauiste de la musique : ainsi les déclarations de l'auteur du Dictionnaire en faveur de Tartini expriment-elles surtout le souci de s'opposer à Rameau sous un nouveau point de vue.
Enfin, les articles «Expression», «Génie»,
«Imitation» et «Unité de mélodie»
du DICTIONNAIRE DE MUSIQUE fournissent l'exposé définitif
des idées de Rousseau sur l'esthétique musicale : «
Ce qu'on cherche donc à rendre par la mélodie, c'est le ton
dont s'expriment les sentiments qu'on veut représenter ».
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L'économie politique désigne le gouvernement de l'Etat.
Mais l'étymologie du mot "économie" qui renvoie au gouvernement
domestique sage ne doit pas nous tromper. Le pouvoir politique est conventionnel
et réglé sur les lois, tandis que le pouvoir paternel est
fondé sur une relation naturelle et est réglé par
le sentiment. Le paternalisme (pour qui le pouvoir politique dérive
du pouvoir du père sur ses enfants) est donc faux. Gouverner en
outre ne consiste pas à faire les lois. Ceci appartient à
l'autorité suprême ou souveraineté. Considérant
le corps politique comme un être moral, Rousseau appelle "volonté
générale" ce qui "tend toujours au bien-être et à
la conservation du tout et de chaque partie". C'est de cette volonté
qu'émanent les lois. Elle est la source des lois. Le gouvernement
"n'a que la puissance exécutrice".
L'article dégage les tâches du gouvernement légitime : celui où l'intérêt du peuple est le même que celui des chefs.
I. La première maxime du gouvernement est de se conformer autant qu'il est possible à la volonté générale. Celle-ci une fois connue et bien séparée des intérêts particuliers doit être réalisée : que les lois qui l'expriment soient donc respectées, et au premier chef par les magistrats.
II. Mais la force des lois vient aussi du peuple : que dès leur plus jeune âge et grâce à l'éducation publique, les citoyens aiment les lois. C'est l'amour des lois et de la patrie en effet qui donne sa force à un Etat. Reconnaissants pour les biens fondamentaux que la patrie leur procure (sûreté, liberté), les citoyens la défendront avec zèle.
III. Le troisième aspect essentiel du gouvernement concerne «
l'administration des biens ». Il faut d'une part "pourvoir aux besoins
publics" et de l'autre songer à la subsistance des citoyens. Ceux-ci
ne demandent que des conditions satisfaisantes pour travailler. Il suffit
de respecter la propriété, droit sacré, « vrai
fondement de la société civile » et ne pas décourager
le travail. Quant à ce que le fisc prend au peuple pour les besoins
publics, il est juste que le principal intéressé, le peuple,
en approuve les modalités. Rousseau veut un impôt juste. La
volonté de préserver de tout impôt ceux qui n'ont que
le nécessaire révèle une revendication de justice
sociale appuyée.
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La datation précise de ce texte souleva de nombreux débats
: Rousseau, en effet, engagea sa rédaction dès 1754 et ne
l'acheva qu'en 1761. L'Essai fut publié en 1781. L'intérêt
de cet ouvrage tient d'abord à ce qu'il inscrit les spéculations
sur la musique sous l'horizon plus général de l'anthropologie
rousseauiste.
L'histoire des langues anciennes et modernes décrite dans L'ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES établit la subordination de l'harmonie par rapport à la mélodie, en même temps qu'elle met en évidence la véritable origine des langues. Contre Condillac, Rousseau affirme que les langues ne sont pas nées du besoin, mais des mouvements de la sensibilité : « L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher » ; au contraire, « toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir ». Et les passions (comme l'a montré le père Lamy) impriment aux premières langues les accents que la mélodie peut seule restituer, de sorte que l'harmonie n'apparaît jamais que comme un supplément tardif - c'est également le cas de l'écriture. Notons que l'Essai devait compléter le DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INEGALITE : mais les deux textes comportent certaines différences significatives.
