L'école de l'an 2000 1

(une typologie des usages d'Internet dans une école virtuelle)

RobertBibeau@hotmail.com

 ( Conférence au Forum de l'an 2000, Poitiers, mai 1998 )

 

 
 

L'an 2000 représente depuis longtemps l'incarnation d'un futur hypertechnologique, c'est pourquoi on retrouve dans la littérature, particulièrement celle destinée aux jeunes, des mythes comme celui du robot intelligent que Daniel Candy présente comme une tentative de l'homme de se dépasser, mais aussi comme une réaction d'angoisse face aux technologies et à la science.

 

L'école virtuelle, lieu de toutes les innovations pédagogiques avec les technologies, est un autre de ces mythes entourant l'an 2000 et le prochain millénaire. Fini les cartables, fini les cours de récréation, fini les pupitres en rangées et les estrades. L'élève du XXIe siècle, au poste de commande de son ordinateur multimédia branché à Internet, consommera, à l'heure et à l'endroit de son choix, l'élixir du savoir par la magie des ondes et des inforoutes. Philippe Breton n'a pas tort de s'inquiéter de cette utopie qui risque d'engendrer une société fortement communicante mais faiblement rencontrante. Une société de reclus, incapables de vivre en communauté autrement que par télécommunication interposée. Une société, craint-il, de l'exclusion et de l'intolérance xénophobe.

 

L'utopie de l'école virtuelle trouve ses racines dans la technologie de l'information. Les progrès technologiques sont indéniables et ils remettent en cause nos façons de travailler, de communiquer et d'échanger. Cette utopie est aussi renforcée par la société du savoir et de l'éducation. Au Canada, à titre d'exemple, huit millions de personnes, le quart de la population, suivent des cours de formation dans des institutions scolaires ou sur leur lieu de travail.

 

L'école virtuelle des technologies nouvelles pose avec acuité le problème du rôle et de la mission de l'école. L'école est-elle le lieu d'éducation du citoyen ou le lieu de formation du travailleur ? La réponse à cette question n'est pas technologique, elle est éminemment politique. Une fois ce choix effectué, alors se pose le dilemme de savoir comment l'école virtuelle, c'est-à-dire l'école des technologies de l'information et de la communication (TIC), peut contribuer à éduquer adéquatement le citoyen ou à former efficacement le travailleur.

 

Dans leur manifeste pour un technoréalisme un groupe de penseurs américains déclare : "Aucune innovation technologique, aussi impressionnante soit-elle, ne pourra mener à la révolution du système d'éducation préconisée par le président Clinton. L'enseignement est un art qui ne peut pas être reproduit par l'ordinateur ou par Internet.". J'ajoute que l'art pédagogique se fonde sur la relation qui s'établit entre l'enseignant et l'élève. Il faut maintenant découvrir comment les technologies peuvent renforcer cette relation en évitant les illusions de la première vague technologique dans nos écoles.4

 

Quelles questions doit-on se poser avant d'introduire les TIC en pédagogie et avant de créer l'école virtuelle de l'an 2000 ? Il y en a plusieurs et elles sont toutes de nature pédagogique et administrative plutôt que technologique ou financière. Quelle pédagogie l'équipe-école veut-elle privilégier ? Une pédagogie behavioriste, humaniste, cognitiviste ou constructiviste ? Quelle approche pédagogique choisir ? Une approche par programmes d'études et par objectifs, ou une approche par compétences ? Quel mode d'apprentissage mettre en place ? Un apprentissage par projets ou un apprentissage par itinéraire spécifique ? Un apprentissage collaboratif, ou un apprentissage par monitorat ?

 

Selon les choix qui seront faits les TIC deviendront des instruments didactiques plus ou moins pertinents et efficaces en classe de français. Dans une approche par projets et une pédagogie constructiviste ou l'élève construit ses savoirs à partir de projets qu'il échaffaude et qu'il réalise en collaboration avec ses pairs, les TIC seront de puissants outils de recherche, de tri, de traitement et de présentation de l'information.

 

Dans une pédagogie behavioriste et une approche par programmes d'études, segmentés en objectifs globaux, intermédiaires et spécifiques, il y a fort à parier que l'école virtuelle ressemblera à un cinéma où l'enseignant prestidigitateur éblouira ses élèves-spectateurs aux commandes d'une panoplie de gadgets multimédia coûteux. Si l'école souhaite se transformer en salle du septième art, elle y perdra son art, elle y perdra son âme.

