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4. Quand "savoirs" et "savoir-faire" nous aident à reconsidérer l'apprentissage par enseignement


L'acte d'enseigner est aussi une situation "finalisée" dans laquelle le savoir sur le savoir-faire est explicitement manipulé. Il serait donc intéressant d'étudier très précisément comment les enseignants utilisent, dans leurs cours, ces références aux connaissances déclaratives sur les procédures. Symétriquement, on pourrait aussi s'intéresser aux moyens qu'ils utilisent pour enseigner les connaissances procédurales associées à la verbalisation des connaissances. Une manière de faire serait de s'intéresser aux différentes méthodes d'enseignement et de comparer leur efficacité. [Par exemple, étudier comment les méthodes d'enseignement par découverte privilégient les processus d'explicitation de la hiérarchie des sous-buts qui composent une procédure; ou encore comment les méthodes d'enseignement basées sur l'exemple renvoient aux processus de compilation décrit par Anderson]. Tout cela nous entraînerait fort loin et dans le peu de temps qui me reste, je préfère essayer avec vous de faire un exercice de style simplificateur et spéculatif [ne vivons-nous pas à l'ère du zapping et de la caricature !]

Je propose pour cela de revenir sur une idée simple: apprendre c'est en permanence réduire l'écart entre le déroulement d'une action, ici et maintenant, et ce qu'on sait de cette situation pour l'avoir déjà rencontrée (ou pour avoir rencontré une situation que l'on perçoit comme analogue). Une des implications de ce modèle, c'est que l'apprentissage se fait pendant l'action et non une fois que celle-ci est terminée. L'apprentissage est un processus de gestion du flux d'information qui nous traverse au fur et à mesure que nous exécutons une tâche [c'est de fait la position de principe des contextualistes]. La mémorisation des principales étapes de cette gestion forment un ensemble de connaissances [implicites ou explicites] qui fonctionnent alors comme un système de détection et de mise au point des erreurs (Ohlsson, 1993). Je propose d'appeler ce système de détection "le savoir" et la séquence d'action contrôlée par ce système "le savoir-faire". Cette description s'applique aussi bien à la production verbale qu'à des actions sensorimotrices non verbales. Cette définition implique que les savoirs sont les connaissances stockées en mémoire (verbales ou pratiques) et les savoir-faire leur actualisation ici et maintenant.

[Nous retrouvons là la distinction classique entre représentation et connaissances].

Trois cas se présentent alors à nous:

1. Prenons tout d'abord le cas où je n'aurais pas à ma disposition de système de détection d'erreurs déjà mémorisé à appliquer. Je peux alors mettre en oeuvre une méthode de contrôle "faible" (traduction de weak method). Ces méthodes sont générales, elles s'appliquent à presque toutes les situations mais elles sont peu efficaces. Leur seul intérêt est de produire une solution qui pourra être évaluée et dont on pourra étiqueter les principales étapes. Dans ce cas, le savoir-faire donne l'impression de prendre le pas sur le savoir dans la mesure où celui-ci n'a qu'un rôle très secondaire de régulation.

[Ceci n'est certes pas très nouveau et la formalisation de ces méthodes "faibles" a été entreprise dès les années 60 (Feigenbaum et Feldman, 1963; Newell, 1969). Par ailleurs, l'idée que l'apprentissage est associé à la mise en oeuvre de ces méthodes est implicitement lié au concept d'apprentissage par essais et erreur cher au behaviorisme. Il resterait aussi à distinguer le cas du très jeune enfant et celui de l'adulte face à un problème nouveau. Nous retrouverions alors assez facilement les propositions de Piaget et celles des cognitivistes que nous avons développées dans la première partie de cet exposé].

2. Une méthode "faible" est en général inefficace parce qu'elle contient très peu d'informations spécifiques sur la situation. Si cette situation a le bon goût de se répéter d'une manière relativement stable et fréquente [comme un itinéraire familier] l'étiquetage des différentes phases du déroulement d'une procédure permet de l'adapter progressivement à cette classe de situations récurrentes.

Ce processus d'adaptation graduelle des compétences à la spécificité de la tâche a toute fois une limite: celle de la complexité intrinsèque du problème qui fait l'objet de l'apprentissage et sa plus ou moins grande stabilité dans le temps. Une fois que la totalité de la structure a été absorbée (cela peut arriver assez tôt si le problème posé est récurrent et simple, par exemple le repérage des différents objets de notre univers familier), la compétence atteint son niveau maximum de spécificité et la procédure est en quelque sorte isomorphe à la situation. Une compétence entraînée est plus efficace parce qu'elle est le reflet presque parfait de la structure de la tâche et qu'elle s'applique avec un système de contrôle très performant [et non absent comme on le pense parfois]. Dans ce cas, il nous arrive de confondre la structure de contrôle (le système de détection des erreurs) et la structure de la tâche (sa description formelle).

