Ce travail traite principalement de l'analyse du récit et doit s'inscrire dans une recherche plus générale sur la théorie et l'analyse de texte. Pour le politologue le texte peut se comprendre comme objet direct d'étude (par exemple l'analyse d'un discours) objet indirect (par exemple l'analyse de la description d'événement politique) ou encore comme véhicule d'analyse. La théorie moderne du texte, elle, propose une typologie dans laquelle les textes narratifs d'une part et l'argumentation d'autre part intéressent particulièrement le politologue. Le choix de l'une ou l'autre catégorie est déterminé par le contenu du texte, et plus spécifiquement la narration permettra de relater des événements, alors que l'argumentation servira à exposer et à défendre des propositions. Le travail ici présenté se concentrera sur l'étude du récit comme forme "royale" de la narration et sera complété par une étude pareille des textes d'argumentation. Dans une théorie générale du texte on pourra alors se préoccuper de l'intégration des ces deux études particulières.
A travers la seule étude du récit on a pu cependant dégager des principes généraux de l'analyse de texte. On comprendra au cours de la lecture de ce travail que le texte en lui-même ne "garantit" pas son interprétation, qu'il doit être accompagné d'un modèle de récepteur et/ou de producteur, membres d'une situation sociale et culturelle, pour gagner sa signification. Cette perspective élargie est aussi nécessaire à l'étude de l'action politique dont les acteurs percoivent l'enchaînement des événements comme un récit. Si on accepte l'hypothèse qu'un acteur politique individuel ou collectif peut être modélisé comme une machine à traiter de l'information, l'étude de son aptitude à traiter un texte, aussi bien que celle de sa capacité de résolution de problème ne seront alors que des aspects d'une théorie générale de l'action politique. Cependant cette disgression théorique qui reflète mes intérêts généraux ne doit pas nous faire négliger l'utilisation de l'analyse de texte à d'autre fins. Ainsi même l'histoire peut être avantageusement étudiée avec des outils developés par l'analyse de texte.
Ce travail est consacré à l'exploration détaillée des différentes théories et méthodes d'analyse de texte. Il constituera donc la première étape nécessaire vers l'étude de la narration en science politique. Son noyau se compose de l'étude approfondie de trois "écoles" d'analyse que l'on trouvera dans les chapitres 4-7. Le lecteur qui ne s'intéresse qu'à mon argument général pourra lire les chapitres une, où je formule le problème méthodologique, deux, où j'effectue un survol des principaux courrants de pensée et enfin pourra passer au chapitre dernier. En outre je conseille au lecteur "sérieux" de se familiariser avec le récit Ia qui se trouve dans l'appendice, car il constitue le majeur texte exemple que j' utiliserai pour discuter les modèles d'analyse de texte.
J'ai effectué ce travail au sein du département de Science Politique du Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) et je souhaite remercier M. le professeur H.Alker pour m'avoir permis d'y séjourner comme "visiting research fellow". Ce séjour a été également possible grâce à une bourse de relève consentie pour 21 moins par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique que je remercie. Ce travail a été écrit et imprimé sur la DEC-20 "OZ" avec l'éditeur "EMACS", le programme de mise en page "R" et une imprimante "dover" de XEROX, équipement du laboratoire d'intelligence artificielle du M.I.T. mis gracieusement à ma disposition. Le lecteur se trouvant en face de cette belle présentation formelle doit être averti qu'il ne s'agit pourtant que de la première version de ce travail que nécessite des aménagements stylistiques et conceptuels. J'invite chaleureusement les lecteurs à me faire part de leurs critiques et suggestions de tout ordre.
