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chapitre 2 Modèles de l'individu et de l'acteur social

2-1.5 Vers une approche cognitiviste


Les deux concepts-clefs en science cognitive sont représentation et "computation".
*1 Nous postulons qu'il est utile de modéliser l'activité cognitive des individus par des processus symboliques, plus précisément par des structures symboliques opérant sur des structures symboliques. En bref, on fait l'équation: Cognition égale computation. Ces opérations de computation ont lieu dans une mémoire. Certaines recherches mettent l'accent sur les mécanismes très généraux de résolution de problème. Elles mettent en évidence la capacité humaine d'appliquer des "algorithmes" de "recherche" pour faire toutes sortes de déductions, inductions, analogies, etc. D'autres recherches mettent en évidence la nécessité de structures complexes de représentation qui ont aussi une fonction "computationnelle". La distinction entre structures de représentation et structures heuristiques générales est nécessairement floue. La plupart de ces structures sont postulées multifonctionnelles. Par exemple, un schéma (dans le sens de DeBeaugrande) sert à représenter un certain savoir-faire qui permet de comprendre une suite d'événements. Mais il permet également d'achever une suite d'actions cognitives ou physiques. Dans un modèle, on peut le mettre en oeuvre comme une structure symbolique qui doit être interprétée par un mécanisme cognitif pour réaliser sa fonction. Mais on pourrait également le définir comme une sorte de programme sachant s'activer et s'exécuter soi-même au besoin.

L'approche cognitive connaît ses propres limites pratiques et théoriques. En ce qui concerne les premières, citons la difficulté d'accéder aux connaissances humaines et la complexité des tels processus. En effet, même la tâche mentale la plus simple peut invoquer un très grand nombre de structures cognitives qui ne sont pas toujours transparentes. En ce qui concerne les limites théoriques, des problèmes tout aussi difficiles surgissent. Les sciences cognitives - disciplines-filles de la psychologie cognitive et de l'intelligence artificielle - s'intéressent peut-être trop aux processus symboliques qui résident à la surface de la pensée humaine, c'est-à-dire le type de pensées que l'on peut se faire dégager si l'on fait penser un sujet "à voix haute" pendant la résolution d'un problème. On pourrait se demander si certains processus de la pensée ne sont pas de nature symbolique. La sous-conscience, par exemple, est pratiquement opaque mais elle semble faire également usage de symboles. Quant aux émotions, la question est plus ardue. Il apparaît néanmoins qu'il est possible de modéliser symboliquement des processus émotifs ou tout au moins de les intégrer dans un cadre théorique plus large (cf. Scherer 84). Nous n'allons pas entrer dans les détails ici, l'esquisse des principes de base du "cognitivisme" nous suffit pour le moment*2.

Nous devons également faire référence au connexionisme (cf. Memmi 90), une discipline récente qui repose sur les modèles neuronaux, c'est-à-dire des simulations par ordinateur s'inspirant des recherches sur la fonctionnement physiologique du cerveau. Ces recherches prometteuses nous offrent notamment des modèles de perception et d'apprentissage de structures. Le principe de base d'un modèle simple est le suivant: on simule un réseau neural par un ensemble de noeuds interconnectés par des liens d'activation et d'inhibition. Chaque noeud peut se trouver à un certain niveau d'activation. Lorsqu'il s'agit de modéliser un processus apprentissage particulier, on fait entrer par des noeuds récepteurs des stimuli numériques qui imprègnent après quelque temps une certaine structure d'activation sur les noeuds. Ce réseau apprend automatiquement à "observer" quels noeuds sont activés en même temps et crée à partir de là des liens d'activation ou d'inhibition reflétant la co-occurrence de stimuli. Dans un tel réseau, le concept de représentation n'existe presque plus, elle est répartie entre les noeuds associés par des connexions ayant un certain poids. Le savoir ne se reflète plus par des structures symboliques plus ou moins identifiables, mais dans un état d'un système non-symbolique (ou sous-symbolique si on préfère cette expression). Toute interprétation symbolique d'un tel réseau est donc donnée par une source externe (comme c'est également pour les systèmes symboliques).

