Résumé
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I Introduction
- Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
- Quelles-ont été mes démarches ?
II Cadrage théorique
- Définition de quelques termes clés du sujet :
- La mémoire
- Les " psys "
- Les faux-souvenirs
- Le " phénomène des faux souvenirs "
- Le refoulement
- L'hypnose
- La dépression
- La psychologie cognitive
III Problématique
- A qui peut-on se fier ?
- Au patient ? A ses souvenirs retrouvés ?
- Aux parents accusés d'inceste ?
- Au psychanalyste ?
IV Confrontations des deux tendances
- Qu'est-ce que la théorie de Freud ?
- Que pensent les psychanalystes d'aujourd'hui adeptes de la théorie
de Freud ?
- Que pensent les personnes opposées à cette théorie
? Qui sont-elles ? Quelle est leur vision des choses ?
V Synthèse
- Quelles peuvent être les parties exagérées et les parties
véridiques des deux partis ?
- Que peut-on craindre des faux-souvenirs ?
- Quelles seraient les solutions au problème du syndrome des faux-souvenirs
?
VI Conclusions
VII Bibliographie
VIII Remerciements
IX Annexes
Quel est ton plus beau souvenir ? Le plus mauvais ? Le plus marquant ? Et le
plus vieux ? Les souvenirs sont pour nous la preuve que nous existons, que nous
avons vécu des choses, que nous étions là à ce moment
précis et que nous avons assisté à cet événement.
Ils ont une influence sur notre manière d'agir, de penser, de voir et
de ressentir ce qui nous arrive. Les souvenirs font donc partie de nous et de
notre histoire. Mais peut-on avoir confiance en ces souvenirs, sont-ils permanents,
inflexibles et toujours fidèles à la réalité ?J'aurais
pu choisir ce sujet après avoir discuté avec ma mère qui
m'aurait déclaré que je n'ai pas assisté à l'enterrement
de ma grand-tante, alors que moi j'étais persuadée d'avoir été
là et d'avoir vu ma famille en pleurs. Je me serais alors renseignée
et j'aurais découvert que ma mère avait raison, je n'étais
pas présente lors de ce triste événement. J'aurais alors
été victime d'un faux souvenir et cela aurait pu éveiller
mon intérêt sur ce sujet. Mais ce n'est pas le cas, je me souviens
que je ne suis pas allée à l'enterrement de ma grand-tante, et
jusqu'à présent, tous mes souvenirs se sont avérés
corrects. Alors, qu'est ce qui m'a poussée à choisir ce sujet
?En fait cela m'est venu un peu par hasard. J'ai d'abord voulu faire une sorte
de recherche sur l'impact qu'a un sourire sur une personne, mais la première
documentation que j'ai trouvée étant un peu trop " dentaire
" pour moi, je me suis dirigée vers la mémoire dont je ne
connaissais pratiquement rien, mais qui me semblait être un sujet intéressant.
M. Lombard m'a prêté son gros livre de psychologie (1) qui comportait
un chapitre sur la mémoire. Après avoir lu ce chapitre, j'ai décidé
que la biochimie de la mémoire m'intéressait peu, mais que sa
fiabilité serait mon sujet. Ensuite, je me suis beaucoup documenté,
j'ai découvert ce qu'est un faux souvenir et tout le phénomène
qui l'entoure. Je me suis rendu compte qu'un livre me serait indispensable :
le livre d'Elisabeth Loftus et de Katherine Ketcham (2) que j'ai lu d'un trait,
tellement il était intéressant. Puis j'ai découvert qu'un
expert de la mémoire et des faux souvenirs se trouvait à Genève
! J'ai alors pris contact avec lui et je l'ai rencontré. J'ai également
fait une interview d'un psychanalyste. Puis, il a fallu écrire. Pour
clarifier un peu mes idées, j'ai discuté avec une amie qui côtoie
des psychologues, cela m'a permis de relativiser un peu les choses et d'être
plus objective. Lors de la transcription de l'interview du professeur Van der
Linden, j'ai du modifier un peu ce qu'il a dit. En effet, vu que l'interview
était orale, certaines expressions ne pouvaient pas être retranscrites
mots pour mots.
Voilà, le travail est maintenant terminé, je vous laisse poursuivre
votre lecture et j'espère que vous trouverez ce sujet aussi passionnant
que moi. II Cadrage théorique
Afin de mieux comprendre ce dont je parle tout au long de ce travail de maturité, il y a quelques mots et concepts clés qu'il est important de comprendre.
Avant tout, il faut être au clair sur ce qu'est la mémoire.
C'est une activité biologique et psychique qui permet de retenir des
expériences antérieurement vécues (4). Beaucoup étudiée,
de nombreuses théories on fait surface, la dernière, notamment
défendue par le professeur Van der Linden(3), étant qu'elle est
composée principalement de cinq systèmes regroupés en deux
groupes. Le premier contient tout ce qui a trait à la mémorisation
à long terme, c'est-à-dire :
- La mémoire sémantique, qui sert à l'acquisition
de connaissances générales sur le monde et renferme une carte
cognitive des lieux.
- La mémoire procédurale, où est stocké l'apprentissage
de nouvelles habiletés perceptives, motrices ou cognitives acquises par
l'action.
- Les systèmes de représentation perceptive qui sont impliqués
dans le stockage de la forme et de la structure des objets, des visages et des
mots (sans leur signification).
- La mémoire épisodique, celle qui nous concerne et qui
permet le stockage et la prise de conscience d'épisodes personnellement
vécus, c'est donc là que sont stockés nos souvenirs.
Ce qui a permis au professeur Van der Linden et à ses collègues
de différencier la mémoire épisodique des trois autres
systèmes, c'est notamment l'étude de cas amnésiques. En
effet, chez les amnésiques, ce n'est pas toute la mémoire à
long terme qui est touchée mais seulement la mémoire épisodique.
L'amnésique est donc parfaitement capable d'accomplir des tâches
impliquant la mémoire à long terme, comme tenir une conversation,
même si dix minutes plus tard il ne se souvient plus l'avoir fait.
Le deuxième groupe qui s'occupe de la mémoire à court terme
ne contient qu'un seul système:
- La mémoire de travail, dont la mission est de maintenir temporairement
une petite quantité d'informations sous une forme aisément accessible
pendant la réalisation de tâches cognitives diverses.
Bien sûr, beaucoup de choses sur la mémoire restent un mystère
et puisqu'elle est constamment sujette à de nouvelles recherches, il
se peut que d'un jour à l'autre toute cette théorie soit bouleversée
par une autre découverte.
Mais en fait, pourquoi oublie-t-on ? Ne serait-ce pas plus simple si on se souvenait
de tout, si notre mémoire était " parfaite " ? Détrompez-vous,
l'oubli est important, peut-être même tout aussi important que la
mémoire. En effet, à chaque instant de notre existence, des milliers
d'informations viennent à nous, il serait complétement inutile
de tout retenir ! Si vous vous souveniez de tous ce que vous avez mangé
depuis que vous aviez cinq ans, vous vous imaginez à quel point ce serait
dure pour votre cerveau de se rappeller exactement de ce que vous avez mangé
la veille ?
Il faut aussi distinguer tout ce qui se cache derrière l'abréviation
" psy ".
- Le psychiatre est un médecin qui soigne les maladies mentales (il peut
prescrire des médicaments, contrairement au psychologue).
- Le psychologue lui, n'est pas médecin, il a fait ses études
dans une faculté de psychologie et soigne aussi la psyché, c'est-à-dire
ce qui est relatif au mental et à l'affectif.
- En Suisse, le psychothérapeute est le terme général qui
désigne le psychologue et le psychiatre. A l'étranger, on peut
cependant le distinguer de ceux-ci. Il a des pratiques un peu particulières,
très diverses, qui vont de l'hypnose à la sexologie ou encore
à la relaxation. Dans le livre d'Elisabeth Loftus et de Katherine Ketcham(2),
c'est le terme de psychothérapeute qui est employé. Moi-même,
j'emploierai le mot psychothérapeute tout au long de ce travail pour
désigner les thérapeutes américains qui soutiennent qu'on
ne peut pas implanter des souvenirs dans la mémoire des patients.
- Le psychanalyste est un psychologue ou un psychiatre qui a ensuite fait une
formation spécifique à la psychanalyse et qui est reconnu par
ses pairs comme tel. Cette formation peut durer une dizaine d'années
et contient une analyse personnelle.(10)Le faux-souvenir
Maintenant précisons juste ce qu'est un faux souvenir. Dans le dictionnaire,
on peut lire qu'un souvenir est " une survivance dans la mémoire
d'une sensation, d'une impression, d'une idée, d'un évènement
passé" (4). Le faux souvenir, c'est en quelque sorte le souvenir
d'un événement qu'on n'a pas vécu.
Prenons un exemple tout bête : pour l'anniversaire de vos treize ans,
vous décidez d'inviter une quinzaine de personnes à la piscine.
Vous espérez surtout que Jean, le nouvel élève de votre
classe, va venir car vous le trouver très mignon. Il répond oui
à votre invitation et vous êtes aux anges. Pendant toute la semaine
qui précède votre anniversaire vous ne pensez qu'à lui
et aux bons moments qui vous attendent. Vous imaginez le scénario parfait,
vous pensez que vous allez vivre le plus beau jour de votre vie…Seulement
une heure avant la fête il vous appelle pour vous dire que malheureusement
sa mère l'a privé de sortie et qu'il ne pourra pas venir. Quelle
déception pour vous ! Dix ans plus tard, vous discutez avec des amis
de vos plus beaux anniversaires, vous racontez que vos treize ans étaient
vraiment magiques, vous avez passé la journée à la piscine
avec le garçon de vos rêves, vous vous rappelez parfaitement de
cette journée, le temps qu'il faisait, ce que vous avez mangé,
ce que vous avez fait. Mais Christine, votre amie d'enfance vous assure que
Jean n'était pas venu à votre anniversaire et que vous aviez été
très déçue. Vous ne la croyez pas, jusqu'à ce que
vous finissiez par regarder les photos de cet anniversaire et que vous voyez
que Jean n'était pas présent. Vous avez eu un faux souvenir. A
treize ans, vous aviez imaginé avec tellement de détails cette
journée, que dix ans plus tard, vous avez confondu la réalité
avec l'imaginaire.
Le faux souvenir ne concerne donc rien de particulier. Cependant dans ce travail,
je vais surtout parler des faux souvenirs d'abus sexuels car ils sont d'une
gravité extrême et influencent de façon permanente la personnalité
et la vie des gens.