Dans le DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INEGALITE, Rousseau reconnaît
à l'homme de la nature deux dispositions primitives : l'amour de
soi et la pitié. Dans l'ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES, la pitié
devient une dérivation de l'amour de soi, suscitée par la
passion. Cette structure se retrouvera dans l'EMILE.
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Roman épistolaire rédigé à l'Ermitage
entre 1756 et 1758, La Nouvelle Héloïse remporte un succès
considérable dès sa parution en 1761. Composée de
six parties, elle met en scène plusieurs personnages desquels elle
célèbre l'amour et l'amitié. Deux amies, Julie et
Claire, deux amis, Saint-Preux et Milord Edouard et un athée vertueux,
Wolmar, en sont les principaux épistoliers. Julie, jeune fille de
Vevey, et son précepteur, Saint-Preux, sont tombés amoureux
l'un de l'autre. Leur union rendue impossible par leur différence
de classe, ils en sont réduits à des entrevues secrètes.
Devant la colère de son père à l'idée de leur
mariage, Julie confie à son amie Claire le soin d'éloigner
son amant, qui part alors pour Paris.
Suite à la mort de sa mère dont elle se croit responsable, Julie, prise de remords, se soumet à la volonté paternelle et épouse un ami de son père, Wolmar. Elle vit son mariage comme une conversion vers une vertu retrouvée. Saint-Preux part pour un voyage autour du monde de plusieurs années. A son retour, il est accueilli en ami par l'époux de Julie, qui a l'intention de le guérir de son amour. Désormais, il demeure dans la petite société de Clarens, formée autour de Julie, devenue mère de famille exemplaire. Il y écrit de longues lettres à son ami Milord Edouard dans lesquelles il décrit le fonctionnement et l'organisation de cette communauté idéale. Peu après le départ de Saint-Preux pour un bref séjour en Italie, Julie, au cours d'une promenade, se jette à l'eau pour sauver son plus jeune fils. Elle en tombe malade et après avoir écrit une dernière lettre à son ancien amant où elle lui avoue n'avoir jamais cessé de l'aimer, elle meurt d'une mort édifiante. Les lettres qui composent le récit varient considérablement dans leur nature : tantôt brèves, tantôt longues, elles prennent des accents poétiques ou tournent à la dissertation philosophique. Les sujets abordés sont aussi divers que la corruption des villes, le suicide, la musique, l'économie domestique, la religion ou l'éducation.
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Le 1er novembre 1755, un séisme, suivi d'un raz de marée,
ravagea Lisbonne et fit des milliers de morts. Une telle catastrophe ébranle
l'optimisme déiste : comment soutenir que tout est bien comme Dieu
l'a voulu devant un désastre qui frappe sans distinction innocents
et coupables ? Ce mal est un scandale et prétendre, avec Leibniz
et Pope, que ces maux sont «nécessaires», c'est insulter
à la misère humaine. Bouleversé, Voltaire compose
le Poème sur le désastre de Lisbonne, qu'il envoie à
Rousseau le 4 juin 1756 et où il cherche en vain une explication
acceptable du sort des victimes.
Le problème est à ses yeux celui de la théodicée et de la condition humaine : pourquoi le mal, et qu'est-ce que la justice divine ? : «Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ?» A ces plaintes, Rousseau répond le 18 août 1756 par une longue lettre où il oppose, au pessimisme voltairien, une foi optimiste en la Providence. Si le mal existe dans le monde, c'est l'homme et non Dieu qui en est responsable. Si l'on n'avait pas choisi d'édifier à Lisbonne une cité fourmilière, il y aurait eu moins de victimes : «Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l'homme fait partie».
Si l'on croit déceler dans l'univers du désordre et des
irrégularités, c'est que notre esprit imparfait aperçoit
les détails et non le plan d'ensemble. Il convient donc de distinguer
le mal particulier, indiscutable, du mal général. Il ne faut
pas dire, comme Pope ou Leibniz, tout est bien, mais plutôt le tout
est bien ou tout est bien pour le tout. A ses yeux, Dieu est juste et la
Providence existe, mais il est absurde de faire toujours intervenir la
justice divine dans les événements naturels et la vie quotidienne.
