De quelques structures sémiotiques des médias électroniques


Ce texte, privé de sa bibliographie et légèrement modifié, doit être publié dans le prochain numéro des Cahiers du GRAME, Université de Strasbourg.


Table

  1. La communication pédagogique médiatisée
    1. Sémiosis et cognition
    2. Technologies et relations sociales
  2. Les rapports textes et paratextes
  3. La page et ses caractéristiques
    1. De la feuille à la page
    2. Page et mise en page
    3. Mise en texte: physique ou logique ?
  4. La gestion du processus de lecture: les icones de marquage
  5. Pour conclure en guise d'ouverture
  6. Bibiliographie

1. La communication pédagogique médiatisée

L’utilisation pédagogique des médias a progressivement fait émerger le concept de communication pédagogique médiatisée. Nous avons par ailleurs montré l’intérêt de préciser ce concept général et avons proposé celui de dispositif techno-sémio-pragmatique (Peraya, 1996 et 1997). Celui-ci voudrait, dans une perspective systémique, modéliser les interactions entre les trois univers – sémiotique, technologique et social – à la croisée desquels se construit tout média et donc tout média à finalité éducative.

Semiosis et cognition

Rappelons brièvement que les différents médias pédagogiques – des manuels scolaires aux médias numériques – appartiennent à l’univers du sens, des significations et des représentations, bref à l’univers sémiotique. Les différents systèmes de signes, les langages " audio-scritpo-visuels " (Jean Cloutier, 1973) qui constituent cet univers ont une fonction d’expression, d’objectivation mais aussi de traitement de l’information. Ils contribuent à déterminer le mode de perception et d’intellection par quoi nous connaissons les objets : ils sont l’instrument de médiation et d’interaction entre notre univers et nous-mêmes et nous permettent de penser le monde autant que notre rapport à celui-ci. En ce sens, tous les systèmes de représentations sont avant tout des outils cognitifs ou des technologies intellectuelles, ce qui est conforme au point de vue de Vigotsky pour qui les outils cognitifs ne sont pas nécessairement des objets matériels ou techniques : ils peuvent être de nature symbolique comme le langage, l’outil cognitif par excellence.

Technologies et relations sociales

Mais les langages quels qu’ils soient exigent, pour signifier, un signifiant. Or, celui-ci, n’est perceptible, dans la plupart des cas, qu’à travers une représentation matérielle, produite, médiatisée par un artefact technologique. Que seraient, par exemple, les langages graphique, photographique, cinématographique ou multimédia sans l’existence des objets et des opérations techniques qui permettent de les produire, de les transmettre, enfin de les rendre perceptibles aux destinataires ? Les médias pédagogiques relèvent donc aussi de l’univers technologique.

Quant aux interactions entre langage et relations sociales, elles sont nombreuses : en s’ouvrant à l’énonciation, les théories de la communication ont découvert l’inscription de la relation sociale dans les formes langagières elles-mêmes, qu’elles soient linguistiques ou audioscriptovisuelles (notamment Meunier, Peraya, 1993). Enfin, les dispositifs technologiques ne sont pas sans influence sur les rapports sociaux. L’observation et l’étude des protocoles de vidéoconférence par exemple montrent combien les rituels sociaux de la communication – les formes et le rythme des interactions, la prise et la passation de parole, la composition des sous-groupes, etc. – se voient modifiés par les dispositifs techniques de prise de vue, de transmission et de réception (voir par exemple, Perin et Gensollen, 1992). Les technologies ne sont donc pas de simples canaux de transmission et leur neutralité relève d’un mythe que Mc Luhan, déjà en 1964, avait combattu : si " le message, c’est le médium " c’est parce que " c’est le médium qui façonne le mode et détermine l’échelle de l’activité et des relations des hommes " (1964, p. 25).

Le concept de dispositif techno-sémio-pragmatique devrait permettre de rendre compte de l’évolution des médias classiques vers le " tout numérique ", vers le multi- et les hypermédias. Nous ne prétendrons pas envisager ici toutes les interactions que suggère le modèle. Nous esquisserons d’abord l’analyse des effets de certaines contraintes du mode de publication électronique sur quelques structures sémiotiques fondamentales. Ensuite nous montrerons comment les caractéristiques de certains dispositifs technologiques de communication modifie la structure relationnelle de celle-ci et transforme donc fondamentalement ses conditions sémiotiques.