Peut-être faut-il aussi expliquer ce que je veux dire par " phénomène
des faux souvenirs ". Dans les années 1970, aux Etats-Unis, le mouvement
féministe a commencé à s'imposer : les viols, agressions
sexuelles et autres incestes, jusqu'alors un sujet tabou, ont pu être
dévoilés plus facilement. Dans les années 1980, de plus
en plus de femmes adultes retrouvent, après avoir suivi une thérapie,
des souvenirs d'abus sexuels qu'elles avaient refoulés. Dès lors,
les psychothérapeutes sont de plus en plus demandés. Beaucoup
de livres décrivant les symptômes de souvenirs refoulés
d'abus sexuels sont publiés. Ces souvenirs retrouvés deviennent
de plus en plus mis à jour et médiatisés dans les années
1990. On en fait des émissions télévisées, un show
dramatique, un évènement sensationnel qui va même jusqu'au
tribunal, les victimes demandant des indemnités. On commence à
douter de n'importe quel souvenir de geste affectueux. Le souvenir retrouvé
d'abus sexuels devient alors quelque chose de banal et le moindre malaise peut
être un symptôme de souvenirs refoulés d'abus sexuels.
Depuis, des associations telles la False Memory Syndrome Foundation (FSMF ;
Fondation du Syndrome des Faux Souvenirs) sont apparues pour défendre
et protéger les victimes de faux souvenirs. Ceci a entraîné
une véritable guerre entre deux camps : d'un coté les psychothérapeutes
et les " survivants " (c'est le nom qu'ils emploient pour désigner
les victimes d'abus sexuels qui en ont refoulé le souvenir), de l'autre,
beaucoup de victimes de faux souvenirs, de parents de victimes complètement
désemparés et de scientifiques, comme Elisabeth Loftus. Alors
où mènera ce débat ? Et s'étendra-t-il en Europe
? Seul l'avenir nous le dira. (2) (6)
Le refoulement est un terme beaucoup employé par certains psychothérapeutes partisans de la théorie de Freud. D'après eux, certains évènements traumatiques sont si douloureux que le corps et l'esprit préfèrent ne pas s'en rappeler, ils en refoulent le souvenir dans leur inconscient. Ainsi, ces personnes ne se souviennent plus du tout de ces événements. Cependant, elles ne sont jamais vraiment entièrement heureuses et épanouies et sont souvent malades, par exemple en dépression. Pour guérir, disent ces psychothérapeutes, il faut qu'elles aillent rechercher ce souvenir, qu'elles l'affrontent et qu'elles l'acceptent. Une des manières d'y parvenir peut être l'hypnose. (2)
L'hypnose est un " état de sommeil artificiel provoqué par
suggestion " (4). La personne hypnotisée ne semble entendre que
l'hypnotiseur, elle répond de manière automatique, ignorant tous
les aspects de l'environnement sauf ceux indiqués par l'hypnotiseur.
Il a été découvert que la mémoire et la conscience
de soi-même peuvent être changées par suggestion, et les
effets de ces suggestions peuvent être prolongés sur les activités
réveillées ultérieures.
Parmi les expériences les plus dramatiques de l'hypnose, on trouve les
distorsions de la mémoire. Si l'on suggère que des événements
fictifs se sont réellement passés, le sujet hypnotisé peut,
non seulement s'en rappeler, mais il peut également entrer dans leurs
détails.
Un moyen spécial de distorsion de la mémoire est celui de la "
régression " à un âge antérieur. C'est celui-ci
qui est souvent employé lors des séances de thérapies.
La personne hypnotisée semble revivre des évènements qui
lui sont arrivés quand elle était enfant ; son discours, son écriture
et son moteur général deviennent enfantins.
La " régression " à un âge antérieur semble
rendre le sujet hypnotisé moins concerné par la véracité
de ses souvenirs et il remplit les trous grâce à son imagination.
Ceci peut ensuite lui permettre de retrouver des souvenirs refoulés,
mais il est souvent difficile de distinguer les faits de la fiction. (5)
Fred Frankel, ancien président de la Société Internationale
d'Hypnose et professeur à la faculté de médecine d'Harvard
résume bien ce qu'on sait sur l'hypnose : " Si les études
en laboratoire ont montré de façon répétée
que l'hypnose pouvait accroître le nombre de souvenirs, certains peuvent
être exacts, mais un nombre probablement équivalent ne l'est pas.
De plus, l'hypnose amène le sujet à une confiance accrue en ses
souvenirs, indépendamment du fait qu'ils sont vrais ou faux. Des éléments
suggérés sous hypnose sont incorporés au sein de souvenirs
considérés [par le patient] comme véridiques quoique faux.
" (6)
La dépression est un " état pathologique de souffrance marqué
par un abaissement du sentiment de valeur personnelle, par du pessimisme et
par une inappétence face à la vie ". (4) La dépression
est souvent la raison qui nous amène chez le psy : on ne se sent pas
bien, on est mal dans sa peau mais, généralement, on ne sait pas
pourquoi, alors, on va voir le docteur de la psyché. C'est aussi, selon
certains psychothérapeutes, un des " symptômes " de souvenir
refoulé d'abus sexuels. La psychologie cognitive
Ce dernier siècle, de très nombreuses théories relatives
à l'apprentissage ont fait surface, des théories qu'on peut simplifier
en deux orientations : les théories stimulus-réponse et les théories
cognitivistes. Selon les théories stimulus-réponse, dont un des
représentants les plus connu est Pavlov, un lien associatif se crée
entre une action (c'est-à-dire le stimulus) et une réaction (c'est-à-dire
la réponse). Cette orientation explique bien les hypothèses physiologiques
simples, mais pas les apprentissages complexes. Aussi, d'autres théories
sont venu la compléter : les théories cognitivistes dont un genevois,
Jean Piaget est un des auteurs. Ces théories élargissent leurs
études aux activités de connaissance, telles la perception, la
mémoire, le langage et l'apprentissage. Elles partent du principe que
l'organisme agit de manière intelligente dans son milieu, en se faisant
de son environnement des représentations mentales qu'il adapte sans arrêt
à ses besoins et à ses croyances. C'est cette orientation que
suivent des personnes comme le Professeur Van Der Linden et Elisabeth Loftus.
(8) (9) (11)
Attention, ce que je viens de mentionner est très simplifié, toutes
ces théories ont chacunes leurs différences et leurs subtilités.
Le problème dans ces cas de souvenirs retrouvés, c'est qu'on
ne sait pas qui dit vrai. En effet, imaginez une patiente, déjà
très vulnérable lorsqu'elle débute une thérapie,
commençant à prendre des antidépresseurs ou d'autres pilules
de ce genre, participant à des thérapies de groupe ou la plupart
des autres participantes se demandent aussi si elles ont été abusées,
faisant des séances d'hypnose, s'éloignant de sa famille et de
ses amis. Son psychothérapeute devient son confident, son meilleur ami,
il lui demande sans cesse d'essayer de se rappeler, d'imaginer, de se souvenir...
Peut-on se fier à elle et à ses souvenirs, lorsque quelques mois
plus tard elle se souvient enfin d'un attouchement ou d'un viol ?
Mais d'un autre côté, elle a peut-être vraiment été
abusée dans son enfance et a refoulé ce souvenir trop pénible.
Ce serait, à ce moment-là, une catastrophe de ne pas la croire,
de ne pas prendre au sérieux son souvenir et son malaise.
De plus, on ne peut pas vraiment se fier au parent accusé d'inceste,
car s'il a vraiment commis ce dont on l'accuse, il risque fort bien de le nier
et de continuer à mentir. Alors qu'il ait commis ou non l'inceste, l'accusé
dira qu'il n'a rien fait.
Enfin, ce que disent les psychothérapeutes n'est pas forcément
véridique. En effet, ils sont souvent eux-mêmes aussi persuadés
que leur patient qu'il y a vraiment eu acte incestueux. Alors, comment faire
? Qui croire ? A qui se fier ? A notre mémoire ?
Les partisans à la théorie de Freud
Tout d'abord, voyons un peu ce qu'est la théorie de Freud. Au début
de son œuvre, Freud découvre chez ses patientes des souvenirs de
traumatismes de nature sexuelle survenus dans leur enfance. Mais peu après,
il " change d'avis " et déclare que ces souvenirs ne se sont
jamais réellement produits, que ce ne sont que des fantasmes et que ce
sont ces fantasmes-mêmes qui créent le traumatisme. Ainsi, il instaure
le concept selon lequel il existe une sexualité chez l'enfant, ce qui
est un des fondements de la psychanalyse.
Les psychothérapeutes qui utilisent la première théorie
de Freud, celle qui dit qu'un souvenir refoulé d'un inceste peu créer
un traumatisme, pensent que si Freud a soudainement " changé d'avis
", c'est à cause des règles sociales de l'époque,
et non parce qu'il pensait lui-même s'être trompé. Selon
eux, en voulant s'éviter des ennuis, Freud a en quelque sorte choisi
la solution de facilité.
Ces psychothérapeutes pensent donc qu'un abus sexuel subit pendant l'enfance
peut laisser des séquelles importantes et qu'une de ces séquelles
serait le refoulement de ce souvenir : un souvenir trop déplaisant serait
rangé dans un petit tiroir et fermé à clé par notre
inconscient, pour qu'il ne nous fasse pas souffrir. C'est le même principe
lorsque, consciemment, on ne veut pas penser à quelque chose de désagréable.
Qui ne s'est jamais dit avant de s'endormir : " ne penses pas à
ça, tu y penseras demain, maintenant penses à quelque chose de
plaisant sinon tu vas encore faire des cauchemars " ?
Lorsqu'on a refoulé le souvenir d'un certain événement
on est, selon ces psychothérapeutes, " en déni ", c'est-à-dire
que non seulement on ne se souvient pas de cet événement, mais
en plus on ne veut pas s'en souvenir, notre corps et notre esprit ne veulent
pas revivre les sensations très désagréables qu'amène
ce souvenir. Ainsi, l'inconscient ne livrera pas la clé du tiroir facilement.
Cependant, la victime n'est généralement pas très bien
dans sa peau, un souvenir refoulé entraîne souvent un certain malaise
chez cette personne, qui peut se traduire en dépression ou en boulimie
par exemple. C'est ce mal être qui peut amener la victime à suivre
une thérapie chez un psychothérapeute, une thérapie qui
peut aboutir à la reconnaissance d'un souvenir refoulé, à
la délivrance d'un terrible traumatisme et à la guérison.(2)
Certains de ces psychothérapeutes ont écrit des livres décrivant
les symptômes d'un abus sexuel dont on aurait refoulé le souvenir.
