De plus, nous allons voir comment une société suivant sa culture, ses valeurs, influence les individus dans leur manière d'être, dans leur manière de paraître :

Comme pour les déterminismes biologiques, psychologiques et socioculturels, qui pris isolément ne donne qu'un petit aperçu des causes possibles de l'anorexie, il ne faut pas chercher une explication exclusive du problème, mais chercher les relations entre les différentes  approches, qui nous permet alors seulement d'avoir un aperçu global du problème posé par cette maladie. 

1) les attitudes sociales à l'égard des adolescents  La société actuelle montre une capacité diminuée à offrir des valeurs et des espoirs de statut aux adolescents qui peuvent se sentir écrasés par l'exigence de ses demandes. Maintenus dans une dépendance aux parents souvent prolongée par les études ou les difficultés d'insertion, doutant d'accéder à un statut d'adulte intégré socio-professionnellement, ils peuvent éprouver un sentiment d'altération de l'estime de soi qui peut s'exprimer, dans une société valorisant l'apparence, par une insatisfaction à l'égard du corps et, pour les adolescentes, par la crainte d'être grosses.

2) les attitudes sociales à l'égard des femmes

L'approche féministe a incriminé, dans le déterminisme des désordres alimentaires, la condition des femmes dans un société dominée par les hommes. Le conditionnement social des filles leur apprend que leur rôle est de pourvoir aux besoins des autres au détriment des leurs : l'anorexie mentale par sa répudiation des besoins personnels, peut représenter l'intériorisation exacerbée du rejet social des besoins des femmes. A ce rôle traditionnel féminin de passivité, de dépendance, de soumission aux besoins des autres et de sacrifice personnel s'ajoutent maintenant des exigences contradictoires de réussite et d'indépendance. L'anorexie mentale peut apparaître comme un moyen de résoudre les conflits liés à ces attentes contraires qu'elle peut permettre de satisfaire simultanément : l'anorexique devient spéciale et extraordinaire mais aussi faible et dépendante.

L'exploitation du corps féminin par la publicité le réduit à un objet de consommation : les femmes, identifiées à leur corps en sont alors dépossédées. Selon Orbach, les adolescentes apprennent à connaître leur corps non plus seulement par l'expérience interne mais également  par la perspective extérieure et aliénante de la publicité. La maturation du corps à la puberté peut confronter l'adolescente à une situation conflictuelle : elle perd la sécurité narcissique d'un corps d'enfant vécu comme appartenant toujours aux parents et sent son corps, maintenant sexué, livré au jugement collectif et soumis à des critères d'appréciation contraignants. Si l'anorexie peut passer pour un essai dramatique de parvenir à une hyperféminité, c'est une tentative profondément ambivalente. L'anorexie mentale peut prendre la signification d'une caricature de l'idéal de minceur donnant à l'adolescente l'impression d'échapper à la règle commune en l'outrepassant et lui permettant de se réapproprier son corps en s'imposant d'elle-même des privations extraordinaires et en en abolissant la féminité. L'anorexie mentale peut apparaître comme un refus de la condition féminine ordinaire, comme une protestation d'indépendance par le choix délibéré d'une voie marginale qui assure à l'adolescente une identité sublime de rebelle.

3) les attitudes à l'égard du corps

Le dualisme du corps et de l'esprit, traditionnel dans la pensée et la culture occidentale influence toujours les stéréotypes sociaux régissant les relations avec le corps. Lawrence (1983) a fait remarquer que l'anorexie représente une actualisation littérale du dualisme, de la dissociation du corps et de l'esprit. L'anorexique, soumise à l'idéal ascétique, s'efforce de libérer l'esprit du corps dont elle nie les besoins en le subjuguant à la toute puissance de son contrôle.

Notre société de l'image magnifie l'aspect physique. L'apparence devient le moyen privilégié de valorisation narcissique. L'exaltation du corps en fait la mesure de la valeur individuelle. Le corps devient le témoin de la maîtrise de soi, de l'efficacité et de la compétence personnelle. La minceur, incarnant le succès et le contrôle de soi, s'est imposée comme l'idéal féminin dominant.

