Quand les technologies éducatives nous aident à repenser

la question de l’efficacité de l’enseignement

Patrick MENDELSOHN

Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education

Université de Genève

 

Introduction

Tout enseignant qui a un peu d'expérience perçoit aisément qu'il existe de grandes différences dans les façons d'apprendre de chaque élève. C'est probablement cette constatation empirique partagée par bon nombre de pédagogues qui donne aux méthodes permettant d’individualiser l'instruction une valeur systématiquement positive. Ce même enseignant sait aussi que certaines techniques d'apprentissage sont globalement plus efficaces que d'autres, ce qui laisserait à penser que certains principes pédagogiques ont une vertu universelle indépendamment des différences de fonctionnement entre sujets. C'est probablement en raison de ce paradoxe que la prise en compte des différences individuelles dans l'étude des stratégies d'apprentissage a toujours été une composante essentielle de l'activité des chercheurs qui s'intéressent aux processus d'acquisition des connaissances (Tobias, 1987). Existe-t-il des principes universels qui permettraient une individualisation efficace des stratégies d'apprentissage ? Cette question est au centre des préoccupations de tous les chercheurs qui travaillent dans le domaine des applications des technologies du traitement de l'information à l'éducation (Bastien, 1989). En effet, les environnements d'apprentissage (terme générique que nous utiliserons pour désigner les différentes variantes de ces applications) sont des systèmes informatiques dont la finalité est de produire ou de favoriser l'acquisition de compétences cognitives de haut niveau de manière individualisée. Par exemple, les tutoriels intelligents sont conçus pour s'adapter "intelligemment" au comportement de l'apprenant au cours des sessions d'apprentissage. La référence au terme "intelligent" désigne le fait que ces environnements d'apprentissage sont capables de raisonner à partir d'un "modèle" de l'apprenant implanté généralement sous la forme d'un ou de plusieurs systèmes de règles explicites. La construction de ce type de modèle et les réglages de l'interaction élève-ordinateur qui en découlent révèlent de nombreuses questions de recherche fondamentale pour le psychologue et en particulier pour celui qui s'intéresse aux différences individuelles (Steinberg, 1991). Ces systèmes peuvent donc aussi être conçus comme de véritables laboratoires qui permettent de tester des modèles d'apprentissage.

Les environnements d'apprentissage reposant sur les technologies du traitement de l'information ont subi une évolution très sensible depuis les vingt dernières années (Wenger, 1987; Solomon, 1986; Mendelsohn et Dillenbourg, 1993) et cette évolution n'est pas uniquement liée aux seuls progrès technologiques. Grâce en particulier aux coopérations poussées entre chercheurs fondamentaux et développeurs de système, on assiste aujourd'hui à de profondes modifications dans la conception même de ce qu'apprendre et enseigner veulent dire. L'émergence du courant "contextualiste" dans les sciences cognitives (Brown, Collins & Duguid, 1989) marque ainsi une renaissance pour les idées de Vygostsky que certains interprètent comme une réaction naturelle à l'excès de formalisme introduit par les modèles s'inspirant des théories du traitement de l'information. Ce changement de paradigme, accompagné par un rapprochement de point de vue entre les recherches en psychologie cognitive et les travaux en éducation, nous amènera dans un premier temps à redéfinir le cadre théorique des recherches sur l'apprentissage. En particulier, nous défendrons l'idée que les Environnements Interactifs d'Apprentissage par Ordinateur (E.I.A.O.), qui sont associés à ce modèle "contextualiste", jouent un rôle aussi important sur le plan de la recherche que les tests de performance à l'époque des premiers travaux sur l'intelligence. Si ces derniers permettaient de mesurer objectivement les performances intellectuelles, les E.I.A.O. sont quant à eux des "modèles pour agir" sur l'apprentissage dans le but de mieux comprendre les mécanismes qui le produisent (Glaser, 1992). Nous montrerons ensuite comment les concepteurs de tels systèmes ont tenté de prendre en compte la variabilité comportementale des apprenants avec comme objectif de rendre l'enseignement dispensé par ces environnements plus efficace et plus individualisé tout en proposant des principes de conception plus universels. Les difficultés de cette entreprise ne sont d'ailleurs pas étrangères au changement paradigmatique que nous avons déjà souligné en introduction. Enfin, dans la conclusion de cet article, nous proposerons les bases d'une discussion plus théorique sur le concept de "modèle de l'apprenant" en distinguant les modèles pour comprendre des modèles pour agir.