On peut ainsi voir si on a le profil d'une " survivante " et s'il
serait alors profitable de commencer une thérapie. En voici maintenant
un extrait (7) :
" Jusqu'à maintenant, nous n'avons jamais rencontré de femme
pensant qu'elle avait été abusée, et qui a fini par comprendre
qu'elle s'était trompée. La progression va toujours du doute vers
la confirmation. Si vous pensez que vous avez été abusée
et si votre vie en montre les symptômes, c'est que vous l'avez été.
La liste des symptômes :
1. Vous est-il difficile de savoir ce que vous voulez ?
2. Avez-vous peur de faire de nouvelles expériences ?
3. Si quelqu'un vous fait une suggestion, pensez-vous que vos devez la prendre
en considération ?
4. Suivez-vous les suggestions d'autrui comme s'il s'agissait d'ordres ?
Si vous avez répondu par l'affirmative ne serait-ce qu'à une seule
de ces quatre questions, vous pouvez conclure que vous avez subi des sévices
dans votre développement entre le neuvième et le dix-huitième
mois de votre vie, pendant la période où vous avez commencé
à ramper et à explorer le monde, en suivant votre curiosité
innée. "
Je ne ferai pas de commentaires sur les déductions tirées des
symptômes décrits pour le moment, mais je pense qu'il vaudra la
peine d'y revenir dans la synthèse.Ma rencontre avec un psychanalyste
était finalement assez différente de ce à quoi je m'attendais.
Ce que j'en ai tiré d'important, c'est que pour un psychanalyste ou un
psychothérapeute, le principal c'est le patient et son bien être.
Peu importe la véracité de ce qu'il raconte, ce qui importe c'est
pourquoi il le raconte, ce que ça cache et comment on va pouvoir le soigner.Les
personnes opposées à cette théorie
Les personnes opposées à ces psychothérapeutes pensent
que la mémoire est malléable et suggestible. C'est-à-dire
que les souvenirs ne sont pas fixes comme des photographies qu'on garde dans
un album et qui restent intactes durant le reste de notre vie. Non, les souvenirs
peuvent changer avec le temps, ils seraient plutôt comme des photos noires
et blanches qu'on colorerait et recolorerait nous-même inconsciemment
au fil du temps après avoir vécu d'autres événements
et ressenti d'autres émotions.
Comme le dit très bien le professeur Van Der Linden : "Plus vous
êtes capable de [vous] faire une image mentale vivace, précise
avec beaucoup de qualités perceptives, voir du mouvement, des odeurs…
Plus vous allez avoir des difficultés à décider si un souvenir
est un souvenir de quelque chose de vécu ou […] d'imaginé."
Et comme, dans les thérapies, on fait très souvent appel à
l'imagination, au rêve et à l'hypnose, l'apparition de faux souvenirs
va être favorisée.
Bien sûr, ces personnes sont tout à fait conscientes et d'accord
qu'il existe des abus sexuels refoulés, mais elles pensent que la façon
dont se déroulent les séances de thérapies n'est pas correcte
car ils sont propices aux faux souvenirs. Les interrogatoires de police le sont
également. En effet, les suspects ou les témoins sont souvent
impressionnés par les officiers de police, ils se sentent vulnérables
et donc, suivant comment sont posées les questions, on peut favoriser
l'implantation de faux souvenirs. Par exemple, si un officier demande à
un témoin : " la voiture était-elle bleue ? " au lieu
de " quelle était la couleur de la voiture ? " et que le témoin
ne s'en souvient plus. Il se peut que, quelques semaines plus tard, après
y avoir beaucoup pensé, peut-être même trop, après
avoir imaginé cette voiture bleue à de nombreuses reprises, le
témoin confonde imagination et souvenir et déclare que maintenant
il s'en souvient, la voiture était bleue.De mon interview du professeur
Van der Linden, je retiendrai quelques points importants : tout d'abord, on
ne peut pas se fier à sa mémoire. Il a été prouvé
scientifiquement que la mémoire est malléable, et donc on ne peut
pas se fier à elle. Ensuite, pendant les thérapies ou même
pendant une discussion à propos d'un événement avec un
ami, plus on fait appel à l'imagination, plus il y aura des risques qu'ultérieurement
on soit victime d'un faux souvenir parce qu'on risque de confondre ce qu'on
a imaginé avec ce qui s'est réellement passé. Ensuite,
les psychothérapeutes ne sont pas conscients du problème. D'après
lui, il faudrait organiser des séminaires et inclure dans leur formation
des cours sur le fonctionnement de la mémoire et sur les précautions
à prendre lors d'un interrogatoire. Enfin, le professeur Van der Linden
a tout de même insisté sur le fait que tous les souvenirs d'abus
sexuels ne sont pas des faux souvenirs, bien au contraire. L'abus sexuel existe
et il est d'ailleurs beaucoup plus fréquent qu'on ne l'imagine.
En bref, sa rencontre m'a permis de clarifier ce que j'avais lu et a confirmé
ma conviction que le phénomène des faux souvenirs est quelque
chose de très dangereux dont il faudrait plus parler.Mais comment peut-on
se souvenir de quelque chose qui ne s'est pas passé ? En fait, il y a
plusieurs facteurs qui rendent le patient très fragile et suggestible.
Tout d'abord, une personne qui décide de suivre une thérapie ne
va forcément pas très bien, elle est donc déjà plus
ou moins vulnérable. Ensuite, le psychothérapeute va mettre son
patient en confiance, il va le déresponsabiliser, le patient commencera
par demander conseil à son psychothérapeute, puis ne prendra plus
aucune décision sans l'avoir d'abord consulté, et finira par s'en
remettre entièrement à lui. Il aura ainsi un certain confort et
n'aura plus besoin de prendre de décision. Le patient suivra peut-être
aussi des séances d'hypnose, il devra essayer d'imaginer la scène,
il écrira dans son journal intime ses souvenirs et ce qui pourrait être
des souvenirs. En plus, il aura été isolé de son entourage,
sa famille et ses amis seront remplacés par son psychothérapeute
et généralement par d'autres " survivants " rencontrés
dans une thérapie de groupe. La thérapie de groupe aussi favorise
énormément les faux souvenirs. Pendant les séances, les
" survivants " se racontent des souvenirs retrouvés d'abus
sexuels tous plus affreux les uns que les autres, ils s'encouragent mutuellement,
pleurent ensemble, cherchent ensemble, imaginent ensemble, rêvent ensemble
et peut-être trouvent ensemble. On peut donc presque considérer
ces thérapies de groupe comme des sectes.
Ensuite, les psychothérapeutes prescrivent généralement
de nombreux médicaments, comme des antidépresseurs, des somnifères,
des pilules contre l'anxiété, les sautes d'humeurs, les ulcères,
les maux de tête, etc… Bref, avec tous ces médicaments, le
patient est comme drogué, et son imagination peut lui jouer des tours.
Les patients sont donc fragiles et ils ont une grande suggestibilité.
Enfin, on peut se demander comment le psychothérapeute explique que personne
ne se souvienne initialement de ces abus. En fait, la réponse clé
du psychothérapeute à tous les doutes que peuvent avoir les patientes
sur la véracité de ce dont elles se souviennent ou ne se souviennent
pas, c'est le déni. Le déni, c'est ce qui explique que les parents
nient ce qui s'est passé, c'est ce qui explique que la patiente elle-même
ne se souvienne pas forcément de ce qui s'est passé. C'est donc
ce qui explique les séances d'hypnose, de thérapie de groupe,
ces périodes de dépression, ces dizaines de cachets pris par jour,
en bref, c'est ce qui explique ces heures de thérapie. (2)
Pour mieux comprendre comment se déroulent les séances de thérapie,
je vous conseille vivement de lire un extrait du livre d'Elisabeth Loftus et
de Katherine Ketcham(2) en annexe. Il raconte l'histoire de Lynn, une victime
de faux souvenirs. Lynn avait été violée à plusieurs
reprises par son oncle quand elle avait six ans. Elle s'en souvenait très
bien. Jeune adulte, souffrant de troubles alimentaires, elle décida d'aller
voir un psychothérapeute. Celui-ci lui demanda, au premier contact, si
elle avait été abusée lorsqu'elle était enfant.
Elle répondit qu'oui, elle avait été abusée par
son oncle. La prochaine question du psychothérapeute fut, " a-t-il
été le seul ? " Pendant les séances suivantes, le
psychothérapeute s'intéressa aux parents de Lynn, " savaient-ils
qu'elle se faisait abuser ? Ils devaient savoir, cela n'a pas pu leur échapper".
Au début Lynn était persuadée que ses parents ignoraient
l'existence de ces abus, mais elle finit par céder et dire que c'était
possible qu'ils en étaient conscients.
A partir de ce moment-là, le psychothérapeute dit à Lynn
que, puisque ses parents savaient qu'elle se faisait abuser, et qu'ils n'ont
rien fait pour l'en empêcher, ils devaient y participer. Il fallait alors
que Lynn cherche au fond de sa mémoire, qu'elle imagine, qu'elle rêve
afin de retrouver les souvenirs de ces abus. Malgré sa réticence,
Lynn fit ce que son psychothérapeute lui disait. Elle commença
une thérapie de groupe avec d'autres femmes susceptibles d'être
des survivantes. Un jour, elle eut un " flash-back ", un souvenir
de son père qui abusait d'elle, puis un autre, où sa mère
la touchait, puis un autre, et encore un autre… Son psychothérapeute
lui conseilla de confronter ses parents avec ce qu'elle avait découvert,
ceux-ci n'en crurent pas leurs oreilles. Lynn s'éloigna de sa famille
et de ses amis, elle prenait de plus en plus de médicaments, s'en remettait
de plus en plus à son psychothérapeute qui était devenu
son meilleur ami et à son groupe de thérapie qui était
devenu sa famille.
Cependant, Lynn allait de plus en plus mal et tenta de se suicider à
plusieurs reprises. Elle sombrait de plus en plus jusqu'au jour où son
assurance refusa de payer ses séances de thérapie et ses médicaments.
Son psychothérapeute la laissa complètement tomber, elle fut emmenée
dans un asile public, mais le psychiatre d'Etat qui lu son dossier la renvoya
immédiatement chez elle ; elle n'avait pas besoin d'aller dans un asile,
il fallait qu'elle reprenne sa vie en main. Lynn alla chez un autre psychothérapeute,
s'inscrivit dans un programme de traitement pour alcooliques et drogués,
trouva du travail et essaya d'oublier son passé, de penser au présent
et à l'avenir comme le lui conseillait son programme. Tout le contraire
de ce que lui disait son ancien psychothérapeute. Elle finit par comprendre
que ces flash-back n'étaient que les fantasmes d'une droguée,
et reprit contact avec sa famille, malgré sa honte de ce qui s'était
passé. Lynn retrouva sa mémoire.
