La mémoire de la classe

Patrick Mendelsohn, Professeur Ordinaire, TECFA, Faculté de Psychologie et des sciences de l’Education, Université de Genève.

Les enjeux distincts d’Internet et du multimédia

Il est fréquent de justifier les transformations qui s'opèrent dans nos systèmes de formation en utilisant comme arguments d'autorité l'évolution innéluctable des progrès technologiques et la nécessaire adaptation des pratiques d’enseignement à cette évolution. Dans le premier cas, on évoque comme argument la révolution du multimédia, dans le second on parle d’Internet à l’école ou même de formation à distance. Cette approche globale comporte quelques dangers car ce mode d'explication ne prend pas en compte les contraintes de cette évolution.

Les contraintes qui pèsent sur l’usage d’Internet ou sur le multimédia ne sont pas forcément de même nature. L’usage d’Internet en classe relève principalement de problèmes didactiques et/ou pédagogiques alors que le développement du multimédia est lié quant à lui aux logiques industrielle et commerciale des éditeurs de logiciels.

L’usage d’Internet et plus généralement la formation à distance représente une possibilité historique de se libérer des contraintes spatiales et temporelles inhérentes à la formation sur site. C'est un mouvement de fond dont l'histoire est aussi ancienne que celle de l'éducation (les devoirs à la maison ne datent pas d’hier !). Cette évolution des modèles de formation est liée à plusieurs séries de facteurs que l'on ne peut pas isoler les uns des autres. Elle reléve :

1) du besoin de rénover périodiquement les pratiques d'enseignement: moindre intérêt des apprenants pour les cours magistraux, travail en groupe par projets, demandes de ressources d'autoformation, besoins d'adapter la forme et le fond dans l'acquisition de certaines compétences;

2) de nouvelles exigences en matière de contenus de formation pour faire face à l'évolution des métiers: formations complémentaires à la formation de base, formation continue, seconde chance;

3) du développement de nouveaux modes de communications qui rendent possibles la libération de certaines contraintes d'espaces et de temps: téléconférences, réseaux informatiques, mondes virtuels, ...

Les enjeux de l’usage d’Internet dans l’enseignement sont donc essentiellement ceux de l'adaptation des modèles de formation et de la pédagogie aux nouveaux métiers et aux nouvelles compétences exigées par la société de l’information. Mais cet enjeu ne suppose pas forcément que l'évolution des pratiques d'enseignement soit uniquement déterminée par les progrès technologiques. En effet, les contraintes temporelles de la formation ne permettent pas de changer tous les trois ans les contenus et les méthodes d'enseignement. Les coûts induits par ces transformation (formation des enseignants, équipements, révision des programmes, ...) contraignent à une évolution des pratiques plus lente et plus réfléchie. La technologie doit donc se mettre au service des méthodes d'enseignement et aucun responsable de formation ne peut faire dépendre celles-ci des seules innovations technologiques.

L'objet du multimédia est bien différent. C'est la recontre entre des technologies interactives et l'intégration de toutes les sources d'information sous un même format numérique. Ce format unique permet de faire des opérations de traitement inédites sur les textes, les images et les sons en les associant à partir d’un même document. Il s'agit donc avant tout, pour les concepteurs, de créer de nouveaux produits de consommation (les hypermédias).

Que ces produits aient parfois une composante éducative est une question marginale. Les éditeurs cherchent à s’adapter aux différents marchés succeptibles d'être rentables. La logique de ce développement est donc essentiellement industrielle: en créant de nouveaux objets, le multimédia espère créer de nouveaux besoins mais la stabilité dans le temps de ces nouveaux produits n'est pas forcément assurée ni même souhaitable d’un point de vue rentable (les cédéroms que l'on trouve actuellement sur le marché seront-ils encore accessibles et/ou disponibles dans 10 ans ?).