 

1. L'évolution des recherches sur l'apprentissage par enseignement

L'épuisement des paradigmes de recherche classiques

L'apprentissage par enseignement a pendant longtemps été considéré avec une certaine méfiance par les chercheurs en psychologie du développement. L'enseignement et plus précisément l'instruction restaient marquées par la vision réductionniste des travaux sur l'enseignement dit "programmé" et, plus généralement, par les théories béhavioristes dont le nom reste associé aux théories de l'apprentissage classiques à la mode dans les années 50. Pour faire bonne mesure, les pédagogues avaient jeté comme contrepoids à cette vision réductionniste de l'apprentissage une bonne dose de théories "cognitivo-affectives" dans l'autre plateau de la balance, éloignant par là même toute coopération possible avec les chercheurs fondamentaux. L'ère du constructivisme piagétien n'a pas vraiment rapproché les psychologues des chercheurs en sciences de l'éducation ou en didactique. Il faut bien reconnaître que les paradigmes de recherche piagétiens se sont prudemment tenus à l'écart de l'étude de presque tous les contenus qui pouvaient à un titre ou à un autre évoquer une connaissance dont le développement dépendait d'un enseignement de nature scolaire. Il s'est ainsi artificiellement mis en place une opposition simpliste entre, d'une part, ceux qui pensaient que l'apprentissage des savoirs complexes est avant tout lié au sort du développement de structures opératoires abstraites et générales, et, d'autre part, ceux qui les percevaient comme étroitement associés à l'enseignement de contenus scolaires. Cette opposition que personne ne cherchait vraiment à réduire suffisait à maintenir une distance respectable entre les chercheurs en psychologie cognitive et ceux qui s'intéressaient à l'apprentissage par enseignement.

Il faut reconnaître que la psychologie cognitive anglo-saxonne, diffusée en Europe pendant les années 80, a apporté une nette amélioration aux rapports entre ces deux champs de recherche. Les travaux sur les processus de résolution de problème, sur la mémoire ou encore sur l'expertise, ont montré avec éclat le rôle joué par les contenus dans la construction des connaissances complexes (Richard, 1990). Les recherches en psychologie du développement s'en sont trouvées profondément bouleversées (Sternberg, 1984). Renonçant aux excès du structuralisme qui faisait des structures opératoires les générateurs de schèmes abstraits et omniprésents, les psychologues du développement se sont intéressés aux procédures de découvertes (Inhelder et Cellérier, 1992), aux modèles importés des théories du traitement de l'information (Case, 1985; Klahr, 1984) en insistant plus particulièrement sur les facteurs qui conditionnent la mise en oeuvre des schèmes opératoires. Appliqués à l'apprentissage par enseignement, ces principes fonctionnels ont permis de mieux comprendre pourquoi des problèmes de même complexité structurale pouvaient ne pas être considérés comme équivalent sur le plan fonctionnel (Kotowsky, Hayes et Simon, 1985). Mais la pénétration de ces travaux en Europe n'a jamais dépassé le cercle restreint des chercheurs en psychologie et n'a pas créé la collaboration attendue entre pédagogues expérimentaux et psychologues.

Ce n'est que tout récemment que cette collaboration a pris un nouvel essor, aidé en cela par la remise en question de la vision du tout symbolique que nous avons déjà évoquée et par les recherches sur les environnements d'apprentissage qui ont permis à des chercheurs venant d'horizons différents de confronter leurs point de vue. Il apparaît maintenant relativement évident que les connaissances ne peuvent pas être simplement considérées comme des programmes stockés tels quels en mémoire et activables sur simple "demande". Bien que les chercheurs dont les thèses sont maintenant incriminées se défendent d'avoir eu cette position caricaturale, il n'en reste pas moins que c'est à une complète révision du concept de représentation mentale que nous aboutissons actuellement. L'apprentissage par enseignement, par le biais des recherches sur les environnements d'apprentissage, se retrouve au centre du débat engagé par les adversaires du tout symbolique car c'est la question du transfert, et donc de l'efficacité de ces environnements, qui pose principalement problème aux chercheurs (Mandl, 1993). Renouant avec les mêmes difficultés que les structuralistes avaient rencontrées pour expliquer les décalages d'acquisition entre stades du développement, les cognitivistes ont été incapables de proposer une solution satisfaisante au problème du transfert de connaissance.