Comme je l'ai déjà dit, mon interview avec un psychiatre s'est
finalement déroulé de manière très différente
de ce à quoi je m'attendais. Je pensais que cette rencontre allait me
rassurer, que j'allais apprendre que les psys en général étaient
mis au courant de tout le phénomène des faux souvenirs et que
durant leur formation, on les avait rendus attentifs aux risques de manipulations
involontaires des patients pendant les séances de thérapie. Je
m'étais même dit que peut-être, ils avaient du suivre quelques
cours sur le fonctionnement de la mémoire. Alors quelle surprise pour
moi lorsque je me suis rendu compte que pour avoir une réponse du psychanalyste,
il a fallu que je précise ce qu'était un faux souvenir ! J'en
ai retenu d'une part, que malgré beaucoup d'années d'étude,
on ne leur parle pas ou presque pas de la mémoire et d'autre part, que
pour eux, ce qui est important, c'est le patient. Si un patient déclare
qu'il a peut-être été abusé lorsqu'il était
enfant, le psy ne va pas chercher à savoir si c'est vrai. Ce qui compte,
c'est avant tout de guérir le patient, et si le patient pense que c'est
possible, c'est qu'il y a une raison, et c'est cette raison que va chercher
le psy. Cela vous fait peur ? J'avoue que moi-même j'ai été
un peu effrayée par son discours, je trouvais catastrophique qu'on ne
leur avait pas parlé du danger des faux-souvenirs et des précautions
à prendre lorsqu'ils posaient des questions lors des séances de
thérapies. Cependant, j'ai ensuite réalisé que ces cas
révélés récemment aux Etats-Unis étaient
rares. Les psys qui conduisent ces thérapies qui tournent si mal sont
de mauvais psys, ils font mal leur travail, ils détruisent des familles…
Mais, ils sont peu nombreux, et presque inexistants en Europe. Alors, c'est
sûrement pour cette raison que les psys en Europe ne sont pas trop sensible
au problème, ils font bien leur travail, pourquoi leur parler de ceux
qui le font mal.Parlons maintenant des symptômes cités auparavant
: malgré tous mes efforts pour être la plus objective possible,
je ne vois strictement rien de juste, de vrai, de bien dans ces symptômes.
Ils sont complètement tirés par les cheveux, on voit tout de suite
qu'ils ne veulent rien dire, selon ces symptômes, il suffit qu'on hésite
entre un coca ou un thé froid, par exemple, pour pouvoir être sûr
d'avoir été abusé. C'est complètement aberrant,
comment peut-on être sûr de quelque chose dont on n'a aucun souvenir
et aucune preuve ! Ce qui est drôle, c'est aussi la précision que
ces auteurs arrivent à donner grâce à des questions aussi
vagues. N'est-ce pas effrayant de penser qu'aux Etats-Unis, on peut se procurer
un de ces livres pour " survivantes" dans n'importe quelle librairie
!Mon interview avec le professeur Van der Linden m'a permis de répondre
à une de mes principales questions. En effet, ce que je ne comprenais
pas, c'était surtout comment les psychothérapeutes pouvaient agir
ainsi ? N'avaient-ils vraiment aucun scrupule de prendre le risque de détruire
des familles ? Etaient-ils si cupides qu'ils prolongeaient la thérapie
fragilisant encore plus leurs patients ? En fait, ce n'est pas une question
d'argent. Les psys ne dirigent pas les patientes sur des fausses pistes de manière
voulue. Le fait est que ces psychothérapeutes y croient vraiment, ils
sont persuadés que leurs patientes ont vraiment été abusées
et qu'elles en ont refoulé le souvenir, ils veulent les aider, en vérité
ils pêchent par excès de zèle.
De plus, cet entretien m'a confirmé que la mémoire était
malléable et qu'on ne peut pas s'y fier. C'est alors assez effrayant
de découvrir que nos souvenirs ne sont pas forcément tous exacts,
que ce n'est pas parce qu'on se rappelle d'un évènement qu'il
s'est vraiment produit. Par ailleurs, un même événement
n'est généralement pas ressenti de la même manière
chez deux, trois, dix, cent personnes différentes. Tout dépend
de l'humeur du moment, des émotions procurées par cet événement,
et bien sûr du caractère de la personne.L'extrait montre très
bien comment se déroule la fabrication de faux souvenirs et à
quel point certains psychothérapeutes en sont responsables. Ils ne se
rendent pas compte de l'influence qu'ils ont sur leur patient, qu'ils peuvent
implanter des souvenirs facilement, à cause d'une simple suggestion.
De plus, ils prennent tout le problème à l'envers ! En effet,
grâce aux " symptômes " que lui décrit sa patiente,
le psychothérapeute affirme qu'elle a été abusée
dans sa jeunesse, et c'est alors qu'ensemble, le psy et sa patiente vont essayer
de retrouver les " preuves " de cet abus, c'est-à-dire des
souvenirs refoulés. Mais, en discutant autour de moi, notamment avec
des gens qui ont eu une formation en psychologie, je me suis rendue compte que
ce n'est pas du tout ainsi que doit se dérouler une thérapie.
Le psy ne doit rien suggérer, il peut essayer de faire le lien entre
les différents évènements que le patient lui raconte, mais
en aucun cas doit-il affirmer que le patient s'est fait abuser si lui-même
ne s'en souvient pas !
Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham ont écrit ce livre dont j'ai beaucoup
parlé, Le syndrome des faux-souvenirs. (2) Elles font parties de ces
personnes qui luttent contre les faux souvenirs et essayent de sensibiliser
la population au problème. Elisabeth Loftus joue un rôle clé
dans le débat sur les faux souvenirs. Elle intervient comme expert dans
de nombreux procès, écrit beaucoup d'articles et fait de nombreuses
recherches et séminaires, mais elle a beaucoup d'opposants. Ceux-ci soutiennent
la théorie du refoulement et du déni, et trouvent qu'avec son
livre et ses articles, elle déforme et minimise la réalité
des abus sexuels. Les malheureuses femmes qui souffrent déjà de
l'abus en lui-même endurent encore le scepticisme de la population. Ils
estiment que les situations décrites dans son livre, comme l'histoire
de Lynn, sont exagérées, et qu'elles devraient être compensées
par des récits de séances qui se déroulent de manière
plus correcte. Bien sûr qu'il existe de mauvais psychothérapeutes,
mais on trouve aussi de mauvais médecins, de mauvais avocats, de mauvais
présidents, et on ne les condamne pas tous pour autant ! disent-ils.A
l'avenir, ce qu'on peut craindre de ce problème du " syndrome des
faux souvenirs ", c'est que, comme beaucoup de nouveautés purement
américaines au départ, il ne s'étende en Europe et peut-être
même en Asie par la suite. On pourrait alors voir de mauvais psychothérapeutes
se multiplier et ainsi les victimes de faux souvenirs d'abus sexuels deviendraient
aussi fréquentes que les vraies victimes d'abus sexuels.
En conclusion, je pense que mon sujet est tout aussi intéressant qu'assez
effrayant. En effet, j'ai ainsi pu découvrir qu'on ne peut pas toujours
se fier à sa mémoire. Cela signifie qu'en vérité,
lorsqu'on dit : " Bien sûr que c'est arrivé, je m'en souviens,
j'étais là, " on ne prouve rien du tout ! Un souvenir n'est
pas une preuve au sens propre. C'est d'autant plus inquiétant que plus
on a de l'imagination, plus il y a de risques qu'on confonde plus tard réalité
et imaginaire, et qu'on soit victime d'un faux souvenir. Etant une grande rêveuse,
je me dis que peut-être dans quelques années, je ne saurais plus
faire la différence entre ce qui m'est vraiment arrivé et ce que
j'ai imaginé. Cela prête à réflexion, mais on ne
peut s'interdire de rêver et d'imaginer, alors, comment faire ? Je pense
qu'il faut simplement garder en tête que notre mémoire peut se
tromper, et donc cela ne sert à rien de se disputer inlassablement avec
quelqu'un à propos d'un désaccord sur un souvenir.Je crois que
ce qui a été le plus dur pour moi dans ce travail, mis à
part l'écriture, c'était de rester objective. J'ai fait de mon
mieux, mais je sais que parfois, je n'ai pu contenir mes émotions. C'est
difficile de ne pas montrer qu'on a pris parti lorsqu'on est entièrement
d'accord avec une des opinions. Les psychothérapeutes américains
qui soutiennent qu'on ne peut pas implanter des souvenirs dans la mémoire
des patientes ont raison lorsqu'ils disent aussi qu'il ne faut pas minimiser
la fréquence et l'horreur des abus sexuels afin de ne pas enfoncer les
vraies victimes d'abus sexuels dans leur mal être. Leurs opposants sont
d'ailleurs tout à fait d'accord sur ce point. Ceux-ci ne veulent pas
rendre l'abus sexuel moins grave qu'il ne l'est, seulement ils veulent aussi
rendre la population attentive au fait que la mémoire est malléable,
que des souvenirs peuvent être implantés chez une personne totalement
saine d'esprit et qu'il faut donc faire attention à la manière
dont se déroulent les séances de thérapie et les interrogatoires
de police. Ainsi, les opposants à ces thérapeutes sont tout de
même modérés et ont, à mon avis, entièrement
raison.Quelles pourraient être les solutions aux problèmes des
faux souvenirs ? Bien sûr, les faux souvenirs existeront toujours, comme
je l'ai déjà dit, on ne peut pas " s'arrêter d'imaginer
et de ressentir des émotions ". Cependant, je pense qu'il faudrait
parler des faux souvenirs, afin que tout le monde se rende compte qu'on ne peut
pas se fier aveuglement à sa mémoire. Il est vrai que de parler
des faux souvenirs concernant les abus sexuels peut nuire aux véritables
victimes d'abus sexuels. Celles-ci pourraient avoir l'impression qu'on ne les
croit pas ou qu'on ne trouve pas ces abus importants. Mais, rien n'empêche
de parler de la malléabilité de la mémoire sans forcément
parler des abus sexuels. Ce travail m'a permis de me familiariser un petit peu
avec l'université et la recherche. C'était assez impressionnant
de parler avec le professeur Van der Linden, un expert qui fait vraiment des
recherches faisant avancer les connaissances sur la mémoire. Ce travail
a permis de confirmer une de mes pensées : il y a d'innombrables sujets
dont les théories ne sont que des suppositions, personne ne sait vraiment
comment tout cela fonctionne. La mémoire fait partie de ces sujets, les
théories se modifient constamment grâce aux nouvelles recherches
et aux nouvelles découvertes.Je crois que si je peux me permettre de
donner un conseil, ce serait celui-ci : si un jour vous ressentez le besoin
d'aller voir un psychothérapeute, alors il faudrait prendre son temps
avant de commencer la thérapie proprement dite, et prendre rendez-vous
chez deux, voir trois psychothérapeutes, juste pour se faire une idée
et être sûr qu'ensuite vous ferez votre thérapie chez le
thérapeute qui vous convient le mieux.