Les paradigmes du cognitivisme et du connexionisme sont apparemment en contradiction. L'un privilégie la représentation et l'autre l'excitation de neurones. Toutefois, ils ne sont pas incompatibles dans un modèle de la pensée humaine. En effet, on peut concevoir que les processus symboliques ont lieu à un niveau plus "élevé" que les processus "connexionistes". Il faut rajouter que le connexionisme "pur" engendre des idées pour les sciences cognitives "symboliques", notamment en ce qui concerne la modélisation des processus parallèles et de processeurs parallèles (comme le cerveau). En effet, selon Minsky(87) par exemple, l'esprit serait composé d'une grande multitude d'agents à structures et à fonctions très variables s'activant un peu comme les noeuds d'un réseau "neuronal". L'auteur utilise la métaphore de la "society of mind". Mais comme toute société, elle sera organisée selon certains principes plus complexes que suggèrent les modèles connexionistes simplistes sur le plan conceptuel et elle accomode mieux les notions de structuration et d'abstraction nécessaires à la pensée humaine.

La science cognitive n'existe pas. Toutefois, la plupart des approches qui tentent de modéliser les activités humaine intelligentes se fondent sur les notions de représentation et de "computation". Ces deux phénomènes sont en grande partie symboliques, postulant que l'être humain fonctionne essentiellement grâce à des processus de manipulation de structures de sens. Ces structures n'ont pas nécessairement une réalité formelle (comme par exemple dans le langage écrit ou dans un modèle d'ordinateur), mais l'existence du langage montre bien l'utilité du concept de représentation dans des descriptions scientifiques. La question de savoir si la représentation n'est qu'un phénomène émergent et volatile dans le cerveau ne nous concerne pas trop ici (cf. la section 7-1 "Les bases épistémologiques de l'intelligence artificielle" [p. 274] pour une discussion plus approfondie de ce sujet). L'important est de pouvoir formuler le contenu et le fonctionnement des activités cognitives d'un décideur d'une manière communicable et inspectable. Les approches connexionistes et fonctionalistes ne peuvent pas relever ce défi.

Il est évident que les activités cognitives sont difficiles à saisir et à décrire; il faut donc les explorer au moyen de modèles. Le seul outil permettant de réaliser ces modèles est l'ordinateur, car seul un "automate" peut gérer une grande quantité d'information et permet l'implantation des processus symboliques complexes. Par cette démarche, l'approche cognitiviste se situe entre la psychologie expérimentale (dont elle retient certaines techniques d'élucidation de l'esprit) et la psychologie théorique (dont elle retient la démarche spéculative). Elle choisit donc un mi-chemin entre la rigueur scientifique de l'expérimentation et la volonté de formuler des théories plus globales et donc plus difficiles à tester.

Cette démarche possède également ses limites. Il existe des phénomènes comme les émotions ou encore le traitement premier de stimuli sensori-moteurs qui seront difficilement explicables en termes de structures symboliques. Mais comme nous l'avons exposé plus haut, les sciences cognitives ne se limitent pas aux paradigmes décrits et ses théories peuvent être mises en rapport avec d'autres. Pour le modéliseur en science sociales, les recherches en science cognitive ont parfois tendance à trop se "perdre" dans des phénomènes particuliers, comme la résolution de puzzles ou la compréhension détaillée d'un récit. Toutefois, l'idée centrale - la pensée comme "computation" qui opère avec et sur des structures symboliques - peut être transportée à des niveaux d'analyse "plus élevés" comme on espère le montrer par la suite. En effet, pour modéliser un décideur politique, il n'est pas nécessaire d'entrer dans tous les détails de sa pensée. Il suffira de capturer l'essentiel, c'est-à-dire l'information qui permettra de "comprendre" le déroulement d'une résolution de problème au sens large du terme.


THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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