L'apprentissage en situation: un nouveau paradigme de recherche ?

En opposition avec la vision exclusivement symbolique du fonctionnement cognitif des années 70 et 80, Lave (1988), Brown, Collins et Duguid (1989) proposent de replacer l'étude de l'apprentissage dans le contexte des activités cognitives qui lui donnent un sens. Pour ces auteurs, la nécessité de se trouver immergé dans la culture d'un domaine de connaissances donné pour en maîtriser toutes les subtilités milite en faveur du fait que tout apprentissage est avant tout "situé" ou "contextualisé". Par exemple, le fait que certaines procédures de traitement nécessitent une automatisation poussée alors que d'autres sont plus efficaces si elles sont encodées sous la forme de schémas inspectables ne peut se comprendre, pour ces auteurs, qu'en référence à leur contexte d'utilisation. En se démarquant nettement du courant "tout symbolique" des années 80, les tenants de cette conception s'inspirent largement des idées développées par Gibson (1986) dans le domaine de la perception. En effet, il apparaît de plus en plus évident que les conduites ne sont pas réglées par des plans d'actions stockés en mémoire comme dans les systèmes à base de règles. Les sujets ont plutôt tendance à régler leur conduite en fonction des différentes situations auxquelles ils sont soumis et ils n'agissent de façon similaire dans deux contextes distincts que par analogie perceptivo-motrice. On retrouve là une idée chère à Gibson pour qui la signification et le sens d'une action sont générés pas à pas en fonction du contexte dans lequel le sujet se trouve engagé. De nombreux auteurs ont constaté qu'un sujet peut changer brusquement de but et d'intention en cours de la résolution d'une tâche, changeant par là même la signification du contexte dans lequel il est engagé. Pour ces auteurs, c'est l'interaction entre un agent et un contexte qui doit être qualifiée d'intelligente, ce qualificatif n'ayant aucun sens quand il est appliqué au seul agent. Appliquant ces conceptions aux environnements d'apprentissage, Clancey (1992) et Young (1993) vont jusqu'à défendre l'idée que le modèle de référence de l'apprentissage devrait s'inspirer de celui qui était à la mode au temps du compagnonnage quand l'apprenti était accompagné et régulé par le "maître" dans le cadre même de son travail (Cognitive Apprenticeship). Les débats autour de ces thèses font actuellement rage dans le milieu des chercheurs (Sandberg and Wielinga, 1992; Clancey, 1992) mais il est encore trop tôt pour évaluer ce que ce changement de paradigme apportera de novateur à la recherche sur les apprentissages. Ce qui est indéniable par contre, c'est que les raisons profondes de ce changement de point de vue sont parfaitement légitimes et elles méritent toute notre attention. Il faut aussi noter que ce changement de point de vue sur l'apprentissage accompagne les transformations auxquelles est soumis le concept de cognition dans d'autres domaines des sciences cognitives. Nous pensons plus particulièrement aux travaux sur les réseaux de neurones et à l'émergence du connexionnisme dans le champ des neurosciences. Intelligence distribuée, abandon des concepts classiques de "mémoire" et de "connaissance" au profit de ceux d'attention et de perception, planification opportuniste, sont quelques-uns des dogmes de ce nouveau courant de pensée. Les conséquences qui en découlent sur la conception des environnements d'apprentissage ne sont pas moins importantes. Le sujet et ses connaissances d'une part, la tâche et sa complexité structurale d'autre part, ne sont plus considérés isolément les uns des autres dans le dispositif d'enseignement. La connaissance est une construction distribuée et négociée par les différents agents qui la manipulent au sein d'un contexte qui seul est à même de lui donner un sens.

Comme il est habituel dans toutes les disciplines scientifiques, plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer un changement de paradigme de recherche. Dans le cas des travaux sur l'apprentissage par enseignement ces raisons peuvent être classées en trois catégories. Celles qui tiennent à l'épuisement des paradigmes des recherches classiques qui deviennent, avec le temps, improductifs et problématiques sur le plan des faits expérimentaux comme sur le plan conceptuel. Celles qui tiennent au développement des environnements technologiques susceptibles de supporter ou de promouvoir l'acte même d'enseigner. Enfin, celles liées au développement de nouveaux paradigmes de recherche dans des secteurs voisins de ceux de la psychologie traditionnelle et que le courant maintenant bien représenté par les "sciences cognitives" a contribué à diffuser dans la population des psychologues. Ayant déjà évoqué ce dernier point, seuls les deux premiers points seront traités plus en détail.

