1 Les données des neurosciences  

Dans cette partie, nous passerons brièvement en revue les aires cérébrales " dévolues " à la fonction du langage articulé, en nous focalisant sur la production des sons. L’encéphale apparaît comme le plus haut niveau de traitement dans la production de la parole, c’est pour cette raison que la présentation des divers champs de recherche débute ici. Dans un second temps, on essayera d’avoir une approche plus temporelle en regardant l’évolution de ces structures, leur émergence.

1.1 Généralités neuropsychologiques

C’est la neuropsychologie qui a permis la découverte des aires du cerveau spécialisées dans la fonction du langage. Et c’est notamment l’étude des aphasies, la perte partielle, ou complète de l’utilisation du langage consécutive à des lésions cérébrales. Les anarthries sont aussi un phénomène important : il s’agit d’une perte du programme articulatoire pour l’exécution d’un mouvement (comme la mobilité de la langue).

On ne s’intéressera qu’à la production du langage ici puisque l’on étudie les sons.

L’aphasie de Broca met en avant l’existence d’une aire critique de la production de sons du langage articulé. Il s’agit de l’aire de Broca (aire 44 selon la classification de Brodmann) située dans l’hémisphère gauche (d’où la loi de la dominance hémisphérique gauche du langage). Une autre aire cruciale est l’AMS (Aire Motrice Supplémentaire):à côté du haut de la circonvolution frontale ascendante, elle initie la motricité, on la trouve dans les deux hémisphères. Il y a aussi la région operculaire (ou opercule rolandique) au pied de la frontale ascendante (le cortex moteur et prémoteur) c’est de là que partent " les ordres " contrôlant le mouvement de l’appareil phonatoire. Des lésions ici peuvent provoquer des dysarthries : des troubles de la réalisation articulatoire (différent de la programmation articulatoire évoquée plus haut). On parle de contrôle moteur de la vocalisation. Ces aires motrices sont reliées grâce au nerfs du système végétatif aux effecteurs que sont les lèvres, la langue, le larynx… Ces nerfs sont le trigéminal, le nerf facial…

Norman Geschwind (dans Bear et al., 1996) a élaboré un modèle (le modèle de Wernicke-Geschwind) qui rend compte de divers phénomènes dont la répétition de mots. Lorsque les sons parviennent à une oreille, le système auditif les analyse et envoie ensuite un message au cortex auditif. Selon ce modèle, les sons sont reçus comme signifiants quand ils sont décodés dans l’aire de Wernicke (une aire de la compréhension). Pour que l’on puisse répéter les mots, il faut que ce signal décodé soit transféré par le faisceau arqué jusqu’à l’aire de Broca. Dans l’aire de Broca, les mots sont codés pour les mouvements des muscles qui conditionnent le langage. Les ordres sont transmis de l’aire de Broca aux aires corticales motrices (AMS pour l’initiation et région operculaire) qui commandent le mouvement des lèvres, de la langue, du larynx…Ce modèle a été revu, aujourd’hui on pense qu’il n’y a pas de passage dans l’aire de Wernicke pour une simple répétition.

Un élément important est le concept d’asymétrie cérébrale : les deux hémisphères sont différents. En ce qui concerne le langage, les aires qui le sous-tendraient seraient situées à gauche. On parle donc de l’asymétrie de la fonction du langage pour le planum temporale gauche. Le planum temporale est la surface supérieure du lobe temporal. Avec l’étude anatomique de cent cerveaux, Geschwind a montré que ce planum temporale était plus développé à gauche dans 65% des cas.

