Modalités et conditions d'une alternance intégrée
des pratiques scolaires et professionnelles

Christian DEPOVER, Bruno DE LIEVRE,
Nathalie DESCHRYVER, Alain VANDERHEYDE
Education - Formation, n°256, Liège, Belgique, 1999.


1. Les défis à relever

 Depuis peu pour certains, de longue date pour d’autres, les systèmes éducatifs des pays européens font tous une place, plus ou moins grande, à des pratiques d’alternance. Les raisons qui justifient cette tendance sont multiples et diversifiées mais en toile de fond de toutes les justifications avancées on perçoit toujours un malaise face à la crise profonde qui marque les relations entre le système éducatif et le système productif.

 Dans ce contexte, les éléments généralement mis en avant pour jeter les bases d’un système de formation en alternance sont généralement liés à une politique d’emploi volontariste. A ce niveau, les bénéfices attendus concernent principalement une qualification professionnelle meilleure et surtout plus adaptée au marché, une orientation professionnelle plus efficace en aidant les jeunes à clarifier leurs choix professionnels à travers la confrontation avec la pratique d’un ou de plusieurs métiers et l’insertion ou la réinsertion des jeunes en rupture scolaire ou professionnelle.

 A ces bénéfices strictement liés à l’emploi vient s’ajouter la recherche d’une certaine éthique éducative : améliorer l’égalité des chances en proposant des filières de formation en alternance conduisant à des certifications identiques à celles obtenues en formation classique (c’est déjà le cas en France et en Allemagne) ou encore considérer le passage par la pratique professionnelle comme un cheminement scolaire normal, une étape de transition entre la scolarité à temps complet et le travail (en Allemagne près de 75% des jeunes fréquentent le système DUAL).

 Une autre raison, plus pragmatique, avancée pour justifier l’alternance repose sur la quasi impossibilité pour les établissements d’enseignement technique et professionnel de s’équiper avec les matériels techniques les plus performants. Ainsi, pour éviter une inadéquation trop flagrante entre la pratique qu’est capable de proposer l’enseignement et les exigences d’un monde du travail toujours plus technologique, il est intéressant tant du point de vue de la formation des jeunes que de celui de l’économie de faire en sorte que les futurs travailleurs puissent s’exercer sur le matériel disponible en entreprise.
 

2. Modalités de l’alternance

 Au delà de ces grandes orientations, l’alternance peut prendre des formes très différentes d’un pays à l’autre et même à l’intérieur des frontières d’un même état notamment en fonction des ressources et des priorités régionales. En particulier, selon la priorité que l’on accordera à un ou plusieurs des objectifs décrits ci-avant, l’importance et le degré d’intégration des activités pratiquées en dehors de l’école pourront varier très largement. Ainsi, le temps consacré au travail dans l’horaire scolaire pourra aller de quelques pour-cent à plus de 50 pour-cent. L’intégration des activités pourra parfois être profonde mais souvent aussi à ce point superficielle que la coexistence d’activités scolaires et professionnelles dans un curriculum de formation risque d’accentuer encore chez le jeune l’impression d’avoir affaire à deux mondes totalement isolés. Pourtant, comme le soulignait le Conseil des Ministres de la C.E. en 1979, l’expression formation en alternance implique « l’établissement de programmes coordonnés et de structures qui permettent une coopération entre les différents responsables concernés », sans une étroite collaboration entre les différents pôles que sont la formation générale, la formation théorique par rapport au métier et la pratique en entreprise (certains projets introduisent également le concept de pratique simulée), le risque est gros de passer à côté de l’essentiel des bienfaits que l’on peut attendre des approches pédagogiques basées sur une réelle alternance. Le terme alternance en lui-même est trompeur de ce point de vue et il pourrait laisser croire que le simple fait de passer d’un registre d’activités à un autre est suffisant que pour permettre une intégration des différentes activités. Or, on sait qu’en réalité, il en est tout autrement et que certaines conditions doivent être réunies pour que cette intégration puisse avoir lieu.

 Parmi ces conditions, un certain nombre sont habituellement rencontrées. C’est le cas, par exemple de la distribution des activités dans le temps. Ainsi, il est habituel que les plages horaires réservées aux activités scolaires et professionnelles soient distribuées sur une même semaine de sorte que l’apprenant ait la possibilité d’appliquer dans ses activités de terrain ce qu’il a vu en classe.