Grâce à ce travail, j'ai aussi pu me rendre compte de ce qu'est
la mémoire. Bien sûr, la mémoire étant un sujet très
compliqué, je ne suis pas une experte, mais j'ai réalisé
que la mémoire est peut-être une des choses les plus précieuses
pour un être humain. C'est ce qui rend nos vies si riches en émotions,
en sentiments et en humeurs. Nos souvenirs ont une influence inimaginable sur
notre personnalité. Une vie sans mémoire, ce n'est pas une vie,
c'est juste une succession de moments présents. Alors, même si
l'on ne peut pas entièrement se fier à sa mémoire, on doit
tout de même être reconnaissant que chaque matin, lorsqu'on se réveille,
on se souvient de ce qu'on a fait la veille.
Livres et revues
(1) David G Myers (1995), Psychologie, Médecine-sciences Flammarion,
p. 287-319
(2) Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham (1997), Le syndrome des faux-souvenirs,
Edition Exergue
(3) Philippe Lambert (septembre 2002), Vers le concept d'une mémoire
multiple, Tempo Médical, p. 12-15
(4) Le petit Larousse illustré 1997, Dictionnaire encyclopédique
(5) (1984), The New Encyclopaedia Britannica (Macropaedia), Encyclopaedia Britannica
Inc., 15th edition
(6) Olivier Blond (juillet-août 2001), Le syndrome des faux souvenirs,
La Recherche (n°344), p. 69-71
(7) Lear (1992), Retrouver l'enfant en soi, Edition le Jourparu cité
par Elisabeth Loftus et Katherine Ketcham dans Le syndrome des faux-souvenirs,
Edition Exergue (1997)
(8) Alain Lieury (1997), La psychologie est-elle une science ?, Dominos Flammarion
(9) Jo Godefroid (1993), Les fondements de la psychologie-science humaine et
science cognitive, Editions Etudes vivantes
(10) Jean-Claude Liaudet (2002), La psychanalyse, Le cavalier bleu
(11) Maurice Reuclin (1978), Psychologie, Edition Puf, p. 147-151
Jean-Yves et Marc Tadié (1999), Le sens de la mémoire, Gallimard,
p. 240-250
Ibid. p. 286-293
Ibid. p.297-303
M. James Nichols and William T. Newsome (2 December 1999), The neurobiology
of cognition, Nature (vol. 402), p. C35-C38
Regina M. Sullivan, Margo Landers, Brian Yeaman, Donald A. Wilson (7 septembre
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Ivan Izquierdo, Daniela M. Barros, Tadeu Mello e Souza, Marcia M. de Souza,
Luciana A. Izquierdo, Jorge H. Medina (18 juin 1998), Mechanisms for memory
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Anne Ancelin Schützenberger (1993), Aïe, mes aïeux ! , La méridienne,
Desclée de Brouwer
Internet
Sigmund Freud, Données encyclopédiques, copyright © 2001
Hachette Multimédia/Hachette Livre, page consulté le 26 avril
2003
http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/sy/sy_1046_p0.html
Tout d'abord je voudrais dire un grand merci à M. Lombard qui m'a beaucoup
aidée et encouragée tout au long du travail. J'ai vraiment senti
qu'il y avait quelqu'un sur qui je pouvais compter, si jamais j'avais besoin
d'aide.
Je voudrais aussi remercier Martial Van der Linden, professeur de neuropsychologie
aux universités de Genève et de Liège pour m'avoir accordé
un peu de son temps.
Merci aussi au Docteur Chauvin pour une interview qui m'a été
très bénéfique.
Enfin je voudrais remercier Valentine Rubeli, logopédiste, pour avoir
lu le livre d'Elisabeth Loftus et de Katherine Ketcham et m'avoir donné
son point de vue sur le sujet.
" Effectivement, on ne peut pas se fier à sa mémoire. "
" Plus votre souvenir est construit avec des détails sensoriels,
perceptibles d'odeurs etc., plus vous allez jugez que vraisemblablement, vous
avez vécu cet événement."
" La mémoire, c'est un phénomène constructif […]
et en fonction d'indices qu'on utilise pour récupérer un souvenir,
on peut récupérer des aspects différents du souvenir. […]
Donc récupérer un souvenir, c'est toujours reconstruire une situation.
Et quand on a récupéré une information, un souvenir, […]
on peut le modifier, malheureusement, et on peut y intégrer de nouvelles
choses. "
" Il y a un certain nombre de psychothérapeutes qui ont une très
très mauvaise connaissance du fonctionnement de la mémoire, du
mécanisme de la mémoire. Des gens qui ne se sont pas necessairement
tenu à jour et qui ne sont pas conscients du phénomène.
"
" Ce que vous [devez retenir] comme méchanisme de base par rapport
à l'implantation de faux souvenirs, c'est le fait qu'à un certains
moment, pour des raisons différentes, la personne confond quelque chose
qu'on lui a raconté ou qu'elle a imaginé avec quelque chose qu'elle
croit avoir vécu. […] Mais qu'on soit bien clair, ça ne
veut pas dire que tous les souvenirs d'abus sexuels sont de faux souvenirs.
"
" Mon intérêt […] va moins être d'éclaircir
la véracité ou non du dit-souvenir que d'essayer de comprendre
quel est l'économie de ce dit faux souvenir dans l'équilibre général
de la personne. "Extraits du livre d'Elisabeth Loftus et de Katherine Ketcham,
Le syndrome des faux-souvenirs, Edition Exergue (1997) p.29 à p.43
" Il l'assit sur le siège arrière de sa vieille fourgonnette
et la força à regarder. Il sortit son couteau de poche et éventra
le poisson. " C'est dégoûtant," s'écria-t-elle
avec une grimace horrifiée en voyant les tripes du poisson tomber sur
le sol poussiéreux du Texas. Il sourit en essuyant sur son jean ses mains
tachées de sang. Il défit d'une main sa ceinture; de l'autre,
il la serra fort contre sa poitrine et la plaqua contre le siège. Elle
fixa le plafond moisi et ressentit une sensation étrange dans ses jambes,
qui pendaient hors du camion; elles les sentaient comme gonflées de sang,
lourdes, déconnectées, de plus en plus engourdies.
Il releva sa robe et elle sentit quelque chose de chaud et dur contre son ventre.
Elle sentit la lame l'éventrer du sternum au pubis. Elle hurla de terreur
en se débattant, certaine de voir ses tripes se déverser sur le
plancher rouillé de la fourgonnette, vidée comme le poisson mort.
Il rit ; puis, frappant le plat de la lame contre sa paume: " T'as eu la
trouille que j'te coupe, hein? ". Il posa le couteau et défit son
pantalon, en quelques secondes. Alors, il y eut la douleur familière,
les poussées, la sensation d'être disloquée, ses fesses
frottant contre le vinyle brûlant, l'impression bizarre de flotter en
l'air en surplombant la scène.
Quand tout fut terminé, ils rentrèrent à travers les champs
de pétrole du Texas. Il y avait le soleil brûlant, les tourbillons
de poussière, et son oncle qui riaient de ses propres histoires drôles.
Lynn Price Gondolf n'a jamais oublié avoir été violée
par son oncle quand elle avait six ans. Elle pouvait se remémorer d'autres
scènes semblables à travers les années: des détails
concrets et précis de caresses, de sodomie, de manipulations sadiques
et même de torture. Vingt ans plus tard, elle pouvait encore sentir le
bord chaud et ensanglanté du couteau contre son ventre. Elle pouvait
se rappeler la couleur de ses sandales et son écorchure à sa cheville,
le ciel chauffé à blanc et la poussière dans ses dents.
Elle pouvait se rappeler l'oeil mort., fixe, du poisson... comme ses yeux, pensait-elle,
alors qu'elle s'élevait en regardant vers le bas son oncle et l'enfant
emprisonnée sous son corps pesant, les jambes pendantes hors du camion.
Les années passèrent mais les souvenirs restèrent., comme
des intrus indésirables impossibles à chasser.
Treize ans après que son oncle l'eût violée pour la dernière
fois, Lynn décrocha le téléphone et appela une clinique
thérapeutique dans son voisinage. Depuis des années, elle souffrait
d'un trouble alimentaire et pesait 25 kilos de trop. Elle ingurgitait toutes
sortes de
nourritures malsaines, puis se rabattait sur les diurétiques, les laxatifs
et les purges. Chaque cycle de boulimie et de purge ne faisait qu'augmenter
son sentiment de culpabilité et ses remords. Elle était déprimée,
anxieuse, remplie de honte et désespérée de ne pas
contrôler son corps. Elle voulait être " normale ". C'est
ce qu'elle expliqua au thérapeute qui répondit à son appel.
Il écouta son histoire, se tut un moment, puis lui demanda: " Lynn,
a-t-on abusé de vous sexuellement? "
" Oui, " répondit-elle, surprise par la capacité du
thérapeute à lire dans son passé à partir de ses
symptômes. Elle relata brièvement, les viols par son oncle.
" A-t-il été le seul? "
Elle rit. " Ça m'a suffi. "
Lynn commença aussitôt une psychothérapie et, dès
le début, son thérapeute s'attacha à retrouver les détails
explicites des abus sexuels de son enfance. Il insistait sur la nécessité
de retrouver les détails pénibles de ce qui s'était passé
dans la fourgonnette, jusqu'à
décrire la taille et la forme du pénis de son oncle. Elle dut
revivre, plusieurs fois, les souvenirs douloureux. À l'issue de la deuxième
ou troisième séance, les questions de son thérapeute se
portèrent, sans détours, vers ses parents.
" Où étaient tes parents durant ces épisodes de viol?
" demanda-t-il. " Ne savaient-ils pas que ton oncle te molestait?
"
" Je ne le leur ai jamais dit, " répondit-elle, " pas
jusqu'à cette année. "
" En es-tu sûre? Réfléchis-y, Lynn... Pense à
toutes les fois où tu es partie avec lui. Combien de fois: vingt ou trente?
Qu'est-ce que tes parents pouvaient donc bien penser, lorsque ton oncle t'emmenait
en voiture? "
Elle protesta. " Ils ne savaient pas, parce que je ne leur disais rien.
J'avais trop honte. Ils étaient pauvres comme Job, ils travaillaient
douze heures par jour, chaque jour de la semaine, et ils avaient trois autres
enfants. J'étais l'aînée, et ils supposaient que je
pouvais me débrouiller toute seule, et que je leur parlerais si quelqu'un
me faisait du mal. "
" Tout ce que je veux, c'est que tu y réfléchisses, "
dit-il d'un ton doux et rassurant. "Essaie d'imaginer la scène.