Le développement des technologies du traitement de l'information

Le développement des technologies éducatives et les recherches sur l'application des techniques de l'intelligence artificielle à l'enseignement forment le second ensemble de raisons que l'on peut invoquer pour expliquer le changement actuel de point de vue sur l'apprentissage par enseignement. Depuis l'apparition des premières applications de l'informatique à l'enseignement dans les années 60, une étroite collaboration s'est instaurée entre les recherches sur les technologies du traitement de l'information et les conceptualisations des chercheurs en psychologie de l'apprentissage (Linard, 1990). Parmi les temps forts de cette histoire on peut citer entre autres: les rapports entre l'enseignement programmé et les théories de Skinner (1985), le développement de l'enseignement assisté par ordinateur et les recherches sur la résolution de problème (Suppes 1979), l'environnement LOGO et les théories constructivistes (Papert, 1980), les développements des tutoriels intelligents et les théories cognitivistes sur l'expertise (Anderson, 1982), l'apparition des hypertextes et les travaux sur les réseaux sémantiques et, plus récemment encore, le développement de la télématique et les recherches dans le domaine du travail collaboratif (Riel, 1990).

Les relations entre développements technologiques et présupposés théoriques sont parfois très étroites et vont parfois jusqu'à un mimétisme dans la méthodologie employée. Par exemple, le concepteur de logiciels d'enseignement assisté par ordinateur de facture classique (E.A.O.) adopte une démarche similaire à celle du chercheur qui s'intéresse aux processus de résolution de problèmes. Il commence par construire un "modèle de la tâche" en notant les actions que le sujet peut réaliser à l'interface du système. Il affecte ensuite à chacun de ces patterns une "réponse" du système en fonction de la conception qu'il a du rôle de ces comportements dans les stratégies d'apprentissage (analyse en terme de but et de sous-buts). Le logiciel permet en fait de suivre l'apprenant à la trace dans le graphe qui représente les cheminements possibles de l'élève et il intervient plus ou moins autoritairement quand celui-ci s'éloigne par trop du cheminement idéal. Cette technique donne de bons résultats dans tous les cas où l'apprentissage porte sur l'acquisition de procédures fermées et bien définies.

A l'opposé, l'approche préconisée par les concepteurs de micromondes (Papert, 1980; Lawler, 1982) permet à l'apprenant de mettre en oeuvre une activité de type exploratoire en imposant un minimum de contraintes sur ses stratégies d'apprentissage. Ainsi, on favorise la découverte par le sujet de la solution à un problème donné et donc sa mémorisation sur le réseau de relations qui fait l'objet de l'apprentissage. Dans cette situation, la fonction de l'expertise "pédagogique" implantée dans ces systèmes est de fournir à l'élève un ensemble d'outils puissants et évolutifs qui jouent le rôle de révélateur de compétences. Malheureusement, les effets de tels environnements sur le développement cognitif ne sont pas à la hauteur des espérances de leurs concepteurs. Plusieurs auteurs ont montré que l'on ne peut pas attribuer les progrès réalisés par les élèves aux seules vertus didactiques des micromondes (Pea et Kurland, 1984; Mendelsohn, 1988; de Corte, 1992). Toutes les recherches expérimentales montrent que la capacité de transférer des connaissances en dehors du contexte du micromonde est associée principalement aux méthodes de présentation et d'enseignement et non aux propriétés du seul environnement.

