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Un style unique |
Regard sur l'érotisme |
Un symboliste visionnaire |
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Après 1909, le mode de représentation
de Schiele devait se détacher de plus en plus de l’esthétisme
linéaire de Klimt. Meme lorsqu’ils saisissent le modèle sur
le vif, dans une certaine pose ou sous un certain angle, les contours de
Klimt confèrent à ses dessins quelque chose d’achevé.
Ses dessins tendent à saisir le corps dans sa totalité par
des lignes et des contours coulants et doux, et il est rare qu’ils donnent
le sen-timent d’un instant fugace. En revanche, le graphisme de Schiele
produit une appa-rence de fragilité et de crispation, la ligne est
souvent brisée, rarement droite et encore moins courbe; elle fait
ressortir le sujet, insistant plus ou moins selon que l’accent porte sur
tel ou tel détail; mais elle conserve cependant toujours une telle
assurance et une telle retenue, que même les critiques les plus sceptiques
n’ont pu s’empêcher de reconnaître en Schiele un incontestable
génie du dessin.
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Heinrich Benesch connaissait la façon de travailler et la virtuosité de Schiele pour avoir assisté à plusieurs séances de dessin, et il nous en donne une description emphatique: «La beauté des formes et des couleurs que Schiele nous a laissées n’a-vait jamais existé auparavant. Son art du dessin était phénoménal. L’assurance de sa main était pour ainsi dire infaillible. La plupart du temps, lorsqu’il dessinait, il s’asseyait sur un tabouret bas, planche à dessin et feuille posées sur les genoux, la main droite, avec laquelle il dessinait, prenant appui sur la planche. S’il faisait une erreur, ce qui était extrêmement rare, il jetait sa feuille; il ne connaissait pas la gomme. Schiele ne dessinait que d’après nature. C’étaient essentiellement des contours, qui ne recevaient leur caractère plastique qu’avec la couleur. Il disposait toujours les couleurs, de mémoire, sans modèle.» |
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La question est de savoir si — comme cela est
le cas chez Klimt — nous avons affaire à du voyeurisme. Dans un
premier temps, il convient de remarquer que Schiele renonce à toute
perspective ordinaire qui confère leur assise spatiale aux positions
des corps.
D’une façon totalement antiacadémique et radicalement subjective, il «invente» des angles et des points de vue qui font apparaître des corps tordus, crispés et déformés du point de vue de la composition.. Il les saisit dans les variations les plus diverses de vues su-périeures ou latérales générant souvent ainsi des poses étranges et des mouvements bizarres par cette seule manière inhabituelle de les regarder. |
Autoportrait au coude droit dressé, 1914 |
A ce point, la remarque sur les positions quelque peu inhabituelles de Schiele nous renseigne sur ses intentions, qu’une comparaison avec Klimt permettra de saisir de façon plus concrète. Les jeunes femmes nues dessinées par Klimt suggèrent au spectateur une situation intime dont les personnages se comportent en fait comme s’ils étaient seuls, comme si personne ne les observait. Totalement détendus dans les poses du plaisir, ils semblent s’adonner à des rêves et à des fantasmes autoérotiques tels que seul peut les inventer le désir masculin. Or, c’est précisément ce contexte qui transforme le spectateur en voyeur: chez Klimt, le spectateur pénètre la sphère intime d’une personne, il est conduit à voir une scène qui ne lui est pas destinée, et dont il demeure le spectateur secret et invisible, ce qui lui permet de prendre du plaisir sans se faire reconnaître. Chez Schiele en revanche, les nus qui sont représentés donnent l’impression de poses que l’artiste a consciemment arrangées et qu’il soumet à son regard. |
Nu agenouillé, 1912 |
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L’oeil n’y adopte pas la fonction «d’organe idéal du plaisir» tel que l’a défini le poète Peter Altenberg et tel que Klimt l’avait intronisé, il devient plutôt le témoin responsable de poses contraintes qui mettent le modèle radicalement à nu, l’exposant sans défense. Les corps ne sont pour ainsi dire jamais détendus; en règle générale, ils sont tordus d’une façon quasi acrobatique, ils sont exhibés, c’est-à-dire livrés et offerts au regard. Pour nous servir ici d’une métaphore, Schiele attache son modèle à la table d’opération de son laboratoire optique pour examiner l’objet livré à son regard clinique au moyen du scalpel qu’est son crayon. La plupart de ses nus ne sont donc nullement intimes et abandonnés, mais isolés et crispés. La mise en scène des poses, mais aussi le regard des modèles, regard qui est souvent directement dirigé vers le spectateur, s’opposent ainsi à un voyeurisme tel qu’il est induit par Klimt. Au regard du caractère contraint et osé, voire obscène, de ces postures, on n’est pas surpris qu’Edith, la femme de Schiele, qui sera après 1915 presque le seul modèle |
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Des titres symboliques renvoient à des personnages dont les attitudes font songer à l’emprise extatique de cultes rituels. Dans "Agonie" (ci-contre), Schiele reprend la thématique des problèmes fondamentaux de la vie et de la mort, les présentant sous une aura mystico-religieuse ou pseudosacrée. «Je sais que l’art moderne n’existe pas. Il n’existe qu’un seul art et il est éternel», écrivait-il en 1911, exprimant ainsi que sa façon de voir et de représenter la réalité ne se définissait ni d’après l’image rétinienne concrète des Impressionnistes, ni d’après l’horizon du présent. |
Agonie, 1912 |
Schiele se considérait lui-même comme une sorte de prêtre-voyant doué d’une aptitude réceptive intérieure proche de la mystique, et qui lui permettait de percevoir et de créer des visions. Dans un de ses poèmes, Schiele décrit cette aptitude dans un style extrêmement emphatique:
«L’artiste est avant tout un immense talent spirituel, Celui qui exprime les points de vue des manifestations naturelles pensables... Les artistes ressentent avec aisance La grande lumière tremblante, La chaleur, La respiration des êtres L’apparition et la disparition. . . Ils sont des élus! Fruits de la terre-mère Les meilleurs des hommes. Ils s’émeuvent facilement et Parlent leur propre langue. Mais qu’est-ce que le génie? Leur langue est celle des dieux Et ils vivent ici au paradis. Ce monde est pour eux leur paradis. Tout est chant Et semblable aux dieux. . . . Tout ce qu’ils disent! Ils n’ont nul besoin de le fonder, Ils le disent, Il doit en être ainsi, car Ils débordent de talent. Ils sont des découvreurs. Divins, doués Omniscients - Des êtres vivants et humbles. Leur contraire est le prosaïste, L’homme du quotidien.»
La représentation des acteurs n’est jamais
intégrée à un contexte anecdotique; le contenu et
la signification ne peuvent donc jamais être saisis par les catégories
de l’action ou de l’événement. Le sens en est totalement
transposé dans la sphère du sentiment et de l’expression,
et il est rare qu’on puisse le décrire par des concepts précis.
Dans ce sens, l’œuvre de Schiele semble donc
s’inscrire en chacun de nous comme un rêve, ou quelque chose faisant
partie de notre inconscient…
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