Elles sont quatre, assises en demi-cercle, devant mon bureau, cheveux, yeux, stature de filles de Viking, comme leur mère (comme leur père aussi, je l'apprendrai plus tard), debout a l'écart. Toutes sauf une, Nathalie, la dernière, brune aux prunelles sombres. Et la mère me raconte cette histoire incroyable: lorsque Nathalie est née il y a quinze ans, un visiteur ami lui a dit a la clinique, mi-rieur mi-sérieux: « Cette fille-là ne peut être de ton mari... C'est dans tous les livres de génétique.» Telle la calomnie chantée par don Basile, cette plaisanterie discourtoise et maladroite s'est enflée démesurément. D'autres amis du couple l'ont reprise, les soirs de rencontre. Le mari blond aux yeux clairs a douté. Nathalie a demandé un jour:
«Quel est mon vrai père, puisque je ne suis pas la fille de papa ?»
Les jeunes filles quittent mon bureau. Leur mère restée seule me confie que, depuis plusieurs années, elle vit un drame et qu'on la soigne pour une dépression grave. Son ménage va se briser. A cause d'une boutade, prononcée devant elle quinze ans plus tôt. A cause du schéma fréquemment repris (même dans certains livres de sciences naturelles) et qui voudrait illustrer les lois de Mendel en prenant comme exemple l'hérédité de la couleur des yeux humains.
Faux parce que trop simplifié, ce schéma présente la couleur de l'iris comme provoquée par l'action d'un seul gène. En clair, il aboutit à la conclusion suivante: des parents blonds aux yeux bleus ne peuvent procréer que des enfants blonds aux yeux bleus. Ce qui est inexact, la couleur des yeux étant déterminée par l'action de plusieurs gènes. Au foyer des parents blonds aux yeux clairs, la naissance d'un enfant brun aux yeux sombres est génétiquement possible et non rare. Tout aussi bien que l’adultère, d'ailleurs. Ce qui est gênant, et difficile à résoudre psychologiquement. Dans un avis écrit, j'offre à la mère ainsi qu'à son mari la possibilité d'établir chez tous deux la carte des systèmes sanguins qui est devenue si longue et si complète que non seulement l'expert ne se contente plus d'énoncer comme autrefois une « exclusion de paternité », mais peut pratiquement affirmer qu'un mari est ou n'est pas le père de son enfant. La mère, sûre d'elle-même, me demande de commencer aussitôt cette recherche chez elle. Le père, peut-être libéré de ses craintes par mes proposition acceptées par la mère, n'est pas venu à la consultation. Je n'ai jamais connu le dénouement heureux ou malheureux de ce drame crée de toutes pièces, vingt ans auparavant, par la remarque déplacée d'un « ami ».
Tire de Robert, E-M. (1978) L’Hérédité racontée aux parents. Seuil
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