 Par contre, d’autres exigences sont plus rarement prises en compte en particulier la coordination entre les membres de l’équipe éducative élargie qui inclut tout aussi bien les professeurs de cours généraux et de cours pratiques que les moniteurs qui assureront le suivi des activités sur le terrain. Dans certains cas, il convient d’ajouter à ces intervenants de première ligne le personnel assurant l’encadrement administratif et pédagogique des apprenants.

 Une intégration réelle des activités implique également que celle-ci ait été prévue et organisée dès le départ de l’action éducative. Pour cela, il convient que les curricula soient bâtis de sorte à mettre clairement en évidence les articulations entre les différents registres d’activités. Des plans de formation qui négligeraient cette articulation risqueraient fort de conforter dans leur individualisme les différentes catégories de personnes impliquées dans la formation en alternance.

3. Vers une alternance intégrée

 Par alternance intégrée nous faisons référence à une pratique de l’alternance qui favorise chez l’apprenant un apprentissage intégré des différents registres d’activités qui constituent sa formation.

 Pour en arriver à cela, nous pensons utile d’agir par priorité à trois niveaux :
- en concevant des curricula de formation où le lien et la continuité entre les compétences qui peuvent être acquises à travers les cours et par la pratique sont clairement explicites;
- la formation des différentes catégories de personnels impliqués en vue de leur donner les compétences mais aussi le désir d’appartenir à une communauté éducative ayant en charge la formation globale du jeune;
- les méthodes et les outils d’évaluation continuée et certificative.

 Le développement d’un certain nombre d’outils et de méthodologies favorisant une alternance intégrée a fait l’objet d’une recherche conjointe menée au niveau européen (programme PETRA) par cinq institutions issues de trois pays (Portugal, Allemagne, Belgique). A l’occasion de cette recherche, nous avons eu l’opportunité de valider sur le terrain l’essentiel des idées qui seront proposées dans la suite de ce texte.

3.1 Intégration au niveau des curricula

 S’attaquer à l’intégration des activités professionnelles et des activités de classe à travers une réforme curriculaire permet d’agir en profondeur sur l’organisation des activités de formation et cela d’autant plus que la réflexion menée prend pour point de départ ce que l’apprenant devra être capable de faire lorsqu’il sera confronté à un milieu professionnel réel. Ainsi, la réforme que nous avons menée à titre expérimental sur base de deux métiers a consisté, au départ des compétences professionnelles à développer chez l’apprenti, à remonter vers la description des habiletés à exercer en situation de stage ou de pratique simulée mais aussi vers la description des savoir-faire à développer à l’occasion des cours théoriques (langues, mathématique) et des cours professionnels.

 Cette approche fonctionnelle qui part de la réalité du métier sans pour autant négliger ses possibilités d’évolution présente de nombreux avantages susceptibles de favoriser une réelle intégration des activités.

 Ainsi, les situations professionnelles faisant naturellement appel à plusieurs disciplines pour être traitées, l’approche fonctionnelle permet de faire éclater le carcan disciplinaire et cela tant au niveau des disciplines théoriques que pratiques. Lorsqu’un professionnel doit réparer une boîte de vitesse, il ne s’interroge pas d’abord pour savoir s’il doit mobiliser ses connaissances en mathématique, en physique ou s’il va procéder par analogie sur base des boîtes de vitesse qu’il a déjà eu l’occasion de réparer, il va activer l’ensemble des compétences acquises qui font de lui un expert dans son domaine d’activité. Or, on sait que l’expertise fait avant tout référence à un certain niveau d’organisation et d’intégration des compétences. C’est à cette capacité d’intégration que nous devons préparer les apprentis le plus rapidement possible pour en faire des experts dans leur domaine professionnel.