Sa lettre est l'expression d'un fidéisme qui veut croire, comme
il dira au début de l'EMILE, que «tout est bien sortant des
mains de l'auteur des choses», même si «tout dégénère
entre les mains de l'homme», libre et donc responsable.
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Dans l'article «Genève» de l'Encyclopédie,
d'Alembert regrettait que cette ville florissante ne possédât
pas un théâtre. Rousseau lui répond en septembre 1758
dans un texte dont le titre même oppose la modestie du citoyen aux
lauriers de l'encyclopédiste : J.-J. Rousseau citoyen de Genève
à M. d'Alembert, de l'Académie Française, de l'Académie
Royales des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société
Royale de Londres, de l'Académie Royale des Belles-Lettres de Suède,
et de l'Institut de Bologne, sur son article Genève.
Rousseau établit que le théâtre, comme tous les spectacles, ne montre jamais les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'il plaît au public de les voir. L'analyse du Misanthrope montre ainsi que le souci de l'homme de métier n'est jamais de réformer les mœurs, mais de produire son effet. Le théâtre est donc irréformable, quoi qu'en pense Diderot : dans le genre comique, on ne rit jamais des vices mais seulement des vertus. Ce remarquable commentaire du travail de Molière s'inscrit dans une réflexion plus générale sur l'importance de l'opinion publique, que le gouvernement doit savoir manipuler sans recourir aux lois : « Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les mœurs ? Je réponds que c'est par l'opinion publique ».
L'exemple du théâtre atteste que les changements de l'opinion
revêtent une importance extrême dans un Etat vertueux, de sorte
qu'il ne faut pas prendre le risque d'introduire à Genève
les plaisirs des scènes parisiennes.
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Probablement rédigé entre 1758 et 1760, Emile est condamné
par le Parlement de Paris peu après sa parution en 1762. Le livre,
jugé impie et dangereux, est brûlé à Paris et
à Genève et son auteur décrété de prise
de corps. Composé de cinq livres, Emile est un traité d'éducation
aux accents tantôt philosophiques, tantôt romanesques. Il propose
des principes qui doivent permettre la genèse d'un homme nouveau,
chez qui sont préservées les qualités originelles
: on suit pas à pas les procédés du gouverneur qui
prend soin d'Emile de sa naissance jusqu'au jour où celui-ci devient
père. L'objectif de la méthode est d'en faire un homme vrai,
libre et heureux. A cet effet, le gouverneur procède par étapes,
en suivant l'évolution naturelle de l'individu, conscient que chaque
âge est digne, en soi, d'intérêt : développement
du corps, découverte du monde et de la nécessité liée
aux choses, relation aux autres, foi et raison, amour et mariage, tout
se déroule avec ordre. Il ne faudrait pas gâter l'enfant en
le rendant prématurément adulte. La nourriture, les vêtements,
les jeux, rien n'est négligé.
On rejette l'accumulation de savoir inutile au profit d'une utile oisiveté qui permet à l'être de rester fidèle à sa vraie nature. Le livre V est consacré à l'éducation de Sophie, la future compagne d'Emile, éducation spécifique à sa nature féminine : si l'éducation d'Emile le pousse à l'autonomie, celle de Sophie en revanche tend à la faire exister par et pour les besoins des autres en général et de l'homme en particulier. Ce sont les positions religieuses adoptées dans La profession de foi du Vicaire savoyard, insérée dans le livre IV qui valent à l'ouvrage d'être condamné. Véritable manifeste, elle met en scène le discours d'un prêtre pour lequel la religion tient plus à l'écoute de la conscience individuelle qu'au respect des dogmes.