Les développements récents de la technologie permettent d'échafauder les rêves les plus fous en matière d'environnements d'apprentissage, mais ces progrès doivent moins aux espoirs qui avaient été placés dans les techniques d'intelligence artificielle (I.A.) qu'à la puissance actuelle et future des réseaux de communication et au développement du multimédia. En effet, les techniques d'intelligence artificielle appliquées à l'éducation ont débouché sur les mêmes impasses que celles rencontrées par les chercheurs dans les domaines de la compréhension du langage naturel ou de la perception. Les activités cognitives humaines les plus élémentaires, comme reconnaître un objet sous différents angles de vue (schème de l'objet permanent), ou encore l'acquisition du langage, ne peuvent se réduire au seul formalisme des bases de règles ou à ses dérivés. La contribution de l'Intelligence Artificielle à la conception des environnements d'apprentissage n'a pas cependant été négligeable, bien qu'actuellement cette approche ne semble plus susciter le même enthousiasme qu'au début des années 80. Elle a permis d'accompagner un changement de point de vue dans la conception du modèle de l'élève en replaçant les processus cognitifs et le fonctionnement du sujet en situation au centre du dispositif d'apprentissage. Si l'E.A.O. est ainsi devenu Enseignement Intelligemment Assisté par Ordinateur (E.I.A.O.) à la fin des années 80 (Mendelsohn et Dillenbourg, 1993), sous la pression du changement paradigmatique que nous avons évoqué plus haut et sans même avoir besoin d'être débaptisé, il s'est transformé en Environnement Interactif d'Apprentissage par Ordinateur. L'heure est en effet maintenant aux environnements interactifs, riches en information de toute sorte et reliés au monde entier par le biais des réseaux. Dotés d'outils puissants et conviviaux, les environnements d'apprentissage du futur vont devenir de véritables stations de travail spécialisées dans un domaine de connaissance sans cesse remis à jour par des banques de données partagées. Retrouvant les vertus des apprentissages "contextualisés", ils permettront à l'apprenant de s'approprier une expertise par la maîtrise des modes de représentation des connaissances à l'interface de l'ordinateur. Interface qui prend alors le statut d'un véritable langage servant à communiquer le savoir.

2. Les environnements interactifs d'apprentissage par ordinateur (E.I.A.O.)

Comme nous l'avons déjà souligné, le concept d'environnements interactif d'apprentissage est né de la nécessité de prendre en compte la complexité des processus d'acquisition de connaissance. Ceci afin de ne pas réduire l'apprentissage par enseignement à sa seule fonction de transmission de contenus formels (Orey et Nelson, 1993). En effet, l'apprentissage est simultanément un processus de différentiation et d'unification des savoirs. De différentiation dans la mesure où un des objectifs de l'enseignement est d'augmenter la spécialisation et le nombre de procédures qu'un sujet peut associer aux problèmes qu'il sera susceptible d'avoir à résoudre un jour. D'unification dans le sens où, pour être efficace, l'enseignement doit réduire au minimum le nombre de ces procédures pour en augmenter la généralisabilité et donc leur champ d'application. Cette contradiction ne peut pas se traduire par un mode d'enseignement par trop linéaire comme on le trouve dans les environnements traditionnels, qu'ils soient orientés "découverte" comme dans les micromondes ou les simulations, ou qu'ils soient orientés "instruction" comme dans les tutoriels ou les didacticiels.

Les Environnements Interactifs d'Apprentissage par Ordinateur (E.I.A.O.) sont par contre des systèmes dont la principale caractéristique est d'intégrer, dans leur conception même, un certain nombre de principes opposés dont la régulation ou le contrôle sont tantôt à la charge de l'apprenant, tantôt de la responsabilité du système. Ils illustrent la volonté de placer l'interaction sujet-contexte au coeur du dispositif d'apprentissage.

Systèmes orientés "Exploration" versus "Instruction"

Un E.I.A.O. est un système qui réalise la synthèse entre, d'une part, les avantages de l'exploration libre, de la construction progressive des objets de connaissance par la découverte (apprentissage inductif) et, d'autre part, l'intérêt du guidage propre aux systèmes tutoriels. L'idée centrale est de permettre à l'apprenant de transformer rapidement et efficacement ses expériences en connaissances organisées. Du point de vue de l'interaction "système-élève" ces environnements reposent sur ce que notre communauté appelle le principe de la "découverte-guidée" (Elsom-Cook, 1990). Ce principe a été appliqué avec un certain succès dans plusieurs réalisations (Burton and Brown, 1979; Wenger, 1987; Dillenbourg, 1989). Toutefois sa mise en oeuvre pose de nombreux problèmes conceptuels et techniques, en particulier pour tout ce qui concerne la prise en compte de la variabilité comportementale des apprenants face à une situation d'apprentissage. En effet, l'apprenant et le système sont pris ici comme des agents qui ont tous les deux le droit d'intervenir dans le processus de décision. L'élève en choisit ses objectifs, le contenu des exercices ou encore la possibilité de consulter une information dans un hypertexte et le système en proposant des solutions, des conseils ou même en imposant un cheminement. Une fois maîtrisée, cette initiative mixte donne à l'environnement une grande souplesse d'utilisation. Son objectif est d'engendrer chez l'élève une meilleure intégration des connaissances et par voie de conséquence un intérêt plus soutenu dans l'activité d'apprentissage.