 L’approche fonctionnelle au niveau de l’élaboration des curricula permet également de mettre en évidence le rôle déterminant de la formation des attitudes dans un curriculum équilibré. La réflexion par rapport aux attitudes dans la réforme des programmes s’est appuyée sur des travaux réalisés par un des partenaires du projet (Mercedes-Benz) dans le cadre du développement « d’îlots d’apprentissage » au sein de l’entreprise. Il s’agit de zones protégées au sein de l’entreprise conçues en vue de favoriser le développement de certaines compétences techniques chez les stagiaires mais surtout de développer certaines attitudes face au travail. En particulier, des attitudes telles que la correction immédiate d’une erreur lorsqu’elle survient ou encore la collaboration et l’entraide dans le travail sont particulièrement suivies et font l’objet d’un bilan régulier.

 Un autre bénéfice important de cette approche réside dans le rôle prépondérant donné à la pratique professionnelle par rapport aux autres aspects de la formation. En effet, en plaçant les activités professionnelles au départ de notre réflexion curriculaire nous redonnons aux professionnels le rôle essentiel qu’ils doivent jouer dans la logique d’un programme qui vise l’accès à une qualification professionnelle.

 Partir du terrain, de l’analyse des activités professionnelles pour définir le curriculum présente aussi l’énorme avantage de fournir un référentiel permettant d’évaluer la pertinence, la diversité et l’exhaustivité des situations de travail auxquelles seront confrontés les apprentis. Sans pour autant en revenir à l’analyse des postes de travail souvent décriée pour son caractère figé et sclérosant, il nous paraît possible d’en arriver à dénombrer les compétences utiles à une profession ou à une famille de professions pour décrire ensuite les situations professionnelles auxquelles les apprenants devront être confrontés pour développer ces compétences.

 A ce niveau, un effort particulier devrait être fait pour mettre en évidence des compétences transversales à haut potentiel de transfert qui puissent être appliquées à une large diversité de situations professionnelles de manière à aider l’apprenant à dépasser les particularismes de son milieu d’apprentissage.

 Pour répondre aux exigences d’un curriculum visant une intégration des compétences et la formation de professionnels disposant d’une capacité réelle d’adaptation, il est déterminant de donner l’occasion aux apprentis d’être confrontés à des situations professionnelles suffisamment diversifiées. De la même manière que dans la formation d’un pilote d’avion, on accepterait difficilement que l’élève pilote ne soit pas capable de faire face à toutes les situations qu’il est susceptible de rencontrer dans son milieu professionnel, même si celles-ci sont hautement improbables, il est important que l’apprenti puisse se construire une expérience qui le prépare à maîtriser des situations professionnelles très variées.

 Le souci d’offrir aux apprentis une expérience diversifiée est loin d’être récent puisqu’il constituait déjà au Moyen Age l’idée fondatrice du compagnonnage qui reposait sur un parcours initiatique confrontant l’apprenti aux différentes modalités locales de pratique de son métier. Cette vertu formative du voyage est aujourd’hui d’une certaine manière retrouvée à travers les opportunités d’échanges d’apprentis offertes au sein de la Communauté Européenne.

3.2 Intégration au niveau des personnels

 L’une des particularités d’une structure de formation en alternance réside dans l’intervention de partenaires multiples ayant des profils de formation très variables. Cette diversité professionnelle rend parfois la collaboration entre les partenaires du processus de formation malaisée, c’est la raison pour laquelle il nous paraît essentiel de favoriser le rapprochement des personnes et des points de vue en les engageant dans des activités communes. Les activités communes peuvent porter sur certains travaux tels que la révision des objectifs de la formation ou sur certaines des dispositions pratiques liées par exemple aux modalités d’évaluation des apprentis mais aussi prendre la forme de séances de formation en vue d’assurer une préparation pédagogique spécifique contribuant à uniformiser les points de vue sur les objectifs mais aussi les méthodologies d’une formation en alternance efficace.

 A ce niveau, une démarche volontariste de la part des professionnels de la formation que sont les professeurs de cours théoriques et, dans une mesure qui varie selon les pays, les professeurs de pratique professionnelle est souvent très appréciée par le personnel chargé de l’encadrement des stagiaires sur le terrain. Cette démarche peut prendre des formes variées allant de la simple visite courtoise jusqu’à exiger de tous les intervenants du processus de formation en alternance une expérience réelle des milieux de travail dans lesquels vont se retrouver les apprentis dont ils ont la charge.

