SYNESTHESIE VECUE


 
L'association de plusieures modalités sensorielles a un impact énorme sur le vécu quotidien, notamment dans deux aspects:
  • elle peut faciliter la mémorisation
  • elle peut agir come interférence, déranger la concentration, rendre difficile la compréhension du langage métaphorique... 
Nous présentons ici quelques extraits de l'oeuvre célèbre du neurologue russe Lurija "Une mémoire prodigieuse" dans laquelle il fait référence à un jeune synesthète extraordinaire qui associe à la fois quatre sens: la vision, l'audition, la gustation et le tactile. De manière fascinante il témoigne de l'impact de ses capacités sur sa vie quotidienne.  

Sémantisation et techniques imaginatives dans la mémorisation d'un poême en une langue inconnue

On lui demande de mémoriser un poême en italien et on contrôle cet apprentissage quinze ans plus tard (sans avertissement), il le reproduit avec exactitude. Voici comment il a procédé.
 

Nel mezzo del camin di nostra vita
Mi ritrovai per una seva oscura
Che la diritta via era smarita,
Ahi quanto a dir qual era e cosa dura...



           "Nel - en allant verser ma cotisation j'ai rencontré dans le couloir la danseuse Nelskaïa; "mezzoje suis viloniste, j'ai donc placé auprès d'elle un homme qui joue du violon; près d'eux, des cigarettes "Delly", c'est pour "del"; à côté j'ai placé une cheminée "camin"; "di", c'est une main qui désigne la porte; "nos" c'est le nez ("noss"-nez en russe) un homme s'est fait coïncer le nez dans une porte; "tra", il lève le pied pour franchir le seuil; de l'autre côté il y a un bébé, c'est vita, vitalité; "mi j'ai placé un juif qui dit "mi" (mauvaise prononciation de "nous"), "nous n'y sommes pour rien"; "ritrovai", est une courneavec un tube transparent qui disparaît; et une juive qui court en criant "vaï" (c'est pour vaï). Elle court et voici qu'à l'angle de la Loubianka, le père "per" passe en fiancre. Au coin de la soukharevka un milicien se tient dorit comme un "I": "una". A son côté je place une estrade sur laquelle danse Selva. Mais pour ne pas qu'elle devienne silva, les tréteaux se cassent, ce qui donne le son "è". Un os dépasse l'estrade et pointe vers une poule "oscura".  "Ché", c'est peut-être una Chinois, Tché-chen (Che = ké, avait été prononcé par erreur comme ché). Je place près de lui ma femme, qui est Parisienne, la ritta, c'est mon assistante Margarita; "via", elle dit via, votre en tendant la main; sait-on jamais ce qui peut arriver dans la vie, on vide une bouteille de champagne et voici "era", et je vois un tramway et près du wattman une bouteille de champagne. Dans le tramway, un juif en taleth lit "Chema Israël", c'est pour "sma", et sa fille Rita. "Ahi" c'est en yiddisch "aha"; je place dans le square un homme qui éternue "aptchi!" et je vois apparaître les caractères hébreux "a" et "h". Quanta, ici j'ai pris pour "quinte" un piano; pour moi "a" est un son blanc, j'ai donc pris un piano avec des touches blanches... Pour cela il a fallu me transporter à Torjok, dans ma chambre où il y avait un piano. Je vois mon beau-père qui me dit "dir"= à toi; le "a", je l'ai posé sur la table, et comme c'est un son blanc, il s'est confondu avec la nappe blanche et je ne l'ai pas remarqué. "Qual era" c'est un homme à cheval, avec une cape espagnole (cavalier), mais j'ai fait autre chose: pour éviter les détails superflus, je transformai les jambes de mon beau-père en une source (qual) d'où  jaillissait du champagne (era). "E" ,e faot èemser à Gogoé: "qui a dit "è"? Bobtchinski ou Dobtchinski?.... Leur bonne voit une chèvre (cosa) et lui dit: "Où vas-tu, imbécile? (dura)...." (page 45)
 

Inférences:

 Réactions synesthésiques à l'écoute d'une voix

           "Votre voix est jaune et friable", disait-il una jour à L.S. Vygotski qui causait avec lui. "Il y a des gens qui parlent à  plusieurs voix, ça fait une véritable symphonie, un bouquet....", disait-il une autre fois. "S. M. Eisenstein avait cette voix, c'est comme si une flamme, avec des vervures, avançait vers moi.... Je commence à m'intéresser à cette voix et voici que je ne comprends plus ce qu'il dit..." "Il y a aussi des voix instables, il m'arrive souvent de ne pas reconnaître une voix par téléphone, non seulement parce que l'écoute est mauvaise, mais parce que la voix de cette personne change 20, 30 fois au cours d'une journée... Les autres ne s'en rendent pas compte, mais moi je m'en aperçois.

  •             "Je n'ai jamais pu me débarrasser de cette perception colorée du son... Je vois d'abord la couleur de la voix, ensuite elle disparaît parce qu'elle gêne...  Quelqu'un prononce un mot, je le vois, mais il suffit que j'entende une autre voix pour que des taches apparaissent, des syllabes s'infiltrent et je ne peux plus rien distinguer".  (page 29)
  • Réactions synesthésiques à la lecture d'un texte 

    "L'assimilation d'un texte, la réception des informations, qui pour nous consiste à dégager l'essentiel et à le dépouiller du superflu, est pour (le synesthète) une lutte pénible contre  les images qui le submergent (...), lui créent des obstacles, l'empêchent de faire ressortir l'essentiel..." :
     
              "Le plus délicat, c'est lorsque le texte contient des détails qui ont déjà figuré dans un autre texte. Il arrivbe souvent que je commence dans un endroit et termine dans un autre, et tout s'emborouille. Par exemple je lis dans Un ménage d'autre-fois:  "Afanassi Ivanovitch sortit sur le perron..."  C'est naturellement un perron surélevé avec des marches grinçantes. Mais j'ai déjà vu ce perron!  C'est chez Korobotchka, à qui Tchitchikov vient rencre visite!....  Et voici qu'Afanassi Ivanovitch risque de rencontrer dans ma repreésentation Tchitchikov et korobotchka!...
              "Je lis ailleurs: "Tchitchikov descendit dans une auberge".  je vois une maison à un étage; on entre dans une antichambre; en bas il y a une grande salle; près de la porte, une fenêtre; à droite, une trable; au milieu, un énorme poêle russe. Mais j'ai déjà vu tout ça!... C'est le gros Ivan Nikiforovitchh qui habite cette maison, et le maigre Ivan Nikiforovitch s'y trouve aussi; il est dans le jardinet, et la crasseuse Gapka trottine à côté de lui, et me voici tout à coup parmi des gens totalement étrangers à l'histoire. Vous comprenez quel travail c'est pour moi de m'y reconnaître!..."  (page 94)