Macro versus Micro

Un E.I.A.O. est aussi un système qui privilégie l'idée que la meilleure façon d'apprendre c'est de placer l'élève dans une situation (quasi) réelle de conception et de travail. Plutôt que de construire des logiciels orientés sur l'explicitation formelle de connaissances scolaires, il apparaît plus profitable de concevoir des outils et des environnements qui assistent l'élève efficacement dans les problèmes auxquels il doit faire face dans sa carrière d'apprenant. Il apparaît en effet que l'apprentissage incident de l'ensemble des connaissances nécessaires à la résolution d'une tâche pose moins de problème de motivation ou d'attention, si l'intérêt pour la tâche est assuré à un niveau élevé. Ce principe se traduit par le slogan "apprendre dans un environnement complexe peut être plus aisé qu'apprendre dans un contexte épuré" (Harel and Papert, 1990). Il résume assez bien la position du courant "contextualiste" dont les défenseurs insistent sur la nécessité de construire des environnements d'apprentissage significatifs. Nous savons néanmoins que ce principe est en opposition avec la nécessité reconnue par de nombreux travaux empiriques d'introduire un séquencement temporel dans les apprentissages (Gagné and Glaser, 1987). La complexité de certaines tâches, la multiplicité des savoirs impliqués à tous les niveaux de leur mise en oeuvre ne permettent pas de maîtriser un domaine tant soit peu complexe sans en décomposer le processus d'acquisition en étapes. La résolution de ce conflit entre une perspective macro et micro a donné lieu à des solutions originales (White et Frederiksen, 1985; Mendelsohn et Dillenbourg, 1993). Toutes ces méthodes traitent plus ou moins directement du problème du découpage du savoir dans un environnement d'apprentissage, de la notion implicite de stade de développement et, dans une perspective plus didactique, de l'étayage pédagogique indispensable à la maîtrise progressive des connaissances complexes .

Récurrence ou non-récurrence d'un traitement

Une troisième dimension caractéristique de la recherche dans le domaine des E.I.A.O. est reliée au fait que toutes les connaissances n'ont pas le même statut dans l'économie globale du fonctionnement cognitif. Par exemple, dans une activité cognitive complexe comme la programmation informatique ou le diagnostic médical, il existe une hiérarchie entre les connaissances récurrentes qui permettent d'effectuer des traitements marginaux et souvent répétitifs et des connaissances plus complexes, moins fréquentes dont le concept de schéma en psychologie cognitive représente un bon exemple (Minsky, 1975; Schank and Abelson, 1977). Ces connaissances organisées en schémas prennent en charge des traitements moins stables et doivent être abordés dans les environnements d'apprentissage avec des moyens différenciés ( van Merriènboer, Jelsma et Paas, 1992). L'E.I.A.O. doit permettre par exemple d'entraîner un certain nombre de procédures de "calcul" pour acquérir les automatismes nécessaires à la résolution de problèmes récurrents (orthographe, opérations arithmétiques, décisions statistiques...). Celles-ci ne doivent faire l'objet que d'adaptations locales et sont strictement définies par une méthode ("strong methods"). Mais, l'E.I.A.O. doit aussi contribuer à mettre en place des schémas de résolution souples et puissants pour faire face aux problèmes peu fréquents qui nécessitent des transformations plus complexes en mémoire de travail ("weak methods"). La prise en charge de ces deux types d'acquisition détermine des stratégies d'apprentissage différentes: les premières supposent que l'environnement favorise la "compilation" des connaissances sous la forme de règles facilement activables grâce à un encodage restreint qui favorise leur déclenchement dans des contextes bien spécifiques; les secondes que le même environnement soit capable de développer chez l'apprenant des capacités inductives associées à un encodage élaboratif.