 Soulignons toutefois que malgré son intérêt qui n’est contesté par personne, la préparation pédagogique de certaines catégories de personnels n’est pas sans poser problème. Ainsi, en Belgique, les apprentis sont encadrés sur le terrain par des maîtres d’apprentissage qui sont généralement des « petits patrons » sans aucune formation pédagogique. Toutefois, étant donné que la formation en alternance chez nous concerne surtout les petites et moyennes entreprises, le nombre de personnes à former serait considérable puisque chaque responsable reçoit dans son entreprise en moyenne 1 ou 2 apprentis qu’il conserve 2 à 3 ans. Non seulement le nombre mais aussi la distance culturelle qui sépare ces hommes de terrain d’une réflexion pédagogique, même appliquée à leur situation, constitue un frein à la généralisation de la formation pédagogique à toutes les catégories de personnel. Pour suppléer à cela, un corps professionnel jouant un rôle d’interface entre les maîtres de stage et les enseignants a été créé, il s’agit des secrétaires d’apprentissage qui ont pour mission d’assumer un suivi social, psychologique et  pédagogique des apprentis.

 Dans d’autres pays, les structures rendent plus aisée une telle démarche. C’est notamment le cas lorsque l’alternance implique des entreprises plus importantes dotées d’un service de formation préparé à prendre en charge les stagiaires ou encore lorsque la pratique simulée se déroule dans des ateliers associés aux centres de formation.

 Mais quel que soit le contexte, l’intégration des différents intervenants de la relation éducative en alternance passe par une politique globale des ressources humaines. Si cette politique existe au sein de l’entreprise, on dégagera les ressources à la formation du personnel d’encadrement. Une vision globale de la gestion du personnel permet aisément de se rendre compte que la prise en charge des apprentis ne représente pas que des coûts pour la société mais aussi des bénéfices indirects (recrutement d’un personnel préparé aux besoins et aux attentes spécifiques de l’entreprise) mais aussi directs à travers la productivité des apprentis qui peut progresser rapidement lorsqu’ils bénéficient d’un encadrement adéquat.

3.3 Intégration au niveau de l’évaluation

 Pour favoriser une alternance intégrée, il est déterminant que l’évaluation puisse cerner les compétences acquises par l’apprenant dans leur globalité. Il serait réducteur de se limiter à certain ordres de compétences par  facilité ou par habitude. Ainsi, évaluer les compétences acquises à l’occasion des cours théoriques est certainement plus aisé que d’apprécier une compétence professionnelle réelle dans tous ses aspects mais ce serait au détriment de la crédibilité de la formation qui risquerait rapidement d’être mise à mal si on donnait trop d’importance aux aspects théoriques au détriment des autres.

 La crédibilité de la formation en alternance exige que l’on définisse des critères de certification qui tiennent compte à la fois des finalités qu’elle poursuit, des approches pédagogiques sur lesquelles elle s’appuie mais aussi des profils personnels des étudiants qu’elle accueille tout en veillant à ce que ces critères ne jettent le doute sur la qualité de la formation parce qu’ils conduisent à des exigences dévalorisées par rapport à d’autres structures de formation.

 A l’occasion de la collaboration transnationale que nous avons déjà évoquée ci-avant, un certain nombre d’outils ont été élaborés afin d’assurer non seulement le suivi de l’apprenti mais aussi de rassembler des données sur lesquelles reposeront les décisions de certification.

 Ces outils sont basés sur des référentiels élaborés en commun qui décrivent les savoir-faire à maîtriser aux différentes étapes de la formation. Ces référentiels de compétences sont complétés par des échelles d’attitudes permettant d’apprécier l’évolution du comportement de l’apprenti par rapport aux exigences  du milieu professionnel.

 Ces référentiels et ces échelles sont utilisés par toutes les catégories de personnels intervenant dans la formation des apprentis mais aussi par les apprentis eux-mêmes dans une perspective d’auto-évaluation. Les observations fournies par les différents évaluateurs sont ensuite discutées en groupe ce qui donne l’occasion d’échanges fort intéressants et favorise l’intégration des points de vue. En ce qui concerne l’apprenti, la discussion des évaluations constitue un point de départ intéressant pour favoriser une appréciation plus réaliste de ses possibilités et l’établissement des points de repère qui baliseront à court et à moyen terme son apprentissage.