Tu étais une fillette de six ans, partant avec son oncle pour plusieurs
heures. Tu revenais sale, en sueur, probablement épouvantée. Tu
as sans doute
pleuré, tu étais dans tous tes états, tu t'es accrochée
à ta mère. Penses-tu réellement qu'ils ne savaient pas
que quelque chose d'anonnal se passait? Réfléchis-y, Lynn. Continue
à te rappeler exactement ce qui s'est passé. "
Elle y réfléchit. Bientôt, elle ne pouvait penser à
rien d'autre. Son thérapeute ne cessa de l'encourager à fouiller
sa mémoire, lui suggérant d'écrire un journal et de pratiquer
l'auto-hypnose en se relaxant et en respirant profondément, pour essayer
de se rappeler ce
qui s'était passé. Après quelques semaines de thérapie
intensive et d'introspection (soul searching), elle céda. " Tu as
peut-être raison, " dit-elle. " Peut-être que mes parents
savaient." *
Son thérapeute changea alors d'objectif. " Si tes parents étaient
au courant, pourquoi ont-ils laissé les choses continuer ? " Elle
haussa les épaules, ce qui incita le thérapeute à tourner
sa question différemment. " Maintenant que nous savons qu'ils savaient,
et que
nous savons qu'ils n'ont rien fait pour arrêter tout ça, peut-être
pouvons-nous nous demander: faisaient-ils partie du problème ? Est-il
possible que ton père, ou ta mère, ou les deux ensemble, aient
aussi abusé de toi ? "
Lynn se mit à nouveau sur la défensive. Peut-être que ses
parents ne voulaient simplement pas y penser, ou peut-être qu'ils savaient
mais ne pouvaient pas croire que c'était vrai. Peut-être qu'ils
faisaient de leur mieux, même s'ils ne me protégeaient pas, même
s'ils n'étaient pas capables d'arrêter les viols. Ils n'étaient
pas parfaits, mais ils faisaient de leur mieux.
Elle essaya de ramener la conversation sur ses troubles alimentaires. "
J'ai encore des difficultés pour me contrôler, " dit-elle.
" J'ai l'impression que je ne peux pas m'arrêter de m'empiffrer pour
aller ensuite me purger. "
" Ce que tu essaies de vomir, c'est un flash-back, " conclut le thérapeute.
" Si tu parviens à te rappeler la vérité sur ton passé,
le besoin de te purger te passera, et tes troubles alimentaires disparaîtront.
"
" Ma mère et mon père ne m'ont jamais touchée ! "
dit-elle, soudainement en colère.
" Lynn, Lynn, " dit-il, avec la voix patiente d'un parent cherchant
à amadouer un enfant rebelle, " tes symptômes sont trop graves
et trop persistants pour que les abus sexuels de ton oncle suffisent à
les expliquer, aussi terribles que ces abus aient pu être. Tu te rappelles
ces incidents, tu y as fait face et tu en es venue à bout. Mais ton trouble
alimentaire persiste, tu n'as toujours pas regagné le contrôle
de toi-même, et tu ne comprends pas pourquoi. Je pense qu'il doit y avoir
quelque chose d'autre dans ton passé, quelque chose de bien
pire, auquel tu n'as pas encore fait face. "
Pense, lui dit-il, écris, rêve, imagine. Va en profondeur dans
ton inconscient et sors-en tous ces souvenirs. Si seulement tu peux te rappeler,
tu te sentiras beaucoup mieux.
Après un mois d'efforts désespérés mais vains, Lynn
accepta d'assister, en plus de ses séances individuelles, à des
séances de groupe hebdomadaires, en compagnie de huit autres patientes.
" Vous êtes en sécurité ici, en compagnie de personnes
qui s'intéressent vraiment à vous, " expliqua le thérapeute
aux femmes présentes, dont les problèmes allaient de troubles
alimentaires aux abus sexuels, en passant par la dépression. "Laissez
venir les souvenirs, n'en ayez pas peur. Si vous pouvez retrouver ces souvenirs
enfouis depuis si longtemps, ils perdront leur pouvoir sur vous, et vous serez
libres de redevenir vous-mêmes. "
Il aimait parler de la "porte " de l'inconscient. Il expliquait que
chacun a une porte, fermé par un verrou, qui garde les souvenirs douloureux
et traumatiques loin de la conscience. Lorsque nous nous sentons "en sécurité
", c'est-à-dire protégés au niveau physique et émotionnel,
et entourés de gens attentionnés qui souhaitent notre guérison,
le verrou s'ouvre spontanément et les souvenirs se libèrent. Il
encourageait le groupe: " Laissez le verrou
s'ouvrir. N'ayez pas peur. "
Lynn avait peur. Elle était terrorisée. Tout ce à quoi
elle croyait, tout ce qui était important pour elle était remis
en question. Elle avait toujours cru que son père et sa mère l'aimaient
et l'avaient protégée... Mais alors, pourquoi ne l'avaient-ils
pas protégée contre
son oncle ? Était-il possible que son thérapeute eût raison
? Se pouvait-il que ceux qu'elle aimait le plus au monde, ses parents en qui
elle avait toujours eu confiance, eussent abusé d'elle? S'ils l'avaient
molestée, cela voulait dire que toute sa vie reposait sur un mythe, un
mensonge. Était-il possible qu'elle se soit trompée durant toutes
ces années ? Comment son esprit pouvait-il avoir rejeté des pièces
aussi importantes de son passé ?
Toutes ces questions se bousculaient dans l'esprit de Lynn, et elle commença
à se demander si elle ne devenait pas folle. Si elle ignorait la vérité
sur son passé, alors sa perception de la réalité devait
être complètement faussée. Si elle ne connaissait pas la
vérité
sur ses parents, comment pouvait-elle imaginer comprendre les motivations des
autres ? Si on l'avait trompée si facilement, qui serait le prochain
à abuser d'elle ?
Préoccupé par ses changements d'humeurs imprévisibles et
ses dépressions de plus en plus graves, son thérapeute l'envoya
chez un médecin, qui lui prescrivit des antidépresseurs et des
somnifères. Les médicaments semblaient la soulager, mais elle
ne se sentait réelle et
vivante qu'en présence de son thérapeute ou en séance de
groupe. Elle ne se sentait comprise et appréciée qu'en thérapie.
Elle acquit progressivement l'impression que son thérapeute comprenait
exactement ce qui se passait dans son esprit. Il était si sûr de
lui lorsqu'il garantissait aux membres du groupe qu'elles trouveraient cette
vérité mystérieuse, et que, lorsqu'elles l'auraient trouvée,
tous leurs problèmes s'envoleraient. Son leitmotiv était : "
Ensemble, nous trouverons la vérité, et la vérité
vous rendra libres. "
Dès la première réunion du groupe, la quête de vérité
commença pour de bon. Les huit femmes s'assirent en cercle serré,
racontant leur histoire à tour de rôle, encouragées verbalement
par leur thérapeute à s'étendre sur les détails.
Lynn parla pendant une heure
et demie, passant par le menu les viols de son oncle. Après quoi l'une
des femmes éclata en sanglots. " Je comprends pourquoi Lynn a tant
de problèmes. Elle a de bonnes raisons d'avoir des problèmes.
Mais où est mon problème ? Pourquoi suis-je si malheureuse ? "
" Continuez à rechercher ces souvenirs perdus," dit le thérapeute
pour la rassurer. " Quelque chose dans votre passé essaie de se
faire entendre. Continuer à écouter, à attendre, à
regarder, à imaginer. Ces souvenirs reviendront. "
Le premier " souvenir " apparut comme un éclair dans l'esprit
de Lynn, alors qu'elle conduisait sa voiture pour faire des courses. Tandis
qu'elle attendait nerveusement la fin d'un feu rouge, son esprit se remplit
soudainement d'une image: un homme se tenait
dans le coin d'une pièce sombre. C'était comme si quelqu'un avait
pris une vieille photographie en noir et blanc, en avait arraché les
coins, et l'avait introduite dans sa tête. Ébranlée, elle
retourna tout de suite chez elle et appela son thérapeute.
" Peux-tu identifier l'homme qui apparaît dans ce souvenir?"
demanda-t-il.
" Je pense que c'est mon père," répondit-elle. Au fur
et à mesure qu'ils parlaient, l'image devenait moins floue dans son esprit.
" Oui, oui, je suis sûre que c'est mon père. "
" Que fait-il? "
"Il est debout dans le coin. Je ne peux voir que sa tête. "
" Pas son corps ? "
" Non, juste sa tête, dans le coin. "
" Est-ce qu'il fait des gestes, est-ce qu'il bouge ? "
" Non, il est juste là, debout. "
" Ou es-tu, quel âge as-tu ? " Le thérapeute avait l'air
excité.
" Je dois avoir six ou sept ans, " dit Lynn. " J'ai l'impression
d'être allongée sur un lit, ou quelque chose d'autre, et je le
regarde. "
" Imagine que ton père marche vers toi, " suggéra le
thérapeute. " Imagine qu'il se rapproche du lit. Peux-tu me dire
ce qui se passe ensuite ? "
Lynn commença à pleurer, parce qu'une partie manquante de la scène
venait soudain d'apparaître. " Il est juste au-dessus de moi, "
murmura-t-elle. " Je peux sentir qu'il me touche. Il touche mes jambes.
"
Un autre fragment de souvenir vint prendre sa place, puis un autre, et encore
un autre... Elle pouvait tout voir à présent.
" Il écarte mes jambes. Il se tient au-dessus de moi. Il est sur
moi. " Elle ne pouvait contrôler ses larmes et parlait difficilement
à travers ses sanglots. " Mon Dieu, Mon Dieu, Papa, non, Papa, non
! "
Quelques semaines plus tard, un autre souvenir émergea. Lynn avait parlé
au groupe d'un épisode de sa vie, survenu lorsqu'elle était à
l'école primaire. Sa mère lui donnait un bain et lui mettait des
bigoudis de couleur rose. " Elle me tirait les cheveux dans le cou, "
se rappela Lynn. " Je n'aimais pas ça ; ça me faisait mal.