 

Il faut aussi se poser la question de l'éducation pour qui ? L'école virtuelle pour qui ? Quels seront les besoins et les difficultés de formation de l'élève de l'an 2000 ? Dans un texte intitulé "L'élève rapaillé" nous avons tenté de répondre à cette question. L'élève a besoin qu'on l'aide à aborder l'information. Il a besoin d'un médiateur et d'un guide non qu'on lui transmette l'information en classe. Cela lui est accessible du bout des doigts sur Internet. Il doit plutôt apprendre à travailler en équipe, à planifier et à répartir le travail, à trouver l'information pertinente parmi une masse croissante de données, à juger de son niveau d'adéquation en fonction de l'objectif visé, de l'intention d'écriture, de l'interlocuteur ciblé , à traiter cette information avec les outils linguistiques, statistiques ou méthodologiques appropriés. Puis, à communiquer cette information remaniée à autrui de façon claire, imagée, sérieuse ou humoristique.

 

 

Pour l'élève les médias ça va de soi. Si c'est écrit dans le journal, dans un livre ou sur le Web c'est la vérité, croit-il. L'élève, à l'aube de l'an 2000, a besoin d'une éducation aux médias. Il a besoin de développer une pensée critique vis-à-vis des médias. De plus, l'élève de l'an 2000 a des problèmes de mémorisation, de structuration et de mise en ordre des informations, de conceptualisation et d'intégration des savoirs. Pour toutes ces raisons l'élève rapaillé a besoin des autres pour apprendre. Il a besoin de l'école, lieu de rencontre et de fraternisation, pour apprendre à apprendre à vivre en société.

 

Dans ce contexte comment se servir des TIC et d'Internet comme ressources didactiques? Je propose ici une classification des activités d'apprentissage avec les TIC en six catégories :

 

 

1. Télécorrespondance scolaire. C'est l'activité pédagogique la plus répandue dans Internet.

Les activités de correspondance scolaire créent les conditions propices au développement des habiletés de planification de l'écrit, de rédaction et de révision du texte. Divers outils informatiques d'aide à l'écriture sont disponibles sur le marché québécois. 5 Les activités de télécorrepondance motivent l'élève à écrire puisqu'il sait qu'il sera lu par un interlocuteur avec lequel il a établi une relation concrète et suivie.

 

Ces activités exigent peu de ressources techniques et peuvent être réalisées facilement et à peu de frais. Afin d'aider les enseignants à mener à bien des activités de correspondance scolaire dans Internet nous avons mis sur pied le projet Prof-Inet qui offre sur son site Web des conseils pratiques, des exemples de projets, un réseau de correspondants et un registre de projets.

 

 

2. Édition et publication (journaux scolaires, Web magazine, rédaction collective).

Il y a quatre ans que des élèves de Sherbrooke et du Poitou collaborent à la rédaction à la réalisation et à la mise en ligne dans Internet du journal scolaire Cyberpresse . Les élèves sont tour à tour journaliste, chef de pupitre et membre du comité de mise en page. Quatre fois l'an on peut lire leurs œuvres dans Internet. Ils ont même créé une cyberagence afin de recueillir et conserver les articles qui ne trouvent pas place dans le journal.

 

Dans cette optique nous travaillons présentement à la mise sur pied de L'Inter@gence jeune presse, un site de formation aux médias - connaissance des médias dans leur fonctionnement et développement d'une pensée critique à leur égard. L'Inter@gence jouera également le rôle d'une agence de presse pour les journaux scolaires qui pourront y faire converger leurs communiqués, nouvelles et reportages et y puiser des informations et des reportages.

 

 

3. Recherche documentaire (méthode de travail intellectuel, bibliothéconomie avec Internet, etc.).

Ce type d'activité pédagogique est promis à un grand essor car c'est un besoin de formation que l'on pressent chez les jeunes, un besoin qu'exacerbe Internet. 6 C'est pourquoi nous avons mis sur pied et soutenu le projet Form@net, un site Web de formation aux habiletés d'information. On y trouve des ressources sur la formation à la recherche d'information, des conseils et une méthodologie de travail, des scénarios pédagogiques intégrant les TIC conçus conjointement par des bibliothécaires et des enseignants spécialistes en français, en sciences humaines et en sciences.

 

 

4. Recherche et partage d'information (banque de données collectives, saisie de données en temps réel, télétravail).

Les réseaux télématiques, en interreliant des milliers de pédagogues, stimulent la création de vastes carrefours d'échanges et de mutualisation des ressources didactiques et informationnelles. Il est maintenant possible de créer des banques d'images publiques, libres de droit, en soutien aux activités de formation et d'apprentissage et utilisables dans le cadre des programmes d'études et des curriculum scolaires. La Banque d'images pédagogiques et de scénarios (BIPS) offre cet espace de cueillette, d'indexation, de classement et de partage d'images fournies par des enseignants pour le bénéfices de la communauté scolaire.

