Technologies de l’Information et de la Communication :
vers une société du partage ?

Patrick Mendelsohn, TECFA, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education, Université de Genève.

Considéré pendant longtemps par le grand public comme un outil professionnel puissant mais sans réel impact sur notre vie de tous les jours (sauf quand il est en panne), l’ordinateur évoque maintenant pour de nombreuses personnes une menace aux contours encore mal définis . Il est pourtant présenté par les experts comme un remède miracle aux problèmes de communication dont souffre notre société. Qu’est-ce que vraiment Internet ? Devons nous nous réjouir de cette possibilité d’être présent « virtuellement » dans l’intimité de notre voisin de l’autre bout du monde ? Allons nous vers une société de plus grand partage ou vers encore plus d’exclusion pour les non-branchés ? Que peut nous apporter Internet sur le plan de la communication que nous ne possédions pas déjà ? Quels vont être ses effets sur la vie sociale et sur nos relations avec notre prochain ? C’est à ces questions que nous allons tenter modestement de répondre en regardant d’un peu plus près les techniques qui sont supportées par Internet et en évaluant leurs effets.

Internet, ça fonctionne comment ?

Internet est d’abord un standard de communication. Il permet à tous les ordinateurs de « parler » la même langue et de communiquer entre eux en permanence grâce à un réseau interconnecté dont tous les membres sont des copropriétaires. Si à l’origine il a été créé pour des besoins militaires, il est rapidement devenu le moyen de communication privilégié des centres de recherches et des universités. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui lui ont donné ce style ouvert et autogéré (hérité des idéaux de 68 ?) qui a fait douter pendant longtemps les commerciaux et les institutions gouvernementales de son succès.

La percée phénoménale du Web au milieu des années 90, avec ses possibilités de navigation intuitives, sa bibliothèque aux dimensions planétaires et son extraordinaire simplicité, a ouvert les portes du réseau au grand public. Devenu standard universel de la communication branchée, le Web est en train de conquérir toutes les strates de la société de l’information en offrant des possibilités de diffusion de l’information et de communication inédites. Bien que les différentes fonctionnalités offertes par le réseau soient en général de simples transpositions de modes de communication standard (courrier, groupes de discussion, diffusion de documents, espaces de réunion), les Internautes ont transformé et détourné les usages prévus à l’origine par les chercheurs. Ils contribuent ainsi à créer une nouvelle culture du partage de l’information et de la communication à distance.

Le courrier électronique

Nous nous sommes habitués à recevoir dans nos boîtes aux lettres des quantités d’information qui ne nous concernent pas toujours bien qu’elles nous soient visiblement destinées (au moins à titre de consommateur). La lettre manuscrite d’un parent ou d’un ami est devenue rare. Elle est perdue au milieu d’une abondante littérature administrative et commerciale qui ont depuis longtemps transformé la communication écrite en un vaste support de diffusion publicitaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe d’Internet que d’avoir redonné un nouveau souffle à la communication écrite personnalisée en créant avec le courrier électronique un mode de diffusion souple, sans formalité et rapide.

Le courrier électronique est basé sur le principe du message que l’on peut envoyer à toute personne qui possède une adresse Internet. Il suffit au destinataire de relever sa boite aux lettres pour prendre connaissance des derniers messages en date et de répondre à son correspondant par les mêmes moyens. La transmission des messages est très rapide et ne dépend pas de la distance. Il peut ainsi donner lieu à plusieurs échanges dans la même journée pour peu que les correspondants lisent leur courrier fréquemment. Comme le courrier classique et à la différence du téléphone, c’est un moyen de communication asynchrone puisque le destinataire n’a pas besoin d’être en ligne pour recevoir le message mais il hérite de ce dernier la souplesse et l’efficacité du fait de son support électronique. Aux messages, on peut aussi attacher des documents qui font de ce mode de communication le moyen le plus sûr et le plus rapide pour échanger des textes et des images entre particuliers.

Les utilisateurs du courrier électronique ont tous fait le constat que ce moyen de communication a transformé le statut de la lettre classique : des contenus véhiculés jusqu’aux formes même de la rédaction. Par exemple, il est d’usage de ne plus mettre l’accent sur les formules de politesse et de se contenter d’un style familier et direct. La rapidité potentielle des échanges vont jusqu’à pousser les correspondants à un jeux de questions réponses dans un style télégraphique proche de la communication parlée. Il n’est qu’à voir avec quelle enthousiasme les jeunes génération s’approprient ce médium pour réaliser à quel point le besoin de communiquer chez eux reste intact. Non la lettre n’est pas morte.