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Publié en 1762, le Contrat social est un traité politique
qui examine ce qui permet de fonder l'association politique idéale
: «Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir quelque
règle d'administration légitime et sûre». Le
traité pose comme postulat de départ la liberté originelle
de l'homme : «L'homme est né libre, et partout il est dans
les fers». Puis, il imagine une somme d'individus qui, menacés
d'extinction par un état de guerre, se réunissent pour former
une société. L'idéal pour eux est alors de «trouver
une forme d'association qui défende et protège de toute la
force commune la personne et les biens de chaque associé, et par
laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à
lui-même et reste aussi libre qu'auparavant.» La solution est
apportée par le contrat social. La liberté originelle est
abandonnée au profit d'une liberté conventionnelle. L'intérêt
commun devient le principe qui régente. A l'intérieur de
ce principe, il n'y a pas de définition unique du bon gouvernement.
Un bon gouvernement peut en effet prendre diverses formes -monarchie, aristocratie,
démocratie- en fonction de la taille de l'Etat à gouverner.
Après avoir pris en considération les différentes
formes d'abus possibles, le Contrat social s'achève sur un examen
des liens existants entre religion et politique.
Voir également: Du
Contrat social, texte de Pierre Perroud du serveur ATHENA à
Genève.
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Rousseau rédige la plus grande partie de ce texte en 1762, alors
qu'il fuit Montmorency après la condamnation de l'EMILE. LE LEVITE
D'EPHRAÏM sera publié dans les Œuvres posthumes, en 1781. L'argument
particulièrement cruel de cet ouvrage est emprunté au récit
biblique que l'on trouve dans le Livre des Juges : le Lévite offre
sa concubine aux hommes de la tribu de Benjamin, qui voulaient le déshonorer
et qui la tuent. Le crime affreux commis par les Benjamites entraîne
leur massacre par les Israélites ; mais la nécessité
de ne pas laisser s'éteindre cette tribu oblige les Juifs à
confier aux survivants des vierges de Jabès et de Silo.
Rousseau propose dans ce texte une description de la sauvagerie des
hommes qui, définitivement sortis de l'état de nature, n'ont
pas encore conclu un authentique pacte de gouvernement. En effet, de nombreuses
analogies peuvent être relevées entre le texte du LEVITE D'EPHRAÏM
et cette période tardive de l'histoire de l'humanité, telle
que la fin du DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INEGALITE en dresse le tableau.
Mais il ne faut pas oublier que les persécutions dont Rousseau commence
à être la victime le rendent très sensible aux douleurs
dont le récit biblique porte témoignage. Cet aspect autobiographique
explique sans doute que Jean-Jacques resta très attaché à
cette œuvre mineure : « Le Lévite d'Ephraïm, s'il n'est
pas le meilleur de mes ouvrages en sera toujours le plus chéri ».
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Le texte de cette scène lyrique, sans doute composé à
Môtiers en 1762, ne fut représenté qu'en 1770 à
Lyon, avec des intermèdes instrumentaux de Coignet, puis, en octobre
1775, à la Comédie française. La scène, inspirée
du célèbre mythe transmis par les Métamorphoses d'Ovide,
représente la création, par le sculpteur Pygmalion, de la
statue de la nymphe Galathée. Il s'éprend de sa propre création
et supplie Vénus de lui donner vie. Ce petit drame est original
par «un mélange alternatif de la parole et de la symphonie»
comme par l'introduction de la pantomime et l'utilisation d'une prose poétique
; il fut ainsi à l'origine du genre musical du mélodrame.
Pour le sens, l'œuvre constitue une réflexion sur le processus de
la création artistique, née de l'expérience personnelle
de Rousseau.
PYGMALION représente le désir du créateur solitaire
qui aspire à s'unir à sa création et à lui
donner vie. Lorsque Galathée s'anime, elle se touche et dit : «Moi»;
ensuite, caressant un marbre : «Ce n'est plus moi». Quand enfin
elle touche Pygmalion : «Ah ! encore moi», témoignant
ainsi de l'identité du créateur et de la création
dans laquelle il se projette.