C'est probablement ce qui se passe pour le langage, le repérage dans l'espace ou encore certaines activités de catégorisation très familières. Cette imbrication entre savoir et savoir-faire rend alors difficile l'explicitation du système de détection (le savoir) pour deux raisons: la première c'est que les informations contenues dans ce système sont probablement très nombreuses, très détaillées et parfois peu structurées; la seconde c'est que le savoir-faire verbal qui pourrait lui être associé pour le décrire n'est probablement pas à la hauteur de cette complexité. [C'est probablement ce qui se passe quand nous avons du mal à exprimer une idée que par ailleurs nous pressentons comme fondée et importante].

3. Dans les domaines complexes et irréguliers (comme l'économie, la programmation informatique ou les sciences de l'éducation), nous ne pouvons pas construire de telles compétences. Nous devons construire des connaissances au statut intermédiaire entre les méthodes "faibles" et les procédures spécifiques. Ces connaissances sont classiquement appelées des stratégies. Elles ont comme fonction de guider le déroulement de l'action de manière plus efficace que les méthodes faibles sans pour autant contenir toute l'information nécessaire au déroulement automatique d'une procédure. Ces stratégies forment des structures hiérarchiques de sous-buts ouvertes qu'il est nécessaire d'activer explicitement puisqu'elles ne peuvent contenir toutes les informations sur la situation [ce sont en particulier les schémas ou les scripts]. C'est probablement dans ce cas de figure que les aides à l'explicitation des représentations sur les savoir-faire que nous avons évoquées sont le plus efficaces. Elles servent alors de soutien à l'explicitation de la hiérarchie des sous-buts qu'il faut maintenir activement en mémoire de travail pendant toute la durée de la tâche.

Ces trois cas de figure couvrent à peu près l'ensemble des cas de figure que j'ai énoncé dans la première partie. [Il serait trop long de reprendre pas à pas cette comparaison et je vous laisse le soin de la faire par vous-même]. Resterait à en évaluer les implications sur l'organisation de l'apprentissage par l'enseignement. Ce domaine n'est pas vraiment de ma compétence et je proposerai, en guise de conclusion ouverte, quelques pistes de réflexion.

1. Les mouvements pédagogiques ont, à une certaine époque, agi à contre-courant du mouvement naturel décrit par ce modèle en proposant de se donner comme objectif final de l'enseignement l'acquisition de compétences très générales (apprendre à apprendre, apprendre à planifier, etc.). Ces enseignants se comportent comme si l'histoire des connaissances allait elle aussi vers un absolu d'abstraction et de simplication. Il est probablement temps de réaliser que l'accroissement des connaissances ne nous conduit pas vers un univers de simplicité mais plutôt de complexité croissante. [Il suffit de comparer une encyclopédie du début du siècle avec une récente].

2. Si les méthodes d'enseignement traditionnelles s'avèrent suffisantes pour traiter les cas 1 et 2 de notre modèle, il n'en est probablement pas de même pour celles qui relèvent du troisième cas de figure. La complexité croissante des connaissances à maîtriser nous imposera de fonctionner de plus en plus fréquemment selon ce modèle. Pour faire face à cette obligaton, nous aurons besoin d'outils de plus en plus puissants pour représenter et contrôler les stratégies. La technologie informatique contient les moyens de cette puissance. Pour être efficace, elle doit cependant respecter les principes de base sur lesquels repose la collaboration entre connaissances sur les savoir-faire et savoir-faire tels que nous les avons décrits (simultanéité, contextualisation, interactivité).

3. L'évolution des environnements d'apprentissage supportés par la technologie me laisse bon espoir que nous arriverons un jour à concevoir des environnements performants. [J'ai cité certains exemples dans la seconde partie de mon exposé qui prouvent que les chercheurs sont sur la bonne voie]. Tranquilisez-vous, je ne crois pas que ces environnements supplanteront un jour nos instituteurs ou nos maîtres de collèges. A ce niveau, les contenus d'enseignement sont encore suffisament simples pour être explicités par des méthodes traditionnelles [cependant, on peut probablement les améliorer en tenant compte de ce que nous avons dit sur l'interactivité]. Ces environnements seront par contre de véritables rivaux pour les enseignants du supérieur et ceux qui exercent leur profession dans des domaines finalisés complexes. Il leur restera probablement le soin d'en organiser la conception et d'en définir le contenu: vaste et ambitieux programme pour l'avenir de nos universités.

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