 La réalité de la formation en alternance nous amène souvent à contextualiser  notre évaluation pour tenir compte des parcours d’apprentissage individuels qui sont liés aux occasions d’apprendre offertes par les milieux de stage. Ainsi, l’appréciation de la progression d’un apprenti en mécanique automobile par rapport au référentiel pourra être modulée selon les opportunités offertes par son milieu d’accueil qui seront différentes, par exemple, selon qu’il a l’occasion de pratiquer dans un petit groupe disposant d’un équipement limité ou chez un concessionnaire d’une grande marque dont l’équipement répond aux normes techniques les plus actuelles. C’est une question d’équité vis-à-vis de l’apprenti de tenir compte dans son évaluation des opportunités d’apprentissage qui lui sont offertes mais ce souci ne doit toutefois pas nous faire oublier qu’une évaluation, surtout lorsqu’elle est certificative, constitue également un engagement vis-à-vis de la société. Pour satisfaire à ces deux exigences qui pourraient paraître contradictoires, il est souvent utile d’avoir, tout au long du cursus de formation de l’apprenti, la possibilité de le confronter à plusieurs milieux choisis pour leur capacité à offrir des occasions d’apprentissage diversifiées.

 Cette approche s’accorde d’ailleurs très bien au concept de portefeuille de compétences développé récemment pour tenir compte de la diversité des parcours susceptibles de conduire à la certification à l’intérieur de structures de formation caractérisées par une grande souplesse et une ouverture vis-à-vis de contextes d’apprentissage variés. Cette souplesse et cette ouverture sont aujourd’hui d’autant plus importantes que les parcours de formation des stagiaires passent de plus en plus souvent par des stages dans plusieurs pays de la Communauté Européenne.

 Pour être crédible et correspondre à l’esprit de l’alternance, il est déterminant que l’évaluation surtout lorsqu’elle est certificative puisse être gérée de manière paritaire par les différentes structures qui assureront la formation et reposer sur des critères établis en respectant ce même souci de parité entre les intervenants.

 Dans une société où l’école en tant que moyen de progression sociale est de plus en plus remise en cause, un diplôme ne vaut plus que par le crédit accordé à ceux qui l’ont délivré. Dans ce contexte, le poids des entreprises en tant que fournisseur de main d’oeuvre peut être considérable et doit nécessairement être relativisé par l’action de représentants issus de l’école mais aussi des syndicats voire de la société civile dans son ensemble. En particulier, la certification sanctionnant une formation ayant recours à l’alternance doit équilibrer les exigences de l’entreprise qui risque de privilégier le court terme et les exigences du développement personnel de l’individu dans le cadre d’un plan de carrière qui s’inscrit dans le long terme.
 

4. C’est dans la tête de l’apprenti que l’intégration doit se réaliser

 A côté des aspects institutionnels de l’intégration que nous venons d’évoquer, nous voudrions attirer l’attention sur une autre facette du concept d’apprentissage qui est très souvent négligée pour ne pas dire oubliée. En effet, apprendre fait également référence aux processus mentaux mis en oeuvre par un individu qui consciemment ou non souhaite développer ses connaissances ou ses compétences. Comme l’a montré la recherche, c’est un processus individuel qui porte sur les représentations de l’individu et qui passe par la restructuration de ses connaissances antérieures. Cette restructuration peut se faire à travers un affinage des connaissances antérieures mais aussi impliquer une révision beaucoup plus fondamentale des représentations des objets techniques ou cognitifs que l’individu est amené à manipuler.

 On ne peut donc parler de formation en alternance qui soit intégrée sans s’intéresser à la manière dont les occasions d’apprentissage proposées à l’individu ont été exploitées par celui-ci pour acquérir des compétences nouvelles. Pour que l’alternance prenne tout son sens c’est dans la tête de l’apprenant que l’intégration doit être réalisée. Si ce n’est pas le cas, on ne peut que conclure à l’échec du processus d’apprentissage par alternance quelle que soit la qualité des structures d’encadrement et des mesures institutionnelles qui ont été mises en oeuvre.