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Cette Lettre de Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève, à
Christophe de Beaumont, Archevêque de Paris paraît en mars
1763, après la condamnation de l'EMILE par le Parlement de Paris
(9 juin 1762) et le Mandement que Christophe de Beaumont fait publier contre
Rousseau en août 1762.
Rousseau nous offre ici une précieuse mise au point sur les thèses établies dans le DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INEGALITE et développées dans l'EMILE. En même temps que l'auteur proteste de la sincérité de ses sentiments chrétiens, il explicite son refus du péché originel : « Le péché originel explique tout excepté son principe, et c'est ce principe qu'il s'agit d'expliquer ». Rousseau explicite en outre les principes de sa comparaison des religions, et il insiste sur la conformité du protestantisme à la religion naturelle.
Surtout, il dissipe les ambiguïtés qui pesaient sur son
anthropologie - il a voulu montrer que l'homme de la nature n'était
point corrompu dès l'origine, mais il n'a jamais prétendu
le donner en modèle : puisque « la conscience ne se développe
et n'agit qu'avec les lumières de l'homme », elle «
est donc nulle dans l'homme qui n'a point comparé, et qui n'a point
vu ses rapports. Dans cet état l'homme ne connaît que lui
[…] ; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête
». Rousseau décrit dans l'EMILE l'accomplissement de l'homme
selon la nature, mais il n'a jamais prescrit un retour à l'état
de nature.
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Rédigées entre le 25 octobre 1763 et le 10 mai 1764,
les LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE sont éditées par Rey en
1764. Après la publication de l'EMILE et du CONTRAT SOCIAL, le Petit
Conseil de Genève condamne à son tour Rousseau, adoptant
ainsi la même attitude que les autorités françaises
et catholiques : le procureur général de Genève, Tronchin,
fait alors paraître les LETTRES ECRITES DE LA CAMPAGNE, dans lesquelles
il prétend réfuter Rousseau.
Les LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE (il faut noter la référence évangélique au sermon sur la montagne) que Jean-Jacques écrit à Môtiers reprennent donc, pour les défendre, les thèses des deux ouvrages condamnés : mais elles en appliquent les arguments au cas particulier de la ville natale de Rousseau, dont l'auteur critique d'une part, à partir de la Profession de foi, l'intolérance en matière religieuse et, d'autre part, la situation politique, qui correspond au processus de dégénérescence de la démocratie décrit dans le Contrat social.
Ces LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE ont pour objet de montrer que la
Genève moderne ne correspond pas aux principes moraux et politiques
qui devraient gouverner cette cité - les ennemis de Rousseau reproduisent
l'attitude dogmatique dont les réformés entendaient précisément
se débarrasser : « Qu'on me prouve aujourd'hui qu'en matière
de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu'un,
dès demain je me fais catholique, et tout homme conséquent
et vrai fera comme moi. ». Et puisque les institutions politiques
n'obéissent plus à la règle de leur établissement,
Rousseau finira par renoncer à sa condition de citoyen de Genève.
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La Corse, victime de la pénible domination gênoise, se
révolte et rejette ce joug en 1729. Elle garde son indépendance
jusqu'en 1768. A cette date, la France alliée de la République
gênoise annexe la Corse par le traité de Versailles et met
fin à la période d'indépendance. L'île a eu
pour chef célèbre Pasquale Paoli, despote éclairé
qui désirait donner à son Etat des institutions. Buttafoco
prend l'initiative de demander à Rousseau la rédaction d'un
projet de constitution. La Corse avait été jugée en
effet dans le CONTRAT SOCIAL un des rares pays encore « capable de
législation ».