"
Son thérapeute voulait s'étendre sur cet épisode. "
S'est-il passé quelque chose de significatif dans le bain ? " Lynn
répondit que non, rien d'autre ne s'était passé ; tout
ce dont elle se souvenait, c'était les bigoudis et ce pincement. Son
thérapeute lui suggéra que, peut-
être, elle bloquait inconsciemment un souvenir traumatique. " Pense
à ce qui s'est passé dans la baignoire, " dit-il. "
Rentre chez toi et réfléchis, écris, imagine, fouille ton
âme. "
Trois jours plus tard, Lynn eut un autre flash-back. Elle se voyait dans la
baignoire. Sa mère lui lavait les cheveux, et sa main commença
à descendre lentement sur la poitrine de Lynn. Elle commença à
frotter les seins de Lynn, puis sa main continua à descendre, touchant,
remuant, explorant les parties interdites.
Alors que Lynn racontait ses souvenirs au groupe, elle rougit d'embarras et
de honte. "Ton corps se rappelle la honte que tu as ressentie il y a vingt-cinq
ans," expliqua le thérapeute. " Un "souvenir corporel"
(body memory) est un signe puissant que ton corps a stocké ce souvenir
comme une sorte d'énergie physique. Maintenant que tu es prête
à faire face à ton passé, les souvenirs oubliés
émergent spontanément, déclenchant une forte réaction
physiologique. Tu ressens ce qui doit être de nouveau ressenti, tant au
niveau physique qu'au niveau émotionnel. "
Cela faisait moins de deux mois que Lynn était en thérapie lorsque
son thérapeute lui suggéra de confronter ses parents avec la "
vérité " sur son passé. Selon lui, la seule manière
pour elle de se libérer du passé était de rencontrer ses
parents et de leur parler ouvertement des abus qu'elle avait subis de leur part.
L'idée remplit Lynn d'horreur, mais son thérapeute l'assura qu'il
serait à ses côtés et la soutiendrait à chaque moment.
Un face-à-face était le seul
moyen sûr de traverser puis de dépasser ses souffrances, insistait-il.
Lynn appela ses parents et leur apprit qu'elle suivait une psychothérapie
pour ses troubles alimentaires. Elle expliqua qu'elle suivait trois ordonnances
médicales contre la dépression, l'anxiété et l'insomnie,
et qu'elle avait des pulsions suicidaires. Son thérapeute
était préoccupé par son état et pensait qu'une rencontre
avec ses parents pouvait l'aider. Pouvaient-ils venir assister à une
séance ? Oui, bien sûr, répondirent-ils, quand et où
tu voudras.
La semaine précédant la rencontre, Lynn se livra dans le groupe
de thérapie à des répétitions en vue de la confrontation
avec ses parents. " Tu es trop gentille, " lui dirent les autres femmes
du groupe. " Tu devrais être plus énergique à propos
de tes sentiments. "
" Tu es est en déni (you're in denial) " lui dit son thérapeute,
" parce que ton "enfant intérieur" (inner child) conserve
encore cette loyauté envers tes parents. Rappelle-toi : ils ne pouvaient
pas ignorer les abus que tu as subis ; et s'ils savaient, cela veut dire qu'ils
y ont participé. Sois forte, ne recule pas. "
Lynn se présenta à la rencontre fatidique avec une liste écrite
de toutes les blessures et de tous les traitements abusifs que ses parents étaient
censés avoir commis. Son thérapeute commença par expliquer
que Lynn était gravement malade ; elle souffrait depuis plusieurs années
d'un problème alimentaire, et elle venait récemment de développer
une dépression majeure. Il conclut ainsi : " La survie de votre
fille dépend de vous. Écoutez attentivement ce que votre fille
va vous dire, sans l'interrompre. "
Lynn se mit à lire sa liste : Vous ne m'avez jamais comprise. Vous ne
m'avez jamais réellement aimée. Vous n'êtes pas venus voir
mes matchs de basket-ball. Vous ne vous êtes jamais intéressés
à ce qui se passait à l'école. Vous aviez l'habitude de
hurler après moi et
de me frapper. Un jour, Papa m'a traitée de putain. Mon oncle m'a violé
régulièrement, et vous n'avez rien fait pour l'en empêcher.
" Nous ne savions pas qu'il abusait de toi, " dit son père,
en bafouillant. " Mais peut-être que nous aurions dû savoir.
Si nous avions su, chérie, nous t'aurions protégée. "
" N'interrompez pas, s'il vous plaît, " dit le thérapeute.
La mère de Lynn était en pleurs. Le thérapeute lui passa
une boîte de mouchoirs en papier.
Lynn continua à lire sa liste. Vers la fin, elle hésita. La semaine
précédente, en thérapie de groupe, elle avait discuté
d'un souvenir traumatique où apparaissait une soeur de son père,
une habituée des établissements psychiatriques. Quand Lynn avait
à peu près sept ans, sa tante l'avait prise à part et lui
avait dit: " Tes parents se sont mariés deux semaines après
ta naissance. Cela veut dire que ton papa n'est peut-être pas ton papa.
Tu es peut-être l'enfant d'un autre homme. "
Lorsqu'ils avaient discuté en groupe de la liste que Lynn devait lire
à ses parents, ils l'avaient poussée à ce qu'elle aborde
cette question avec eux. Son thérapeute avait approuvé : "
Sans cela, tu ne guériras jamais. "
Elle avait écrit une question simple. Regardant droit vers son père,
Lynn finit par la prononcer: " Es-tu mon père ? "
Son père marmonna quelque chose comme: " J'crois qu'oui. "
Lynn se leva et quitta la pièce, et le thérapeute la suivit aussitôt.
Dans le couloir, il la serra contre lui. " Tu as été merveilleuse,
" lui dit-il. Derrière la porte fermée, elle pouvait entendre
les sanglots de sa mère.
L'année suivante, Lynn essaya de se suicider cinq fois. Après
une de ses tentatives, elle fut hospitalisée deux jours. Elle suivait
plusieurs ordonnances simultanément, prenant du Xanax contre l'anxiété,
du Melleril contre ses flash-back, du Lithium pour ses
sautes d'humeurs, du Azantac et du Carasate pour ses ulcères, du Restoril
pour dormir et du Darvocet pour ses maux de tête. Son thérapeute
ne cessait de modifier ses diagnostics. En moins d'un an, les diagnostics de
Lynn couvrirent la liste suivante : syndrome
schizo-affectif, trouble bipolaire, dépression névrotique, stress
post-traumatique, trouble dissociatif, trouble dysthymique et personnalité
borderline.
Les autres femmes du groupe se trouvaient aussi sur une pente dangereuse. Au
cours de leur première réunion, lorsqu'elles s'étaient
présentées les unes aux autres, seule l'une d'entre elles s'était
identifiée comme une victime d'abus sexuels. Après trois mois
de
séances hebdomadaires, elles avaient toutes retrouvé des souvenirs
d'abus sexuels perpétrés par un ou plusieurs membres de leur famille.
Elles étaient toutes des " survivantes " (survivors), selon
le jargon convenu.
Dès que le thérapeute eût établi que chaque femme
du groupe avait été abusée par un membre de son entourage
familial, il leur conseilla d'éviter les réunions familiales.
" La famille possède un système de déni très
élaboré, " expliqua-t-il, " et ce n'est qu'en vous
retirant du système familial que vous pouvez espérer guérir.
"
Un jour, l'une des femmes éclata en sanglots. " Je veux parler à
mon frère, il me manque tant. S'il te plaît, tout ce que je veux
faire, c'est l'appeler et lui dire combien je l'aime. "
" C'est trop dangereux, " répondit le thérapeute. "
Ton frère est en déni à propos de ce qui s'est passé
avec toi. Si tu essaies de rétablir une relation avec lui, tu vas être
entraînée toi-même à nouveau dans le déni.
Tu es trop vulnérable maintenant, tu dois devenir plus forte. Rappelle-toi
: nous sommes ta famille, maintenant. Nous sommes les seuls en qui tu puisses
avoir confiance. "
Lorsque les femmes du groupe recevaient des cartes ou des lettres de leurs familles,
elles les apportaient au réunions pour les lire et les analyser. Lynn
partagea une brève note de son père, signée " Je t'aime,
Papa. " Après une longue discussion, le groupe conclut que son père
essayait de la convaincre qu'il était bien son père et qu'il tentait
sournoisement de la ramener vers la famille. On lui conseilla de garder ses
distances. Fais attention. N'abaisse pas tes défenses.
Les efforts pour retrouver les souvenirs enfouis s'intensifiaient. Un jour,
le thérapeute de Lynn lui demanda de fermer les yeux, de respirer profondément
et de se relaxer ; après quelques instants, il essaya de la faire "
régresser " jusqu'au jour de sa naissance, selon la
technique dite du rebirthing. Lynn ferma les yeux et se concentra, essayant
de toutes ses forces de retrouver le souvenir de sa naissance. Mais les images
ne venaient pas. Son thérapeute l'encourageait à persévérer.
" Si tu ne peux pas te rappeler les détails, contente-toi d'imaginer
à quoi cela pouvait ressembler. Visualise le ventre de ta mère,
imagine-toi comme un petit bébé sans défense, pense à
ce que tu devais ressentir en venant au monde. "
Quand il s'avéra que la régression ne parvenait pas à faire
remonter les souvenirs enfouis, d'autres techniques furent employées.
" L'écriture en transe " était l'un des exercices favoris
en thérapie de groupe (une technique qui n'est pas sans rappeler "
l'écriture automatique " par laquelle d'autres croient communiquer,
non avec leur passé, mais avec les esprits). Le thérapeute guidait
ses clientes d'abord par des techniques classiques de relaxation, leur demandant
de fermer les yeux et de respirer profondément à chaque fois qu'une
image ou qu'une pensée se présentait, aussi triviale ou bizarre
qu'elle puisse paraître, elles devaient la décrire dans leur journal.
Une femme remplit plusieurs pages avec la description illustrée d'abus
sexuels, mais termina son récit par ces mots: " Tout cela n'est
pas réel. " Lorsque le thérapeute lut ce qu'elle avait écrit,
il lui expliqua que toutes les victimes d'abus sexuels pensent que leur souffrance
n'est pas " réelle ", parce qu'elles ne veulent pas admettre
que ces horreurs se sont effectivement produites. Tous les survivants, expliquait-il,
sont en déni.
Le " déni" était le leitmotiv qui résonnait sans
cesse dans la pièce. C'était le diagnostic passe-partout, qui
expliquait tout. Si l'une des femmes exprimait des doutes quant à ses
souvenirs d'abus, c'est qu'elle était " en déni ". Si
vous êtes " en déni ", répétait le thérapeute,
c'est une preuve supplémentaire qu'on a bien abusé de vous. En
d'autre termes, si vous vous rappelez avoir été violée,
c'est que vous l'avez été, mais si vous ne vous en rappelez pas,
c'est aussi que vous l'vez été. Si un parent, un frère
ou une soeur nient votre
histoire, vous accusent de vous tromper ou demandent des preuves ou des confirmations
extérieures, c'est qu'ils sont " en déni ". Très
probablement, ils ont leurs propres souvenirs refoulés.