 Bien qu’on soit loin de maîtriser le processus qui conduit à l’intégration des compétences, on sait qu’un certain nombre de conditions doivent être respectées pour que cette intégration puisse se réaliser. Avant tout, la démarche d’apprentissage doit s’ancrer dans un contexte qui soit significatif pour l’apprenant c’est-à-dire qui lui permette de construire ses compétences en interagissant avec un environnement stimulant. Des auteurs comme BROWN et al (1989) parlent à ce propos de compagnonnage cognitif pour souligner les bienfaits de l’immersion dans un contexte réaliste et proposent de recourir à une approche similaire pour l’apprentissage scolaire.

 De ce point de vue, la formation en alternance se trouve dans une position très favorable puisqu’elle crée, en proposant des périodes d’activité en contexte réel, les conditions du compagnonnage cognitif décrit par BROWN et al. Mais pour que ces conditions favorables puissent aboutir à développer chez l’apprenant des compétences qu’il pourra investir pour acquérir une maîtrise professionnelle réelle, il est important de prévoir un aménagement pédagogique de ces situations qui sans trahir leur authenticité permette d’assurer une certaine progressivité à l’apprentissage. Ainsi, par exemple, s’il s’agit de former des jeunes au contrôle d’une machine outil, il est difficile d’envisager que l’apprenti soit directement confronté à un processus de production réel mais il conviendra de mettre en place des structures d’assistance qui lui permette de s’inscrire progressivement dans un processus de production dont les exigences seront d’abord réduites puis progressivement augmentées. Les industriels allemands ont bien perçu la nécessité de cette progressivité en créant au sein de l’entreprise des « îlots d’apprentissage » grâce auxquels les apprentis ont l’occasion de se préparer à intégrer le processus de production tout en bénéficiant de l’environnement de l’entreprise qui leur impose des conditions de travail comparables à celles de son personnel en ce qui concerne les horaires, la régularité ou la qualité.

 Le fonctionnement des îlots d’apprentissage nous permet de mettre en évidence une autre composante essentielle d’un environnement d’apprentissage favorable à l’intégration des compétences. En effet dans ce contexte, les échanges pédagogiques ne sont pas limités au soutien d’un tuteur mais favorisent aussi l’intervention des pairs. Dans une équipe, on trouve toujours des jeunes à plusieurs stades de leur apprentissage de sorte que les plus avancés puissent épauler les nouveaux venus en leur montrant des « tour de main », en leur expliquant des procédures ou encore en les initiant à certaines habitudes caractéristiques d’une culture propre à l’entreprise.

 Dans une relation pédagogique entre pairs, il serait réducteur de considérer que les bénéfices concernent uniquement les moins avancés. Au contraire, de nombreuses études mettent très clairement en évidence que celui qui explique à d’autres ce qu’il vient d’apprendre ou ce qu’il commence à maîtriser est amené à réfléchir par rapport à ses propres connaissances ou à ses manières de faire et que cette attitude réflexive conduit à un approfondissement de ses compétences.

 Pour développer ce que MALGLAIVE (1990) appelle un savoir en usage c’est-à-dire un savoir qui puisse rapidement s’investir dans l’action, il est déterminant que la logique de l’apprentissage soit issue du milieu professionnel. Ce sont les situations pratiques placées dans leur contexte qui doivent être au départ de la formation, la généralisation et la formalisation ne venant que dans un second temps en s’appuyant sur le vécu.

 La généralisation et le transfert à d’autres situations ne peut s’envisager qu’après que le sujet se soit construit une représentation symbolique de la situation suffisamment précise à travers l’abstraction de ses propriétés dans un contexte d’apprentissage authentique.

 La mise en oeuvre d’une pédagogie ancrée sur le milieu professionnel réclame que soient ménagées de larges possibilités d’individualisation des apprentissages. Cette exigence d’individualisation ne se justifiant pas seulement pour tenir compte des différences individuelles comme c’est le cas dans tout apprentissage mais aussi en fonction des opportunités de pratique professionnelle offertes à chaque apprenti dans son milieu de travail. Dans la mesure où l’on respecte la logique des activités professionnelles telles qu’elles s’organisent sur le terrain, il est indispensable que le système de formation puisse adapter ses modalités de fonctionnement pour permettre à chacun d’exploiter les expériences professionnelles au rythme où le milieu de travail lui permet de les vivre. Cette approche n’exclut évidemment pas la possibilité d’ajustements réciproques au nom desquels le milieu scolaire est en droit de réclamer que les occasions de pratiques sur le terrain respectent une certaine progressivité et donne à l’apprenti l’occasion de vivre des expériences qu’il pourra investir dans les cours qui lui seront proposés au centre de formation.