Les forums

Un message peut aussi être envoyé à un forum et non plus à un ou des correspondants identifiés. Dans ce cas il fonctionne comme une tribune libre et il sera affiché avec tous les autres messages de ce forum. Internet a organisé ses forums par thème (il en existe à ce jour plusieurs milliers) et il est possible d’être « abonné » à un groupe afin de recevoir directement dans sa boite aux lettres les derniers échanges en date. C’est ainsi qu’il existe des forums de discussion sur des thèmes aussi variés que la technique des bicyclettes, les dernières nouveautés en matière de programmation Java, le vin ou la religion bouddhiste. La création de nouveaux forums obéit à des règles très strictes et démocratiques. Un projet de forum est soumis au vote des Internautes et doit être approuvé par un certain nombre d’utilisateurs dûment identifiés avant de voir le jour.

Plus que le courrier électronique, les forums ont contribué à la montée en puissance d’une véritable culture Internet et cela bien avant l’apparition du Web. Si, à l’origine, les forums étaient surtout utilisés pour demander une assistance et résoudre des problèmes techniques (le partage de compétence), l’engouement actuel est sans aucun doute fondé sur un réel besoin de se faire entendre et de débattre (le partage des idées). Les forums Internet fonctionnent comme de véritables caisses de résonance aux détresses, aux interrogations et aux passions du monde actuel. Si de nombreux utilisateurs y voient un moyen de se faire entendre et de discuter, d’autres y voient tout simplement la possibilité de jeter une bouteille à la mer. Une seule intervention sur un forum peut vous valoir une avalanche de réponses et à défaut d’y trouver là un moyen d’obtenir une réponse précise à ses interrogations, on a au moins l’impression d’exister.

Le World Wide Web

L’originalité du Web tient au caractère totalement distribué et non contrôlé qui préside à la conception des sites. Chaque nouveau site est une pierre sur une construction sans architecte et son développement extraordinairement rapide ne semble pas mettre en danger cet étrange édifice virtuel. Le Web est constitué de pages d’information reliées les unes aux autres par des liens (les URL). Chacun est le propriétaire « virtuel » de toutes les informations du Web puisqu’il suffit de mettre sur sa propre page un pointeur vers d’autres pages pour que celles-ci soient disponibles sur son écran d’ordinateur par un simple clic sur le pointeur. Par ce mécanisme astucieux, l’homme a réalisé le rêve des encyclopédistes, la bibliothèque « idéale» qui contient potentiellement tous les livres et toutes les informations du monde.

Ce modèle est sans conteste un modèle achevé de l’information « partagée ». Chacun peut offrir à tous les habitants de la planète ses propres documents à un prix de revient dérisoire. Chacun peut aussi bénéficier de la compétence d’autrui dans une situation d’échange réciproque et responsable. Il existe bien sûr des canaux commerciaux sur le Web qui vendent des informations plus « construites » et payantes, mais il est peu probable que l’esprit ouvert et interconnecté du réseau soit remis en question. En effet, le Web c’est comme la rue, les routes et les espaces publiques: on peut y circuler librement. Que ces rues conduisent à des espaces privés dont l’accès est limité, quoi de plus normal. Il est d’ailleurs frappant de constater que la première chose que l’on pense à mettre sur le Web soit ce qu’on appelle une « Home Page », c’est à dire une présentation virtuelle de soi-même et de ses centres d’intérêts. Comme pour les forums, avoir une « Home page » c’est en quelque sorte avoir une adresse sur Internet, c’est se montrer, avoir une apparence et surtout exister sur le réseau.

Les mondes virtuels

Le Web représente une encyclopédie « virtuelle » car tous les documents qui sont reliés à cette immense toile sont potentiellement accessibles depuis un seul ordinateur. Mais le Web n’est pas un « monde virtuel » car il n’a pas les caractéristiques physique et sociale d’un véritable espace. Si un utilisateur consulte une page dans le site Web du musée « virtuel » du Louvre en même temps que moi, je ne suis pas prévenu de sa présence. Nous sommes tous les deux en train de regarder le même tableau mais je ne peux pas entrer en communication avec lui comme je pourrais le faire dans un vrai musée. Pour palier à ce problème, les informaticiens ont inventé les « Mondes Virtuels ». Dans ces derniers, le réalisme social est préservé et ces lieux ont en commun avec la réalité les propriétés qui fondent notre rapport au temps et à l’espace réel.