Les séances de groupe devenaient de plus en plus imprévisibles,
de plus en plus chaotiques et éprouvantes sur le plan émotionnel.
Au cours d'une séance typique, l'une des femmes décrivit un flash-back
dans lequel elle était sodomisée et torturée par son père,
son frère ou son grand-père. Trois ou quatre femmes étaient
assises autour d'elle, se tenant par la main, le visage en larmes. De l'autre
côté de la pièce, une femme frappait le mur avec une batte
de base-ball en plastic, pendant qu'une autre était assise dans un coin,
marmottant, les mains sur les oreilles ; une autre femme, allongée au
centre de la pièce, arrachait méthodiquement les pages d'un annuaire.
L'adrénaline coulait à flots, les émotions bouillonnaient,
les réactions bizarres abondaient. Une certaine accoutumance se développait
chez ces femmes, envers ces séances remplies de révélations
spectaculaires, d'épanchements émotionnels, où il était
possible de
tout exprimer, de hurler, de maudire, de gémir. Personne ne vous demandait
d'arrêter, de bien vous tenir, de vous contrôler. Après une
séance de 90 minutes, le monde extérieur semblait dompté,
insignifiant, presque soumis.
En mai 1987, Lynn était devenue suicidaire, et son thérapeute
la fit admettre dans un hôpital psychiatrique. Trois mois plus tard, elle
y était encore, toujours suicidaire, toujours assaillie par ces flashback;
ces derniers étaient si brutaux et si bizarres qu'elle savait qu'elle
était en train de perdre l'esprit. Chaque nouveau souvenir de viol, de
sodomie ou de torture semblait dévorer ce qui lui restait de santé
mentale. Quelques mois auparavant, elle avait coupé les ponts avec sa
famille. Il ne lui restait aucun ami en dehors du groupe de thérapie.
Elle ne travaillait plus depuis six mois et sa voiture, payée à
crédit, lui avait été retirée. Elle était
tellement dopée aux sédatifs, tranquillisants, neuroleptiques
et somnifères, que sa vie ne lui semblait plus qu'une succession de rêves
brouillés.
Le coup de grâce arriva le jour où son thérapeute reçut
une lettre de l'assurance-santé de Lynn, l'informant que les derniers
diagnostics n'étaient pas recevables et que toute feuille de soin supplémentaire
serait rejetée. Son thérapeute fit irruption dans la chambre d'hôpital
de Lynn et lui lut la lettre.
" Que vas-tu faire maintenant? " lui demanda-t-il d'un ton aigri.
" Je ne sais pas, " dit-elle misérablement.
" Comment vas-tu payer tes notes d'hôpital et de thérapie?
" lui demanda-t-il.
" Je ne sais pas. " Elle se mit à pleurer.
Il lui reposa les mêmes questions. Que vas-tu faire ? Comment vas-tu assumer
tes engagements ? Où iras-tu en sortant d'ici ? Se sentant abandonnée
par la personne à qui elle avait confié son âme, Lynn dit
finalement : " Je pense que je vais rentrer pourrir chez moi. "
Le lendemain, les adjoints du shérif arrivèrent à l'hôpital
munis d'un mandat d'internement signé par le thérapeute et par
un psychiatre. On passa les menottes à Lynn, puis elle fut menée
vers un centre de diagnostic mental en vue de son admission dans un établissement
d'État. Lynn se remémore le centre de diagnostic comme une vision
d'enfer. Des hommes et des femmes se frappaient la tête contre les murs,
se masturbaient en public, urinaient et déféquaient sur le sol
cimenté. Des hurlements de terreur déchiraient l'air fétide.
Lynn s'assit en sanglotant dans un coin de la pièce, immense et surpeuplée
; après douze heures, son corps commença à se convulser
et à se recroqueviller, dans une réaction de manque et d'angoisse.
Lorsqu'elle appela à l'aide, un employé lui demanda d'arrêter
de crier et de se contrôler. "Vous finirez à l'asile, c'est
sûr, " lui lança-t-il en la regardant avec dégoût.
Quand l'employé l'autorisa à appeler son thérapeute, elle
le supplia de signer un ordre de sortie. " Je ferai tout, tout ce que tu
voudras, " plaida-t-elle. " Je promets de travailler dur, je trouverai
un moyen de te payer, je ferai tout ce que tu me demanderas de faire. "
" Je suis désolé, Lynn, mais que puis-je faire ? Tu n'as
pas de travail, tu n'as pas d'assurance et tu es suicidaire. Je ne peux pas
te permettre de rentrer chez toi et mettre fin à vos jours, ta seule
alternative est l'asile public, "
Ses larmes l'émurent un peu tout de même. " C'est la seule
solution, " dit-il. " Mais je veux bien passer un marché avec
toi. Si tu acceptes de passer deux ans à l'asile, je promets de te reprendre
en thérapie à ta sortie. "
" Je ne veux pas aller à l'asile, " hurla Lynn. Sa tante avait
été envoyée contre son gré dans un asile public,
et Lynn se rappelait les conversations au sujet des fenêtres grillagées,
de la puanteur, des pieds qui traînaient, des regards morts. " Aide-moi,
aide-moi, je t'en supplie, je ferai tout ce que tu voudras, tout... "
" Je suis désolé, " répéta-t-il, en raccrochant.
Soixante-douze heures plus tard, Lynn fut entendue par un psychiatre d'État.
Le coeur battant à toute allure, les mains tremblantes, elle le regarda
lire son dossier. Après une minute, il leva la tête vers elle.
" Vous n'avez pas besoin de l'asile. " Il lui conseilla de rentrer
chez elle et de reprendre sa vie en main. Il signa l'ordre de sortie.
Lynn ne se rappelle que peu de choses des semaines qui suivirent. Elle se souvient
avoir été accueillie chez un ami, où elle resta au lit,
en état de manque, incapable de dormir et transpirant abondamment : il
ne lui restait plus assez d'argent pour se procurer ses médicaments.
Puis elle se rappelle avoir appelé un thérapeute qu'elle avait
vu quelques années auparavant, le suppliant de l'aider. Il accepta de
la reprendre comme patiente, sans honoraire jusqu'à ce qu'elle soit en
mesure de le payer. Préoccupé par ses signes de
manque, il l'envoya vers un médecin qui lui prescrivit des tranquillisants
doux et lui fournit des échantillons gratuits.
Plusieurs mois passèrent. Lynn prit un appartement, acheta une vieille
voiture et trouva un travail comme programmatrice informatique. Avec le temps,
les souvenirs d'abus sexuels commencèrent à s'estomper, et elle
décida qu'elle était assez forte pour se passer de médicament.
Elle s'inscrivit à un programme de traitement pour alcooliques et drogués.
Une chose très étrange s'y produisit : on lui demanda d'oublier
son passé et de construire son avenir.
Qu'allait-elle donc faire du présent, du quotidien, de chaque jour de
sa vie ?, lui demandaient sans cesse les conseillers psychologiques qui la recevaient.
Quand elle répondait qu'elle ne pouvait s'empêcher de penser au
passé parce qu'elle n'était pas sûre de ce qui était
arrivé dans son enfance, on lui conseilla de ne plus regarder vers le
passé et de répondre aux problèmes du quotidien.
" Qui t'a dit que la vie ne ferait pas mal ? Si tu es déprimée,
la belle affaire ! " lui disaient-ils. " Nous avons tous des jours
où nous nous sentons mal, mais nous nous levons et nous allons au travail.
Nous dormons, mangeons, prenons notre douche, peignons nos
cheveux, et sortons dehors. Il faut continuer d'avancer, mettre un pied devant
l'autre. "
Lynn ne savait pas comment répondre à ces conseils. Dans sa thérapie
précédente, on lui avait dit de ne rien faire si elle n'en n'avait
pas envie. Si elle se sentait triste, déprimée ou si elle ne se
sentait pas le courage d'affronter les tâches de la journée, elle
devait appeler son thérapeute qui l'aiderait à " rentrer
en contact avec ses sentiments " ; ou bien elle devait écrire son
journal, ou encore exprimer ses frustrations en frappant des poings sur un meuble.
Mais
les conseillers psychologiques qu'elles voyaient maintenant lui disaient d'arrêter
d'essayer de se " réparer" et de commencer à rendre
responsabilité pour sa vie. Elle se demandait ce que le mot " responsabilité
" pouvait bien vouloir dire.
Elle avait du mal à comprendre ce qui lui était arrivé
pendant sa thérapie. D'où étaient sortis ces souvenirs
si précis et terrifiants ? Étaient-ils réels ? Avec le
temps, les souvenirs prenaient une allure le bande dessinée, et perdaient
peu à peu leur pouvoir de faire mal.
Plusieurs mois après s'être débarrassée des médicaments,
elle comprit la vérité. Tous ces souvenirs détaillés
sur les abus commis par ses parents n'étaient que des fantasmes fabriqués
par son esprit confus et saturé de médicaments. Elle commençait
à comprendre que
ces souvenirs imaginés avaient été créés
par des peurs, des rêves et les désirs, à partir de morceaux
de vie réelle. Les doses massives de médicaments, la fixation
sur les abus sexuels, la paranoïa inspirée par son thérapeute
et l'hystérie collective du groupe avaient oeuvré
ensemble pour créer un monde traumatique entièrement fictif. Ce
sont les " souvenirs " qui avaient créé le traumatisme,
et non l'inverse.
Elle commença à avoir honte de ce qu'elle avait fait à
ses parents. Pourrait-elle jamais les revoir ? La question lui faisait mal,
presque physiquement. Elle avait tellement envie de les embrasser et de leur
demander pardon, mais elle n'en trouvait pas le courage. Elle appelait sa soeur
chaque semaine, et celle-ci lui donnait des nouvelles de la famille. "
Papa et Maman meurent d'envie de te voir, Lynn, " lui dit-elle. "
Tu leur manques tant. " Mais, pendant deux ans encore, Lynn fut incapable
de renouer le contact ; elle ressentait trop de honte pour ce qu'elle avait
fait.
Puis, un jour, la peine d'être séparée de ses parents surpassa
sa peur de la confrontation. Elle était chez sa soeur lorsqu'ils entrèrent.
Revoyant leur fille pour la première fois en plus de trois ans, ils ouvrirent
les bras et l'embrassèrent, comme s'ils ne voulaient plus la laisser
partir. Ils ne demandèrent jamais à Lynn d'expliquer ce qui s'était
passé, n'exigèrent aucune excuse. Ils avaient ce qu'ils voulaient,
ce qu'ils avaient perdu espoir de retrouver : leur fille, en bonne santé,
vivante. "
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