2. Les rapports texte/paratextes

Le concept de paratexte désigne toutes formes d’information – titres, phrases en marge, graphiques, images, illustrations, informations périphériques, notes, références, etc. – qui occupent d’habitude le cotexte, ce vide que les mots et les phrases du texte laissent autour d’eux sur la surface d’empagement (Jacobi, 1985). L’analyse du rapport entre le texte et les paratextes, notamment les illustrations, a depuis longtemps suscité l’intérêt des psychologues et des pédagogues. En quoi ces plages favorisent-elles l’apprentissage et surtout à quelles conditions ? Où les placer dans les ouvrages, à quelle fréquence, comment le texte peut-il y référer ? Les formats – taille, couleur, ordre de présentation, etc. – ont-ils un effet sur l’apprentissage, la mémorisation, etc. ? Enfin, quelles informations visualiser et lesquelles présenter sous une forme strictement verbale ? Telles sont en effet les préoccupations majeures des enseignants et des rédacteurs de manuels ou de ressources documentaires.

Ces recherches, qui n’ont apporté que des réponses partielles et souvent contradictoires, présupposent d’abord la primauté du langage verbal et de l’écrit. Le texte, constitue l’essentiel de l’information, en quelque sorte un fil d’Ariane, par rapport auquel les paratextes joueraient un rôle secondaire, accessoire. L’importance accordée à l’écrit ne doit guère surprendre : tel est l’héritage d’une longue tradition scolaire et didactique. Betrancourt (1996) rappelle qu’en lecture libre les élèves ont tendance à s’intéresser d’abord, voire exclusivement, aux illustrations dans les manuels tandis qu’en lecture contrainte – donc scolaire –, ils n’exploitent plus que l’information contenue dans le texte.

Que ce comportement soit conforme aux normes implicites de l’école, érigées en modèle et intériorisées par les élèves, ne doit pas surprendre. Les manuels reproduisent à leur tour ce modèle et ce faisant, induisent une conduite identique chez les jeunes lecteurs. Dans les manuels scolaires, de biologie et d’économie par exemple, les consignes indiquant aux lecteurs comment traiter et utiliser l’information contenue dans les paratextes sont extrêmement rares. De plus, dans la majorité des cas, la référence faite aux plages visuelles s’inscrit dans la continuité du texte écrit, notamment " la figure x montre que... " : il n’y a aucun intérêt à consulter le paratexte puisque le texte dit ce que le paratexte dit (Peraya, Nyssens, 1995).

Les modes de publication électronique, souvent, modifient ce rapport texte/paratexte. Prenons par exemples les sites Web. Certes de nombreux sites sont encore pensés et conçus comme des documents principalement textuels et l’information écrite y est dominante. Mais dans ce que David Siegel (1996) appelle les sites de la troisième génération, il devient parfois difficile de repérer une information écrite principale : le texte fragmenté, éclaté perd sa continuité et s’affiche à l’écran de la même façon que les plages visuelles. L’objet résiste à l’analyse et l’approche méthodologique comme les instruments doivent dès lors être réévalués : on ne peut, par exemple, plus analyser la fonction d’un paratexte par rapport au texte supposé principal. Il faudrait tout au contraire considérer chaque unité d’information à partir du registre sémiotique qui est le sien : symbolique, analogique, etc. On devrait alors étudier les rapports de convergence et de divergence entre ces registres comme l’a proposé Duval pour les représentations des objets mathématiques.

3. La page et ses caractéristiques

De la feuille à la page

La page constitue une unité fondamentale des processus de lecture et d’écriture ; c’est une structure sémiotique, un outil cognitif, qui s’acquiert chez le jeune enfant entre 3 et 5 ans. Par exemple le bord inférieur de le feuille se constitue progressivement en une région privilégiée et devient ainsi une ligne de base. Progressivement donc la feuille prend le statut de page, " de surface graphique, délimitée et régionalisée " (Netchine-Grynberg et Netchine, 1991). C’est bien la récurrence de la structure physique de la page (dimensions, orientation, etc.) qui permet l’inférence d’une structure sémiotique stable.