Rousseau voit l'occasion d'appliquer le CONTRAT SOCIAL et se met à l'étude. Il n'aura malheureusement pas l'occasion d'aller en Corse, mais il s'appuie sur des documents nombreux et veut respecter les données particulières du pays. La Corse présente des caractéristiques encourageantes : la « situation avantageuse de l'île », « l'heureux naturel de ses habitants » qui doit être cependant discipliné. La Corse saura en premier lieu se rendre indépendante et assurer sa subsistance. L'agriculture doit être l'activité principale. La frugalité et la taille du pays constituent des conditions proches de celles de la Suisse, et font de la démocratie le régime le plus indiqué : c'est l'administration la moins onéreuse et la plus légitime. Un serment solennel marque l'appartenance de chaque citoyen au peuple corse. Il faut valoriser l'état paysan et favoriser la population plutôt que les richesses. L'argent ne doit pas être une valeur concurrente de la richesse humaine. On en limite l'usage au maximum, en diminuant le commerce extérieur, et ramenant au troc le commerce intérieur. Les impôts sont en nature. Les charges d'administration et de finance ne sont pas des métiers lucratifs, mais des états passagers qui éprouvent le mérite des jeunes aspirants au titre de citoyen.
Il est intéressant de lire ce texte en parallèle avec
les CONSIDERATIONS SUR LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE. Un certain passéisme
est visible dans le traitement du cas corse, certainement parce que l'île
rappelle la Suisse à l'auteur.
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Oeuvre autobiographique rédigée par intermittence entre
1764 et 1770, les Confessions sont l'histoire d'une personnalité
qui se veut unique. L'oeuvre tend vers un idéal de sincérité
et d'exhaustivité totales : il s'agit de tout dire, le bien comme
le mal. Elle comprend donc de nombreux «aveux», comme l'accusation
mensongère dans l'épisode du ruban volé ou l'abandon
des enfants. L'oeuvre s'inscrit de façon apologétique dans
le théâtre d'un procès où le lecteur est appelé
à jouer le rôle de juge. Composée de deux parties comprenant
chacune six livres, les Confessions racontent sur un ton parfois plein
d'humour la destinée d'une âme sensible dont l'évolution
répond à une logique intérieure : «pour me connaître
dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse
(...) Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui
modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en
bien juger. Je m'applique à bien développer partout les premières
causes pour faire sentir l'enchaînement des effets».
L'oeuvre s'efforce de rendre l'âme de l'auteur transparente à travers le récit des épisodes de son existence - l'enfance genevoise, la vie auprès de Madame de Warens, le séjour à Venise, les années parisiennes, l'«illumination» de Vincennes, le succès, l'exil, les amitiés trop souvent déçues -, existence divisée en deux périodes : la première heureuse et innocente, la seconde noire et malheureuse.
Voir également:
Texte en français
1 à 4. Grâce au travail de Jean-Claude
Cau du Lycée Jean Lurçat.
Texte en anglais traduit
par W. Conyngham Mallory
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Le comte Wielhorski vient en France en 1770 demander leur aide aux
hommes politiques et aux philosophes pour tirer la Pologne de la situation
de désordre intérieur et de faiblesse géopolitique
qui la mine. En effet le morcellement du pays et la division rigide de
la population en trois états, l'ingérence constante de la
Russie qui place ses candidats sur le trône polonais (Leszczynski
a été ainsi évincé), les conflits entre catholiques
et « dissidents », la paralysie du législatif due au
droit de veto exorbitant accordé à tous les membres de la
Diète, la résistance légitime au pouvoir national
que peuvent opposer les régions en formant des Confédérations
en cas de désaccord avec la Diète, tous ces facteurs sont
de graves sources de désordre et rendent l'administration du pays
impossible. Rousseau veut rendre à ce trop grand pays force et indépendance.
Il n'est pas question d'une « institution » complète
(instituer un peuple chez Rousseau c'est lui donner des lois) comme pour
la Corse, car l'Etat est trop vieux et trop affaibli pour souffrir une
révolution brutale, mais il faut une réforme lente tirant
parti des avantages de la situation tout en prévenant ses abus.