Je remercie tout d'abord Hayward Alker, pionnier dans le domaine, qui m'a encouragé dans ma recherche de multiple facons et avec qui j'ai participé à une recherche qui m'a fournie l'idée d'écrire ce travail. Je remercie également Gavan Duffy, Roger Hurwitz, Wendy Lehnert, John Mallory, Graziella Tonfoni qui, chacun et chacune à leur manière, ont contribué à former mes idées. Finalement ce travail n'aurait pas été lisible sans Marielle Castex qui a fait une première révision de mon Francais germanisant et qui a relevé les principaux défauts de présentation.
chapterIntroduction: les textes narratifs en politique
Le but principal de ce travail est de présenter et discuter les grandes lignes de l'étude de textes narratifs. Toutefois dans ce chapitre nous allons esquisser quelques intérêts méthodologiques du politologue pour montrer la fin ultime de cette recherche, et pour justifier l'orientation très générale de la discussion. En outre j'ai choisi de me concentrer sur les techniques d'analyse du récit, genre constitué par l'ensemble des textes narratifs qui ont une structure globale (intrigue). Le choix m'a été imposé indirectement par l'absence relative de travaux traitant d'autres genres de narrations. Mais il fut également délibéré dans la mesure où le récit est le genre de narration le plus complexe et constituera donc un solide point de départ. Examinons quelques aspects de l'analyse du récit qui constitue un domaine de recherche croissant. Cette croissance est due pour un grand part à la prise de conscience des chercheurs de l'importance que la fonction du récit a dans nos sociétés et d'autre part au fait que le récit - étant en général un texte bien structuré - facilite les travaux empiriques tout en permettant le développement de méthodes et techniques à vocation plus générale. Aujourd'hui, l'analyse du récit a tendance à s'éloigner de la tradition "interprétative simple" qui est arbitraire et trop détachée du texte d'un point de vue "cognitiviste" et sociologique. L'émergence de la science cognitive et, avant elle, de l'intelligence artificielle n'a pas seulement crée des modèles complexes de la production et du traitement du récit, mais elle a influencé à son tour les travaux dans les disciplines plus traditionnelles comme l'analyse du discours. Incidemment on démontrera que l'on peut travailler avec des modèles cognitivistes inspirés par l'intelligence artificielle sans avoir recours à la psychologie, car ces modèles permettent de représenter l'acteur social (qui apparait dans le récit) comme système autopoiétique.
Le récit fait partie d'une grande classe de textes qui s'appelleent narrations ou textes narratifs. Une narration raconte, rapporte des actions; elle est donc le texte-type principal que l'on utilisera pour rapporter ou même comprendre le déroulement d'un événement. Qu'est-ce que cela signifie? Si les hypothèses des théories du récit sont justes, notre capacité à voir, mémoriser et raconter des événements est l'objet de fortes restrictions (qui sont également des outils) que l'on retrouvera similairement dans la communication écrite. Ici l'intérêt d'un travail analytique serait d'accroître la conaissance des types de restrictions qui affectent notre conaissance du monde. Mais ces restrictions vues sous un autre angle sont des outils de base de la production et de la compréhension de texte. Ceci nous amène vers notre thème principal. Quel est le savoir et le savoir-faire pour créer et comprendre un récit et quels sont les dimensions de ce savoir? Est-il possible d'intégrer des différentes perspectives analytiques (psychologiques, d'intelligence artificielle, sociologiques, anthropologiques, philosophiques, etc) dans un seul modèle? Pour pouvoir donner une réponse provisoire à ces questions, j'essaierai de montrer que les bases d'une théorie adéquate du récit résident dans un modèle de production et de traitement de texte qui définit la signification d'un texte par rapport à un interpréteur humain (réel ou simulé). L'élaboration d'un tel modèle permettera d'attaquer un autre problème. Il s'agit de la simulation de processus politiques en général et de celle de la production et de la réception de textes en particulier. Dans ce travail je n'indiquerai que brièvement quelques aspects de ces perspectives d'analyse. En dernier lieu il faut mentionner que la plupart des travaux se sont concentrés sur l'analyse du récit populaire. Toutefois en intelligence artificielle par exemple on trouve un grand nombre de travaux traitant du récit ordinaire ou même politique. En tant que politologue il y a plusieurs raisons qui m'amènent à m'intéresser directement à l'analyse du récit populaire et du récit de tous les jours. La première raison très pragmatique est que ces deux catégories sont celles dont les textes narratifs ont été le mieux analysés et ensuite parceque bien des récits politiques ne diffèrent pas fondamentalement d'un récit simple.