La page, comme élément matériel de la structure du livre, nous permet aussi de mieux retrouver une information : nous nous souvenons de sa position sur une page de gauche ou sur une belle page, en haut ou en bas de celle-ci, etc.

Page et mise en page 

Or, la publication électronique fait disparaître radicalement la page comme objet empirique et avec elle, le concept. Il existe bien le terme – et sans doute le concept – de " page écran ", mais ils ne s’appliquent de façon pertinente qu’aux logiciels de type " tourne-page " dans lesquels chaque unité d’information tient sur un écran et sur un seul. L’écran, support physique d’affichage, peut alors être assimilé à l’unité de lecture, à la page.

Certes, on parle aussi de " pages Web ", mais il s’agit sans doute d’une métaphore assez mécanique qui apparaîtra peut être un jour comme un abus de langage. Mais alors à quoi correspond une page Web  ? De nombreux facteurs déterminent l’affichage d’une " page ". D’abord les écrans n’ont pas tous la même dimension ni la même définition : la mise en page en dépend. Ensuite, sur un écran donné, le lecteur peut dimensionner à sa guise la fenêtre de son logiciel de visualisation, du browser. La longueur d’une page est enfin souvent assimilée à celle du fichier qui peut être très variable : une " page-écran ".ou encore des textes longs que l’on doit nécessairement " dérouler " dans la fenêtre. Mais dans tous les cas, le lecteur perd les repères textuels visuospatiaux que lui garantissait la structure physique permanente de la page imprimée.

Car dans celle-ci, la structure et l’organisation du texte correspondent à celles matérielles de la page dont les dimensions et la mise en page sont définitivement déterminées. Dans le cas d’une page Web au contraire, la structure du texte affiché dépend des caractéristiques de l’écran, de la taille de la fenêtre d’affichage, de paramètres d’affichage individuels (taille des polices de caractères, par exemple) : or, à l’exception de la longueur du fichier, ces particularités sont sujettes à une grande variabilité. On assiste à une différenciation entre l’unité ergonomique de présentation qui peut être stable et l’unité de contenu.

Mise en texte : physique ou logique ?

Netchine-Grynberg et Netchine ont proposé la distinction entre la mise en page et la mise en texte. Si la première désigne l’organisation visuospatiale de la page, la seconde s’appliquerait à toutes les caractéristiques formelles (titres, typographie, interlignage, indentation, etc.) qui mettent en évidence la structure logique et l’organisation des contenus. Dans un document imprimé ces caractéristiques formelles sont de nature physique : un mot mis en évidence se présente matériellement, par exemple, en caractères gras. Les titres de niveaux hiérarchiques différents possèdent leurs caractéristiques propres : taille et graisse des caractères, dimension de l’interlignage, etc.

Les documents publiés à travers le Web ont longtemps obéi à une tout autre économie. La mise en texte, commandée par les marqueurs du langage HTML, dépend en effet des caractéristiques propres du logiciel client : Netscape et l’Exlporer de Windows n’interprètent pas toujours les mêmes codes HTML de la même façon. Autrement dit, certains détails du même fichier pourront être visualisés, affichés, différemment selon le browser choisi. Les concepteurs doivent donc obéir aux règles d’une mise en texte logique bien plus que physique.

Il est vrai qu’aujourd’hui la tendance semble s’inverser : la création de feuilles de style, stricto sensu, qui prennent le pas sur la gestion propre du browser semble correspondre au besoin des concepteurs de retrouver la contrôle de l’affichage de leur production graphique et/ou textuelle, conçue vraisemblablement en référence à la page imprimée classique.

4.La gestion du processus de lecture : les icones de marquage

Ces différentes conditions expliquent l’efflorescence des icones de marquage dans les publications électroniques. Elles signalent aux lecteurs la hiérarchie et l’importance des unités textuelles ou bien encore leur nature : elles sont de réels outils de structuration et d’ergonomie textuelles, des organisateurs paralinguistiques.