Pour autant cette réforme n'est pas un compromis : Rousseau veut
par une « marche graduelle » (§13) amener le droit politique
polonais à la légitimité qui lui manque, telle que
la définit le CONTRAT SOCIAL. Notamment, si les nobles sont les
seuls à avoir une existence politique, alors que les bourgeois sont
comptés pour « rien » et les serfs « moins que
rien », la stratégie de Rousseau consiste à agrandir
progressivement le corps des citoyens pour y faire entrer le reste de la
population, et retrouver peu à peu des bases politiques plus conformes
au droit naturel.
Mais avant de changer la constitution, il faut la raffermir ainsi que le pays. En promouvant la particularité de la nation, Rousseau veut utiliser la force affective qui attache les habitants à leurs habitudes, leurs coutumes. Ainsi se développe l'amour de la patrie, qui seul rendra le pays « impossible à subjuguer » durablement. Le gouvernement doit tourner dès leur enfance les Polonais vers la patrie, il doit remplacer dans leur cœur l'amour des richesses et du luxe par celui des honneurs, dont une carrière proportionnée au mérite et à l'âge déroule les différentes étapes. Ensuite la constitution doit être plus cohérente, le droit de veto utile, et le roi élu sans encourager la corruption. Les Considérations acceptent les faits. L'Etat est trop grand pour la démocratie directe : il faudra se résigner à la représentation politique. Or celle-ci était exclue dans le Contrat social, car la volonté générale ne peut être représentée. Mais les représentants élus dans les Diétines pour siéger à la Diète nationale seront tellement sélectionnés et contrôlés par leur Diétine qu'ils ne pourront trahir leur mission.
L'enthousiasme de ce texte tardif prouve à la fois l'implication
de Rousseau dans le projet et la nécessité de la dimension
passionnelle dans la constitution d'un Etat solide.
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Rédigées entre 1771 et 1773, ces huit lettres sont adressées
à Madeleine-Catherine Delessert (1747-1816) que Rousseau avait connue
en 1762 à Yverdon, chez son ami Roguin, alors qu'elle était
âgée de quinze ans. Elle était la fille de Mme Boy
de la Tour, nièce de Roguin et veuve d'un banquier lyonnais, qui
mit à la disposition de l'écrivain une maison à Môtiers,
dans la principauté de Neuchâtel. C'est pour l'aînée
des filles de Mme Delessert, Marguerite-Madeleine (1767-1839) qu'il écrit,
à l'adresse de la mère et du 22 août 1771 au 11 avril
1773, ses LETTRES SUR LA BOTANIQUE.
Rien ne pouvait mieux convenir à un homme qui se passionnait alors depuis 1762 pour une science qu'il avait abordée, comme les autres, en autodidacte, et approfondie jusqu'à acquérir un savoir dépassant de loin celui du simple amateur et dont il a dit les charmes dans la septième promenade des REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE. Pédagogue, il se propose «d'amuser un peu la vivacité de votre fille et de l'exercer à l'attention sur des objets agréables et variés comme les plantes», intérêt directement lié, chez Rousseau, à son étude de la nature. A l'intention de la fillette, il compose une sorte de cours de botanique élémentaire où il enseigne à classer et à observer les plantes en énumérant les caractéristiques qui permettent de les reconnaître et lui donne les conseils nécessaires pour la composition d'un herbier.
Se défiant, comme dans l'EMILE, de tout savoir purement livresque,
il s'efforce de faire marcher ensemble les éléments indispensables
de théorie et les leçons d'observation. délaissant
l'usage médicinal qui faisait à l'époque l'objet de
la plupart des ouvrages de botanique, il veut ici intéresser sa
jeune élève «à la connaissance et à la
destination des fleurs» et l'initier à la classification de
Linné, pour laquelle Rousseau éprouvait la plus vive admiration.
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Dans cette œuvre tardive et méconnue, l'auteur explore pour
se peindre une autre voie que l'autobiographie (pratiquée dans les
CONFESSIONS). Le relatif insuccès des lectures des Confessions en
1766, et les soupçons grandissants de Rousseau au sujet d'un complot
ourdi contre lui, lui font à nouveau prendre la plume. Il se donne
donc « le rôle humiliant de » sa « propre défense
» dans ce texte qu'il compose de 1772 à 1776. Sa démarche
est paradoxale, car s'il déclare n'attendre plus rien des hommes,
il leur lance pourtant ce témoignage ultime de son innocence.