Les enjeux du multimédia pour l’éducation sont donc plus difficiles à cerner. Il n'y a pas a priori d'enjeux de société pour le multimédia au sens où nous l'avons décrit pour l’usage d’Internet. En créant de nouveaux supports pour la diffusion et l'accès aux différentes formes de connaissances, les techniques du multimédia renouvellent surtout les moyens d'expression et les différents accès aux informations que nous consomons quotidiennement . Ils concernent autant la culture et le divertissement que les applications dans les domaines des services (publicité, vente, marketing). Les enseignants ne s'y trompent d'ailleurs pas en considérant les produits multimédias éducatifs comme des compléments ou des supports extra-scolaires destinés prioritairement aux familles.

« Internet pour l’école » et non « Internet à l’école »

Affirmer que le nombre de connaissances nouvelles augmente de manière vertigineuse est devenu un lieu commun. Pourtant, nous rentrons dans une ère où la maîtrise des flux d’information devient un enjeu majeur de la vie professionnelle. Le défi que constitue l’usage des technologies de l’information et de la communication à l’école doit être celui du partage, du contrôle et de la maîtrise des flux d’information et non celui de la simple consommation.

L’afflux continuel de nouvelles connaissances ne doit pas nous conduire à adopter une attitude de fuite en avant perpétuelle comme celle prônée par les médias traditionnels. Ceux-ci voudraient nous faire croire que toute information qui aurait plus d’un mois (ou d’un jour ?) est automatiquement caduque. A l’opposé de cette fuite médiatique devant l’information, nous devrons aussi éviter de réaliser avec ces technologies un vaste stockage passif et systématique de toutes les informations qui sont disponibles dans les bibliothèques et les musées.

Internet contient potentiellement le danger de céder à ces deux logiques qui transformeraient le citoyen en un consommateur de savoir inconstant ou découragé. Il ne faut donc pas se contenter du slogan « Internet à l’école » car les outils à notre disposition permettent d’imaginer des scénarios plus adaptés aux défis de notre temps.

Comment faire face à ce double enjeux ?

Pour résoudre cette tension entre le stockage et le zapping, nous pourrions, par exemple, imaginer un processus dynamique d’accès et de conservation de l’information sur le modèle de la mémoire humaine . Imaginons des scénarios pédagogiques qui utilisent Internet pour apprendre aux élèves à reconstruire en permanence le sens des événements actuels à partir des expériences du passé. Si conduire à l’action réfléchie, à la participation raisonnée et à la compréhension du monde sont les véritables missions de l’école, construisons sur Internet des « centres de ressources pédagogiques » qui fonctionneraient comme une mémoire vivante du travail de la classe, de l’école et plus largement des réseaux d’écoles. Le modèle partagé du WWW se prête bien à ce mode de fonctionnement.

Le travail corrigé, discuté et mis au propre sur le site représente la mémoire à long terme formée par les connaissances stables et les expériences reconnues et acceptées. La mémoire à court terme est le complément indispensable de cette mémoire organisée et permanente. Labile et temporaire, elle est représentée par la masse des informations qui sont accessibles dans les sites Web du monde entier. Il faut apprendre aux élèves à la déchiffrer et si cela s’avère nécessaire à l’associer par des « pointeurs » à leur propre travail personnel. Le modèle du WWW, nous donne aussi la possibilité de mettre à jour facilement les informations contenues sur le site. Comme la mémoire sait le faire naturellement, il faut apprendre à réinterpréter les connaissances acquises à la lumière de nouvelles informations. Les élèves pourront ainsi voir grandir leur serveur comme une « mémoire collective » de la classe et seront fier de gérer ensemble une trace dynamique de leur travail et de la partager avec d’autres classes.

Ce modèle est celui que nous avons développé à Genève pour nos étudiants du diplôme Staf. Les travaux réalisés par quatre volées successives sont interconnectés et rediscutés chaque année. Ils forment maintenant un centre de ressources important visité par de nombreuses formations suisses et étrangères. L’intégration dynamique du savoir stable et partagé avec celui des connaissances en construction est de toute évidence un modèle prometteur. Il réalise le rêve de tout pédagogue qui souhaite concilier dans son enseignement le respect du travail réalisé par les anciens et le goût pour la découverte. Faisons d’Internet pour l’école un outil au service d’un véritable projet pédagogique et non un supermarché de la connaissance.