Jusqu’à il y a peu de temps, le seule façon d’étudier le langage reposait sur ces corrélations établies entre déficits et l’analyse post mortem des lésions. Avec les nouvelles techniques d’imagerie, on peut étudier le cerveau avec une approche dite " on-line " (en temps réel) sur des sujets vivants. C’est donc une formidable nouvelle voie dans les recherches. On peut prendre l’exemple de la Tomographie par Emission de Positrons (TEP) qui permet d’analyser les différentes régions de l’encéphale en fonction du débit sanguin cérébral. Il est possible de calculer le débit sanguin correspondant spécifiquement à une activité (comme la production de mots). Lors de la prononciation de mots (expérience de Posner et Rauchle, 1994 cité dans Bear et al. 1996), on note une forte activité dans le cortex moteur primaire et l’aire motrice supplémentaire, ainsi que dans l’aire de Broca et d’autres régions (scissure de Sylvius notamment). Les données TEP sont globalement en accord avec la localisation des aires du langage telle qu’elle ressort des études des aphasies. Mais cela suggère quand même que le langage articulé résulte de mécanismes plus complexes qu’une simple interaction entre les deux aires majeures (Broca et Wernicke). Il reste encore beaucoup de choses à étudier et la présentation ci-dessus est volontairement réductrice et simplifiée.

Une autre possibilité est la stimulation électrique du cerveau (Penfield, 1950 dans Bear et al., 1996). Penfield a noté que la stimulation de certaines zones affecte le langage. Par exemple, la stimulation du cortex moteur dans la zone qui contrôle le mouvement de la bouche et des lèvres entraînait la suppression du langage. Ceci s’explique par le fait que les muscles activés tiraient dans certains cas la bouche d’un côté ou bloquaient la mâchoire en position fermée. Parfois, la stimulation du cortex moteur générait des cris ou des vocalisations rythmiques. Ces études ont montrées que les aires du cerveau impliquées dans le langage sont bien plus complexes que ce que laissait paraître le modèle de Wernicke-Geschwind.

1.2 Approche paléoneurologique

On peut se demander quel est le premier hominidé qui a montré une configuration neurologique appropriée à la fonction du langage articulé. Cette configuration étant plus ou moins proche de celle évoquée dans la partie précédente. Le corollaire de cette question est de découvrir la preuve, le marqueur sûr et pertinent pour l’identification de cette configuration. Le problème de l’approche paléoneurologique vient du fait que le cerveau est fait de tissus mous, qui ne se conservent donc pas avec le temps. La recherche de marqueurs (d’une fonction comme le langage) va donc être très difficile. Sur les os, des empreintes peuvent apparaitrent : certains organes, tels que les muscles laissent des marques au niveau de l’endroit où ils sont attachés ou insérés. Le cerveau, tout comme les muscles laisse des empreintes sur les os de la boite crânienne. Le cerveau " s’imprime " sur la face interne de la boite crânienne. Pour les reconstitutions, on ne peut se baser que sur des crânes (et encore, quand ceux-ci sont complets), dont peut réaliser un moulage. Il peut s’agir d’un moulage naturel (sédimentaire, dans des tourbières par exemple…) ou d’un moulage effectué par des chercheurs : avec du plâtre ou une matière plastique , on obtient un endocaste. Les études d’anatomie comparée entre les crânes de divers primates vont permettre de découvrir les tendances structurales du cerveau. On peut en inférer les changements qui se sont produits. Les critères utilisés pour passer en revue les hominidés fossiles (dans Changeux, 1983) sont la quotient d’encéphalisation (rapport entre la taille du cerveau d’une espèce et la taille moyenne du cerveau des mammifères vivants, en tenant compte du poids du corps), l’indice d’encéphalisation (taille des différentes composantes spécifiques du cerveau). De l’australopithèque à l’Homo sapiens sapiens, le cerveau a triplé de volume, sans que la taille du corps ne se modifie de beaucoup : cette croissance est dite allométrique.

En ce qui concerne le langage, cette méthode est très critiquable, elle repose sur des présupposés fragiles. Comme le dit Jean Pierre Changeux (Changeux, 1983) : " tout commentaire sur les aptitudes linguistiques de ces hominidés fossiles tombe d’emblée dans le domaine de la spéculation ". Il ne s’agit alors que d’inférences, non objectives : la reconstruction n’est pas comparable à ce qui a été réalisé pour le tractus vocal pour lequel on a des preuves plus directes.