 

La saisie de données en temps réel est une forme d'activité pédagogique qu'Internet a stimulée. Il s'agit de capter, pour consultation et traitement, de jour en jour ou d'heure en heure, des données comme les cotes de la bourse, la température, la vitesse et la direction du vent, les précipitations, les données sismiques (tremblement de terre et déplacement de la croûte terrestre), ou encore de suivre, en direct, la traversée de l'océan par un navigateur solitaire, la conquête du pôle, du Mont Everest ou de l'Amazone par une équipe d'explorateurs, ou encore le lancement d'un satellite ou de la navette spatiale. On imagine aisément l'intérêt des jeunes pour ce genre d'activité et la puissance évocatrice de ce type de cueillette et de traitement de données.

 

Récemment une équipe d'enseignants français lançait un projet de cueillette et de partage d'information sur la pollution affectant les côtes océaniques à travers le monde à partir de données recueillies par des jeunes vivant à proximité de ces côtes.

 

 

5. Résolution de problèmes (concours, création collective, jeux de rôles, laboratoire en ligne, simulation, etc.).

Le concours Histoires croisées, qui s'est déroulé de novembre 97 et mai 98, a entraîné la création de 45 sites Web par autant d'équipes de trois élèves québécois de 15-16 ans (4e ou 5e secondaire) et de trois élèves français du même âge. Les sites devaient présenter un conte ou un reportage faisant état d'un personnage ou d'un événement historique se déroulant tour à tour en France et au Québec. Les jeunes étaient amenés à concevoir le récit, à se partager le travail de cueillette d'information, de rédaction et de mise en page Web du récit. Ils ont enquêté sur des faits historiques, sur leur réalité sociale et culturelle respective et ils ont découvert que bien que parlant la même langue ils ne partagent pas nécessairement le même langage. La seconde édition du concours Histoires croisées est maintenant en ligne.

 

On trouve également dans cette catégorie des activités d'écriture collective comme la rédaction d'un conte ou chaque intervenant compose une page d'un récit qu'un autre intervenant devra compléter et prolonger laissant lui-même le soin à un autre correspondant de poursuivre son récit inachevé… Tous les participants peuvent suivre en direct, sur Internet, l'évolution du récit partagé.

 

 

6. Téléformation (cours et didacticiels sur le Web).

Au moins deux projets sont en cours de réalisation au Québec visant à offrir des exercices d'apprentissage de la grammaire française. Le site Web Analyse littéraire présente les cours offert par un enseignant du Cégep de Limoilou. Des cours de mathématique en ligne sont déjà offert par le Centre Collégial de Formation à Distance (CCFD). L'Université Laval offre depuis quelques années, dans Internet, un cours d'auto-formation à Internet. La plupart des universités américaines se sont lancées dans la production de cours dans Internet et on peut aujourd'hui s'inscrire à un certificat et suivre tous ses cours sans jamais se rendre sur le campus de l'Université américaine.

 

Comme on l'imagine à partir de ces exemples, l'école virtuelle ce n'est pas l'école sans classe et sans cartable. C'est l'école du triomphe de la pédagogie humaniste et constructiviste, de la pédagogie par projets et du travail coopératif. "Il faut plus que de l'argent pour de la quincaillerie. Il faut que les objectifs de formation à tous les niveaux du processus éducatif accordent la priorité à la curiosité, à la critique et à la synthèse". 7 L'école de l'an 2000 n'est pas un décor, c'est la condition de l'éducation et les technologies nouvelles doivent en devenir la ressource didactique privilégiée. 8

 

 


Notes
 

1. Texte d'une conférence au Forum de l'an 2000, Poitiers, France, 29 mai 1998. Publié dans la revue Québec français, no 112, hiver 1999.

2. Candy, Daniel. "Êtres artificiels : les automates dans la littérature américaine". Edition Liber. 1977.

3. Breton, Philippe. "L'utopie de la communication". Paris, Éditions La Découverte/Poche , 29, Essais, 1997.

4. On pourra lire à ce propos le texte "Les huit déficits" http://vitrine.ntic.org/vitrine/veille/Textes/BIBdeficit.html

5. Logitexte, Correcteur 101, Hugo, GramR, Antidote, Cortexte et les autres…

6. Bibeau, Robert. Langlais, Pauline. "La bibliothèque scolaire et Internet". Québec français, no 110, pp 104-106.

7. Kugler, Marianne. "Internet média de masse? Labyrinthe? ou marécage?". Québec français, no 110, pp. 98-100.

8. Nous avons déjà présenté cette typologie dans le texte "La toile éducative" http://vitrine.ntic.org/vitrine/veille/Textes/BIBtoile.html

 


 

Note biographique
Robert Bibeau oeuvre dans le domaine des technologies de l'information et de la communication en éducation depuis 1983. D'abord responsable des APO à la société GRICS, M. Bibeau a été coordonnateur de l'édition et de l'acquisition des logiciels éducatifs au MEQ pendant douze ans. Il est aujourd'hui coordonnateur de l'édition éducative dans Internet au ministère de l'Éducation du Québec.