Quant aux dispositifs de communication médiatisées par ordinateur – courrier électronique, plate-forme de communication et de collaboration –, ils constituent un champ d’expérimentation privilégié dans ce domaine. On observe par exemple une tendance à marquer chaque interaction afin de signaler aux interlocuteurs la nature de l’acte de langage produit. Dans le domaine public des outils Internet, citons à titre d’exemple le forum de discussion HyperNews (Netscape) qui présente une série d’icones permettant à l’émetteur d’expliciter son intention de communication et/ou d’exprimer un commentaire d’ordre métacommunicationnel : j’approuve, je désapprouve, j’apporte une information supplémentaire, voici un simple retour d’information ; ceci est une idée, un développement, etc.

Le courrier électronique constitue en effet une forme de communication entièrement décontextualisée et toutes les formes de communication non verbale (intonations, accentuations verbales, gestuel, jeux de regards, etc. ) disparaissent. Or, ce sont elles qui principalement véhiculent l’affectivité et les aspects relationnels de l’interaction. Ensuite dans la mesure où la communication est médiatisée et asynchrone, il n’existe aucun mécanisme de rétroaction et donc, de régulation. Sans les indices paralinguistiques et non verbaux qui permettent d’enclencher les procédures de réparation, les dérapages deviennent nombreux et difficilement contrôlables. La réintroduction des marqueur conventionnels d’intention ou d’affectivité tels que les smilies montre bien la nécessité de pallier cet appauvrissement de la communication électronique.

5. Pour conclure, en guise d’ouverture...

Il aura fallu plusieurs siècles pour que se stabilisent les structures sémiotiques de la page imprimée et du livre. Il faudra vraisemblablement encore du temps pour que s’imposent des modes de publication électronique spécifiques. La pratique actuelle paraît d’ailleurs ambiguë. Si le livre imprimé bénéficie de certaines innovations, les icones de marquage notamment, nées des modes de publication électronique, nombreux sont les cyber-auteurs qui composent encore leurs sites Web comme s’ils écrivaient des pages imprimées ou destinées à l’être. Ses des pratiques hybrides perdureront encore longtemps, nous assistons plus que certainement à la mise en place de nouvelles structures sémiotiques. Autrement dit, ce sont notre rapport au savoir et notre mode d’appropriation du savoir qui sous nos yeux se modifient. Observons donc !

 

Bibliographie

Betrancourt M., Facteurs spatiaux et temporels dans le traitement cognitif des complexes texte-figure, Thèse de Doctorat, Institut national polytechnique de Grenoble, 1996.

Cloutier J., La communication audio-scripto-visuelle à l’heure des self-média, Presses de l’Université de Montréal, 1973.

Duval R., Sémiosis et pensée humaine, Peter Lang, 1993.

Jacobi D., " Références iconiques et modèles analogiques dans des discours de vulgarisation scientifique, Information sur les sciences sociales, 424, 847-867, 1985.

McLuhan M., Understanding Media, McGraw-Hill Book Company, 1964.

Meunier J.P., Peraya D., Introduction aux théories de la communication. Analyse sémio-pragmatique de la communication médiatique, De Boeck Université, 1993.

Netchine-Grynberg G. et Netchine S., Formation de structures sémiotiques graphiques par le jeune enfant ; mise en page, mise en texte, I et II, réunion du groupe Théta, Cluny 9-11 septembre 1991, non publié.

Peraya D. et Nyssen M.C., Les paratextes dans les manuels scolaires de biologie et d’économie, Cahiers de la Section des Sciences de l’Education, n° 78, Université de Genève, 1995.

Peraya D., " Educational mediated Communication, Distance Learning and Communication Technologies : A Position Paper, I & II ", Journal of Resarch in Educational Media, 3,2, 11-24 et 3,3, 26-48, 1996.

Peraya D., " Théories de la communication et technologies de l’information et de la communication. un apport réciproque ", Colloque Mémoire et savoir à l’ère informatique, Université de Lausanne,3-4 novembre 1997 (à paraître, en 1998).

Perin P., M. Gensollen (Eds), La communication plurielle. L’interaction dans les téléconférences, La Documentation française, CENT/ENSET, 1992.

Siegel D., Créer des sites Web spectaculaires. Le design des sites de 3e génération, Simon & Schuster Macmillan, 1996. (voir aussi http ://www.killersites.com)

Smiley Dictionnary (The). Cool things to do with your Keyboard, Peachpit Press, 1995.


D.P., 30.11.97