Une fois connecté à un tel « monde » (par le biais d’un serveur spécialisé), l’utilisateur se trouve représenté dans cet univers virtuel par un « avatar » qui se pilote comme un personnage. Pour soutenir la vraisemblance avec le monde réel, les mondes virtuels proposent une métaphore de l’espace qui permet à notre sujet de se déplacer et de communiquer dans cet espace comme dans la réalité. Lorsqu’il « parle » dans une pièce virtuelle, comme une salle de musée par exemple, tous les utilisateurs connectés et présents à cet instant dans ce lieu « entendent » ce qu’il dit. Par exemple, ils peuvent s’ils le souhaitent discuter du tableau. Ces environnements permettent ainsi de se réunir virtuellement ou de faire de vraies rencontres depuis n’importe quel point du globe sans avoir à voyager. Il est aussi possible de se déplacer de salle en salle, et suivant ses droits, de construire de nouveaux lieux virtuels que l’on peut équiper de meubles et d’objets qui seront visibles par toute personne qui entrera par la suite dans cette pièce. Comme dans la réalité, tout objet déplacé conservera sa nouvelle position et ses propriétés tant que celles-ci ne seront pas modifiées par un ayant-droit.

Il est de bon ton de s’alarmer des effets que les mondes « virtuels » pourraient avoir sur la vie affective et les facultés d’adaptation au réel de ceux qui les fréquentent. C’est oublier que le « virtuel » n’a pas été inventé par Internet. Les contes de fée de notre enfance qui ont façonné notre imaginaire, la littérature, le cinéma et la télévision sont autant de mondes « virtuels » pour lesquels nous trouvons sans état d’âme (mais pour certains avec quelquefois des réserves) des vertus éducatives et d’ouverture d’esprit. La fascination que nous éprouvons à nous projeter dans l’avenir et à imaginer un monde meilleur est sans conteste une particularité de l’homme. Ce que nous offre Internet c’est la possibilité d’être « présent » et d’agir dans un univers virtuel pour le construire à notre image et en modifier le cours. Comme le simulateur de vol qui permet à l’apprenti pilote de tester ses réflexes dans des situations extrêmes, nous pourrions ainsi utiliser les mondes « virtuels » pour apprendre à collaborer, à vivre la rencontre avec l’autre et avec l’inconnu et cela sans se mettre en danger ni mettre en danger autrui,

Internet : un espace pour tous ?

Il est sans doute encore trop tôt pour évaluer l’impact des technologies de l’information et de la communication sur notre mode de vie et sur l’avenir de nos sociétés. Il ne fait par contre aucun doute qu’elles transformeront en profondeur nos habitudes en matière de communication. Le développement prodigieux des moyens de communication modernes (physiques et virtuels) a réduit les distances entre les peuples. L’impact de ce phénomène de rapprochement des cultures sur l’évolution de notre planète touche maintenant tous les domaines de l’activité humaine : économie, environnement, démocratie, éthique, ... Le défi qui nous est posé est d’apprendre à vivre ensemble sans frontières idéologiques, politiques ou religieuses.

Les frontières classiques représentaient une solution bien commode pour se protéger de l’autre et de l’étranger. Internet est peut être un moyen pour s’habituer à sa présence et aller sa rencontre. Il contribuera sans aucun doute à créer une culture planétaire basée sur l’échange. N’oublions pas que ce sont les programmes de radio et de télévision écoutés par les jeunes allemands de l’est qui ont contribué à faire tomber le mur de Berlin. Internet est à la libre circulation des idées ce que la mondialisation des échanges est à l’économie. Un formidable vecteur de développement pour ceux qui l’utilisent.

Encore faut-il qu’il reste la propriété de tous et que chacun apprenne à respecter les règles du jeu démocratique. Le principal danger réside en effet dans la possibilité de voir le réseau devenir la propriété de quelques grandes entreprises par le biais d’un monopole sur les logiciels ou sur les canaux de communication. Elles pourraient alors se servir de leur pouvoir pour limiter la liberté d’expression et imposer leur logique commerciale. Nous devons donc imposer aux pouvoirs publics de considérer le réseau comme la propriété de tous et de ne laisser à personne la possibilité de se l’accaparer. Il s’agit d’un enjeu de société et d’un droit aussi inaliénable que celui de la liberté de circulation.

Un autre danger est celui du non respect des règles éthiques élémentaires par quelques « fanatiques » ou « délinquants ». Ces pratiques existent malheureusement même si elles ne sont pas plus fréquentes sur le réseau que dans le monde réel. Les moyens de poursuivre pénalement ceux qui commettent des délits existent et quelques affaires récentes en France le prouvent. Ces dangers prouvent en tout cas que le réseau Internet n’a pas de vertus intrinsèques et c’est tant mieux. Il nous faudra continuer à défendre les valeurs de la démocratie et du respect de l’autre sur le réseau comme dans la vie. Les moyens de le faire savoir sont maintenant démultipliés par la technique et il est raisonnable de penser que c’est dans ce sens qu’il faut que nous avancions.