 Une autre caractéristique des situations auxquelles les apprentis doivent être confrontés réside dans leur caractère interactif ou réactif. Lorsque dans le traitement d’une situation ou d’un objet technique, l’apprenant commet une erreur ou en arrive à un résultat qui ne satisfait pas aux normes de production, il doit en être informé le plus rapidement possible. L’idéal serait qu’il puisse lui-même constater son erreur en analysant son environnement : la machine dont il assure le contrôle se bloque, les pièces réalisées ne satisfont pas au contrôle de qualité... Malheureusement, en contexte réel, ce type de dysfonctionnement peut être lourd de conséquences c’est la raison pour laquelle la réactivité naturelle des situations n’est pas toujours exploitée et qu’il est important de suppléer à celle-ci par des réactions adéquates des éléments de l’environnement d’apprentissage que sont le tuteur ou les pairs. De ce point de vue, l’usage d’environnements simulés impliquant ou non le recours à l’informatique peut être également d’un apport intéressant. En particulier, en raison du fait que les environnements simulés permettent à la fois d’assurer une progressivité très fine dans l’apprentissage et de réagir aux actions de l’apprenant en leur fournissant des informations en retour suffisamment explicites que pour pouvoir être interprétées directement par eux. Toutefois, ce serait une erreur que de considérer que le passage par la simulation, quel que soit son réalisme, puisse permettre de faire l’économie de la confrontation avec un contexte de travail réel. En effet, le milieu de travail recèle une valeur éducative intrinsèque, notamment au niveau de la formation des attitudes, que les activités simulées ne pourront jamais reproduire.

 C’est ce va et vient de la pratique à la théorie, du milieu de travail à la simulation, de l’atelier à la salle de classe, qui doit fonder une pédagogie de l’alternance susceptible d’aboutir à une réelle intégration des aspects pratiques et théoriques de la formation.

5. Pour une vision systémique de l’alternance

 On ne peut comprendre l’alternance, les raisons pour lesquelles elle fonctionne bien dans certains contextes et moins dans d’autres que si on se place dans le cadre d’une démarche systémique. L’aborder uniquement à travers le filtre des milieux de production ou des instances de formation conduit inexorablement à jeter un regard réducteur sur une réalité complexe.

 Avant tout l’alternance se situe dans un contexte socio-culturel déterminé. Dans certains pays la pratique de l’alternance plonge ses racines dans un fond culturel qui a modelé au fil du temps les représentations qu’ont les citoyens de la formation. Ainsi, en Allemagne, dont le système DUAL est souvent présenté en exemple, la formation en alternance remonte à près d’une centaine d’années et a été mis sur pied pour répondre à une situation spécifique : la montée du chômage, la crainte du communisme et le souci d’éviter que les jeunes en rupture avec le système scolaire ne se retrouvent dans les rues et cela, dans un contexte de pouvoir autoritaire. Il est clair qu’aujourd’hui les raisons qui motivent certains pays à s’engager dans des processus d’alternance sont fort différentes et s’inscrivent dans un contexte socioculturel qui a considérablement évolué. Rien d’étonnant dès lors à ce que les modalités selon lesquelles l’alternance s’installe et se généralise dans la Communauté Européenne soient souvent fort éloignées du modèle allemand.
 

 D’une manière générale, il existe souvent un lien étroit entre le contexte socio-économique et la manière dont l’alternance est pratiquée. Ainsi, en période de haute conjoncture, les opportunités d’accueil d’apprentis sont souvent nombreuses tandis que en contexte économique moins favorable les chefs d’entreprises hésitent davantage à s’investir dans la formation des générations futures ou, s’ils le font, c’est en considérant plutôt les avantages financiers immédiats qu’ils pourront en retirer qu’en fonction d’une vision à plus long terme de leurs besoins de main d’oeuvre.