Sans s’attarder sur le sujet, on peut tout de même citer Tobias. Dans (Tobias, 1987), il rapporte que trois endocastes d’Homo abilis (sur lesquels le lobule pariétale supérieur est bilatéralement représenté) présentent une impression du lobe pariétale supérieur (et donc de l’aire de Broca) plus développé dans l’hémisphère gauche que droit. Et chez l’australopithèque, on n’a pas cela. C’est la première preuve de l’asymétrie temporale gauche. Elle correspondait, peut être, à l’utilisation préférentielle de la main droite et à la latéralisation du langage dans cet hémisphère. Comment y a-t-il eu coexistence entre cette spécialisation de la main et de la vocalisation dans un seul hémisphère ? McNeilage (McNeilage, 1998) propose que cette spécialisation est apparue avec l’Homo abilis et que la spécialisation pour la main a préfigurée et menée à la spécialisation pour le langage (des signes et parlé). Il y a aussi des preuves de la spécialisation de l’hémisphère gauche pour la vocalisation des oiseaux, singes, souris… (McNeilage, 1998). Des études russes (Bianki, 1988, cité dans McNeilage, 1998) suggèrent que ces deux spécialisations auraient leur origine dans une spécialisation du cortex moteur de l’hémisphère gauche chez les vertébrés.

Cette inférence est tout de même rapide et controversée. Mais pour Deacon (Deacon, 1997, pp.251-252), les capacités de vocalisation (donc d’émission de sons proches de ceux du langage articulé) ont dépassé celles des primates non-humains, il y a deux millions d’années avec l’Homo abilis, la preuve étant l’accroissement de la taille du cerveau. Et jusqu’à il y a 200 000 mille ans, cette aptitude se serait progressivement renforcée. Il dit même : " The ability to manipulate vocal sounds appears to have been in a process of continual development for over one million years "…

1.3 Les connexions cortex-motoneurones

Au niveau de l’organisation du cortex, on peut regarder les différences qui existent entre un humain et un singe. C’est ce qu’à fait Uwe Jürgens (Jürgens, 1993 et U.Jürgens, 1979 cité dans Deacon, 1997).

Avec ces informations, on pourrait s’interroger sur le fait que le singe n’a pas de contrôle volontaire de la phonation. On sait très peu de choses sur le sujet. Chez l’homme, il y a une connexion directe entre le cortex moteur et le site où les motoneurones innervent les muscles du larynx. Par contre, chez les singes, on ne retrouve pas ce lien, il y a seulement une connexion indirecte avec un passage à travers un relai.

De plus, les singes possèdent une connexion directe entre le cortex moteur et les motoneurones innervant les muscles de la langue, et les muscles des mâchoires. Donc le singe a un contrôle volontaire de la langue et des mâchoires. Ce que l’on peut retenir de cela est que l’existence d’un lien direct entre le cortex moteur et l’effecteur est crucial. Dans la phylogénie de l’homme (la lignée Homo), une connexion directe avec les muscles du larynx s’est établie. Il faut tout de même relativiser cela : ce lien n’est pas la seule caractéristique neurophysiologique suffisante pour distinguer le contrôle de la phonation chez les singes et l’homme.

Il est à noter qu’il existe une grande quantité d’études intéressantes sur les autres vertébrés que l’homme et leur possibilité de vocalisation : les oiseaux notamment.

1.4 Une donnée neurophysiologique : les neurones miroirs

Comme on le verra plus loin (dans la partie psychoacoustique), les processus de perception et de production sont intimement liés. Pour qu’il y ait communication entre un locuteur et un interlocuteur, les deux individus doivent partager une chose en commun : leur représentation doit être identique.

Une voie de recherche assez récente (Rizzolati et Arbib, 1998) propose que des neurones particuliers (dits neurones miroirs) permettraient ce lien entre production et perception. Il y a un code commun entre le locuteur et l’interlocuteur. Dans ce cadre, le langage requiert une capacité d’imitation. Lors de la production le locuteur reconstruirait l’input auditif en reproduisant le pattern moteur. Les neurones miroirs étant des neurones qui ne déchargent que quand un objet est en utilisé (et pas quand il est seulement présentés).

Les auteurs proposent que l’apparition d’un centre du langage dans l’hémisphère gauche résulterait d’une aire précurseur de l’aire de Broca. Cette aire aurait permis une reconnaissance de l’action, avec des neurones miroirs. Ce mécanisme serait une précondition pour le développement de la communication puis de la parole (Rizzolati et Arbib, 1998).