Connaissances mathémagéniques et connaissances génératives

Pour un domaine de connaissances donné, un E.I.A.O. doit permettre d'acquérir la maîtrise de modes de représentation variés et puissants: concepts et définitions attachés à des réseaux sémantiques partagés par tous, méthodes de calculs efficaces, systèmes de représentation et de traitement spécialisés (Hoc, 1987). Cette composante "mathémagénique" que l'on retrouve dans certains environnements d'apprentissage (Hannafin, 1992) s'oppose, sur cette même dimension spécificité-généralisabilité des stratégies d'apprentissage, à un pôle qui traduit le souci d'apporter aux apprenants des méthodes que l'on pourrait appeler "génératives". Ces méthodes ont pour objectif d'apprendre aux sujets à construire des représentations ad hoc ou des outils adaptés spécifiquement à la tâche qu'ils ont à résoudre seuls ou collectivement. Le courant "contextualiste" que nous avons déjà évoqué insiste sur l'importance qu'il y a de faire participer l'apprenant à la construction des concepts et des définitions de termes propres à chaque domaine enseigné. Les représentations et les concepts d'un domaine évoluent sans cesse, et il est raisonnable de considérer qu'un apprentissage efficace résulte d'une implication du sujet à cette évolution, le but étant de donner à l'apprenant la possibilité de communiquer efficacement avec les spécialistes ou les utilisateurs du domaine enseigné. Pour certains défenseurs de cette approche qui perpétuent ainsi la pensée de Vygotsky, l'acquisition des codes et des représentations spécialisées, qu'ils soient hérités ou construits de manière ad hoc, est même une des finalités de l'apprentissage (Clancey, 1992; Young, 1993). Ces codes sont imposés par la culture et conditionnent notre capacité à expliquer et partager nos expériences avec des tiers. De manière plus générale, un E.I.A.O. doit donc permettre à l'élève de s'orienter dans un univers cohérent à travers: (a) une multiplicité d'activités pertinentes (exploration, entraînement, mise en relation de domaines, correction d'erreurs, planification de la tâche...) et (b) à partir de représentations diversifiées (spatiale, verbales, qualitatives, quantitatives,...). Pour mémoire, il doit être aussi capable de générer ses propres modes de représentation à partir des codes communément partagés.

Conclusion

Le comportement humain produit une grande variété de conduites et c'est un des mérites de l'approche différentielle en psychologie que d'avoir montré toute l'étendue de cette variabilité comportementale par la méthode des tests. Mais depuis longtemps déjà, le psychologue ne se contente plus uniquement de mesurer les effets de cette variabilité. En effet, si les différentialistes ont eu l'habitude de classer les sujets en fonction des différences qu'ils observaient (en référence au concept de styles cognitifs), ils privilégient maintenant la voie qui consiste à provoquer "expérimentalement" la variabilité comportementale pour mieux comprendre le rôle joué par ces facteurs environnementaux et comportementaux sur les mécanismes du fonctionnement cognitif. Les modèles pour "comprendre" le fonctionnement cognitif ont ainsi pris le pas sur les modèles qui permettaient seulement d'en mesurer les performances. L'approche cognitiviste a ainsi permis à la psychologie de faire des progrès considérables. Mais l'inextricable complexité des interactions entre variables qu'elle a mise à jour ne contribue pas à donner du fonctionnement cognitif la vue synthétique qui permettrait aux professionnels d'utiliser les résultats de la recherche pour réaliser des applications concrètes.

Nous avons montré dans cet article que ce sont pourtant les recherches sur l'apprentissage par enseignement et, plus particulièrement, les recherches sur les environnements d'apprentissage qui ont apporté aux psychologues les moyens de mettre à l'épreuve leurs modèles. Ces modèles ayant été construits principalement à partir de situations de laboratoire, cette mise à l'épreuve a contraint les chercheurs à dépasser la complexité apparente du fonctionnement cognitif pour élaborer des principes généraux qui puissent aider le concepteur d'environnement d'apprentissage. Ils ont trouvé un soutien inattendu dans cette entreprise avec les défenseurs du courant "contextualiste" qui fondent leur méthodologie sur une analyse des situations réelles d'apprentissage. Les environnements interactifs d'apprentissage pourraient ainsi devenir de véritables laboratoires pour la recherche fondamentale. Franchissant un pas supplémentaire, nous proposons donc que les principes généraux sur lesquels repose la conception de tels environnement forment ce que l'on pourrait appeler des modèles pour "agir". Ces modèles ayant comme avantage de contenir à la fois des informations sur les buts poursuivis, les moyens de les atteindre et les prérecquis nécessaires à leur mise en oeuvre .

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