 Les cadres législatifs nationaux pourront également avoir un effet qui est loin d’être négligeable sur la manière dont l’alternance prendra pied au sein des structures de formation. En particulier lorsque les apprentis continueront à ressortir de l’obligation scolaire, le cadre législatif devra être aménagé pour permettre aux apprentis de se rendre en entreprise, pour recevoir un salaire, bénéficier d’une couverture contre les accidents du travail. Certains proposent la création d’un statut européen de l’apprenti afin d’en arriver à un cadre légal unique régulant au niveau européen les relations entre le monde du travail et celui de l’école.

 La place et le statut de la formation en alternance au sein d’un système de formation est aussi un problème de masse critique. Pour que l’alternance acquière ses lettres de noblesse, il faut qu’elle concerne une proportion suffisante du public en formation professionnelle mais, pour pouvoir prétendre à une telle position, il faut d’abord qu’elle soit perçue comme valorisante par le public qu’elle espère attirer. Il s’agit là d’un cercle vicieux dont il nous apparaît difficile de sortir sans une impulsion claire donnée par les responsables des politiques de formation tant au niveau national qu’au niveau transnational. Cette impulsion peut prendre des formes variées en privilégiant des mesures portant sur le cadre législatif, sur les formes de financement ou encore sur les modalités de recrutement du personnel. Une piste d’action qui nous paraît intéressante à envisager au niveau européen pour asseoir la légitimité de la formation en alternance consiste à rapprocher les formations organisées en alternance des autres modalités de formation à travers des systèmes de reconnaissance réciproques des qualifications. En effet, les formations en alternance relevant très souvent d’un ministère différent de celui auquel ressortissent les autres structures de formation professionnelle, elles ont souvent beaucoup à gagner, en termes de légitimité, à un rapprochement avec le ministère de l’éducation. Toutefois, ce rapprochement ne signifie pas pour autant fusion des deux systèmes car, dans ce cas, la formation en alternance risquerait non seulement de perdre sa spécificité mais aussi une partie du crédit dont elle jouit de la part des structures de production.

 Les représentants des milieux socio-professionnels jouent également un rôle fondamental dans la manière dont l’alternance se mettra en place. Un fonctionnement efficace de l’alternance en milieu industriel passe inéluctablement par un engagement des organisations patronales et syndicales dans la gestion de l’alternance. Cet engagement peut aisément s’appuyer sur une complémentarité d’objectifs que l’on pourrait résumer de la manière suivante pour les entreprises « des jeunes prêts à l’emploi » et pour les milieux syndicaux « des jeunes trouvant un emploi ».

 Pour conclure, nous voudrions insister sur la multiplicité des aspects à prendre en compte pour bâtir un projet d’alternance, multiplicité qui comme nous venons de le souligner, ne peut être appréhendée qu’à travers une démarche systémique mais tout en évitant que cette démarche, à force de vouloir aborder toutes les dimensions du problème, finisse par négliger l’essentiel qui est l’élève qui apprend. Comme nous l’avons montré, c’est à l’aune des compétences construites chez l’apprenant, à leur intégration et à leur pertinence par rapport au marché de l’emploi qu’il faudra juger de la qualité d’un projet d’alternance.
 
 

BIBLIOGRAPHIE

BROWN, J.S., COLLINS, A.S. et DUGUID, P. (1989) Situated cognition and the culture of learning. Educational Researcher, 18, (1), pp. 32-42.

D’HAINAUT, L., DEPOVER, C. (1989) Education et travail productif. Paris : Presses de l’Unesco.

MALGLAIVE, G. (1990) Enseigner à des adultes. Paris : Presses Universitaires de France.

Projet PETRA n° 94-PTB2-010B39
Mise au point d’outils modulaires de formation en alternance axés sur l’articulation théorie-pratique en situation de travail
Projet LEONARDO DA VINCI n° B/PE/4075/TR (mesures transitoires)
Projet LEONARDO DA VINCI n° BF/95/1/18/P/I.1.1.a
Conception intégrée d’outils novateurs centrés sur la coordination entre les différentes facettes des systèmes de formation en alternance.