Les adolescents d'aujourd'hui ont été intensivement exposés depuis l'enfance à une norme de minceur extrême par une formidable pression médiatique. Cet idéal de minceur soumet les adolescentes à une injonction paradoxale où le conformisme est présenté comme un moyen d'affirmation de soi. L'anorexie mentale peut être une tentative malheureuse d'échapper à ce paradoxe en parvenant à une véritable singularité. Par un renversement de situation, l'actualisation outrancière de l'idéal de minceur devient le moyen d'expression de la révolte et de l'insoumission.

4) l'influence culturelle Le surpoids, dans le monde occidental d'aujourd'hui, est clairement assimilé à la laideur. Or un stéréotype culturel occidental bien ancré semble être: "Ce qui est beau est bien, ce qui est laid est mal." Les gens de belle apparence, hommes et femmes, sont les objets de préjugés favorables de la part de leurs congénères: ils sont mieux traités, mieux considérés, vu à priori comme plus aimables et plus doués. Il se trouve aussi que la beauté semble bel et bien être un aspect incontournable de la féminité: on a pu montrer que les femmes belles et minces sont jugées plus féminine, tandis que celles qui sont grosses et qui mangent sans retenue sont considérées comme plus masculines. La féminité - et donc la minceur - se révèlent non seulement être des atouts précieux pour la femme, tant dans ses relations professionnelles que privées, mais aussi un élément essentiel de son sens de l'identité, l'image qu'elle se construit d'elle-même.

La recherche de la minceur apparaît alors pour la femme comme un moyen de s'affirmer, de développer son identité. Comme le poids imposé par les canons de la beauté, est pour la majorité, bien inférieur au poidx qui, compte tenu de notre mode de vie, nous serait naturel et auquel le corps aurait spontanément tendance à se stabiliser, la plupart de individus ne se maintiennent donc au poids convoité qu'au prix d'une restriction alimentaire permanente. Cette restrictionalimentaire, surtout chez les personnes qui pour des raisons génétiques ou métaboliques ont une propension à l'obésité, est d'autant plus ardue et stressante.

Le courant féminste américain en est donc venu à mettre en accusation l'image sociale de la femme comme principale cause des troubles du comportement alimentaire, en particulier anorexie mentale et boulimie. Sont ainsi attaqués l'obligation sociale faite à la femme d'être artificiellement mince, les médias, qui contribuent à la fétichisation et à la glorification d'un corps féminin anormalement svelte, la nécessité faite aux femmes d'être tout à la fois de bonnes épouses, des travailleuses dynamiques et des amantes "sexy", d'être en quelque sorte des "superwomen".D'autres vont plus loin encore dans la critique sociale et mettent l'augmentation actuelle des troubles du comportement alimentaire sur le compte du modèle culturel prôné par l'occident. Notre civilisation, centrée sur l'individu, conduit celle-ci à privilégier les activités qui permettent de se centrer sur soi-même et sur ses propres sensations, tout cela pour renforcer son sentiment d'exister. L'affirmation outrancière des valeurs individuelles aboutit à une relation faussée avec son propre corps qui n'est plus une source de plaisir, mais un instrument de puissance. Dans cette optique, il doit être modelé, maîtrisé, contrôlé. Le succès des activités physiques individuelles - le jogging, la gymnastique, le body-building, les sports de glisse, les sports aériens, l'escalade en solitaire - qui affichent clairement un tel but de maîtrise, est le témoin de cette évolution. "La civilisation du self" privilégiant la compétition, entretenant un désir de promotion sociale et de réussite scolaire, formerait un terreau de choix pour l'anorexie mentale. On l'a dit, c'est dans les classes sociales élevées et moyennes supérieures que cet effet se fait particulièrement sentir, que l'anorexie mentale est la plus fréquente. L'augmentation des cas d'anorexie mentale dans la population blanche et asiatique est aussi à mettre en parallèle avec sa quasi absence dans la population noire, qu'elle soit africaine ou americaine, ce qui s'expliquerait pour les tenants de cette thèse par un mode de vie moins centré sur la compétition individuelle, un plus grand esprit communautaire et la prépondérence des échanges affectifs dans ces populations.