Rousseau met en scène trois personnages dont le dialogue permet de retrouver peu à peu, derrière l'affreux et criminel « Jean-Jacques » construit par les philosophes et par l'opinion, l'écrivain « Rousseau » réel. Un « Français » qui dialogue avec Rousseau sert d'intermédiaire pour dévoiler peu à peu le vrai visage de Jean-Jacques. Par ses questions, par l'exposition des préjugés qu'il nourrit sur Jean-Jacques, il donne à Rousseau l'occasion de dénoncer les bruits qui courent à son sujet en revenant à leur source, en repérant les passions haineuses qui fomentent cette animosité. Ce dédoublement surprenant d'un homme en « Jean-Jacques » et « Rousseau » est imposé à l'auteur par le public qui lui attribue aujourd'hui des crimes multiples et contradictoires, alors que ce même public a jadis apprécié le charme de ses ouvrages. Comment l'auteur des crimes peut-il être l'auteur des livres ? Il ne s'agit pas pour l'auteur des Dialogues de se complaire dans cette dualité, mais de la surmonter à l'aide de l'observation impartiale. Rousseau cherche à savoir « de quel œil, s'il se voyait, il verrait un homme tel que lui ». « Jean-Jacques » n'existe pas. Il faut comprendre pourquoi ce fantôme a pris corps dans l'idée des gens.
Dans son portrait, Rousseau décrit sa sensibilité et son caractère hors du commun : sans vertu pour combattre ses penchants, il a toujours eu des passions si pures que l'idée du crime n'a jamais pu l'atteindre. Les passions haineuses issues de l'amour-propre n'ont pas approché son cœur. «Il est ce que l'a fait la nature», c'est pourquoi il dérange les hommes civilisés trop éloignés d'elle.
Ce texte où Rousseau révèle des tendances au délire de persécution, et où la défense se fait parfois éloge outré, comporte pourtant des passages clairs et philosophiques où l'auteur précise ses conceptions de la sensibilité, de la vertu et de l'amour-propre. Plus que l'œuvre de celui que la folie gagne, c'est l'œuvre d'un homme qui lutte contre elle.
Désespérant de pouvoir se faire entendre, Rousseau conçut
le projet de se confier à la providence et de déposer le
manuscrit des DIALOGUES sur l'autel de Notre-Dame le 24 février
1776. En outre est joint à ce texte un tract que Rousseau a distribué
dans les rues de Paris s'adressant à «tout Français
aimant encore la justice et la vérité» en avril de
la même année. Il y apostrophe les Français avec vigueur,
les accusant de délire sur son compte et montre par là le
degré extrême d'angoisse qu'il avait alors atteint.
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Rousseau rédige Les REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE au cours
de son dernier séjour parisien, entre l'automne 1776 et le mois
d'avril 1778. Elles connaissent leur première édition en
1782.
Le statut de ce texte pose de réelles difficultés : en apparence, les Rêveries achèvent le cycle des récits autobiographiques ; mais elles décrivent aussi l'abandon des ressources de ce genre. Quelle est en effet l'occasion des REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE ? « Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais ».
Or le rôle de la réminiscence n'est pas du tout de restituer
dans leur vérité les épisodes d'un passé dont
Rousseau semble désormais prendre congé. Elle doit bien plutôt
autoriser une expansion qui prend l'allure d'une intensification existentielle
strictement actuelle : « A l'attrait d'une rêverie abstraite
et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets
échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et maintenant
plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je
suis souvent plus au milieu d'eux que quand j'y étais réellement
». La réminiscence qui nourrit les REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE
sert l'approfondissement du présent, et non l'exercice d'une conscience
malheureuse épuisée par les remords, qui cherchait à
se justifier dans les textes autobiographiques.