Les 4 formes de médiations
(Peraya, 1999)

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La médiation sensori-motrice
On connaît l'importance de la médiation sensori-motrice chez Piaget. Pour ce dernier – on le sait – les images figuratives naissent de l'imitation sensorimotrice intériorisée sous la forme de schèmes. Plus récemment, Denis et de Vega mentionnent les résultats d'expériences qui montrent que toutes les dimensions spatiales (haut/bas, gauche/droite, devant/derrière) ne sont pas égale-ment accessibles lorsqu'il s'agit pour des sujets de restituer, à partir d'un modèle mental, les relations spatiales entre différents objets. La dimension verticale apparaît prédominante et la plus facile à discrimi-ner dans la mesure où elle implique “ deux fortes sources de dissymétrie: la gravité d'une part et la position canonique du corps humain d'autre part ” [Denis, 1993:87]. Viennent ensuite les dimensions devant/derrière alors que les dimensions gauche/droite, par manque de traits de différencia-tion saillants, paraissent difficilement discernables. Et les auteurs de conclure : “Les modèles mentaux spatiaux sont “biaisés” par les connaissances et par l'ensemble de l'expérience perceptivomotrice qui rendent certaines dimensions plus accessibles que d'autres”.
Il en est de même chez Lakoff et Johnson. Dans l'approche expérientialiste de ces auteurs, nos concepts s'élaborent à partir de notre insertion corporelle dans le monde et de l'expérience préconceptuelle qui en découle. On trouve deux sortes de structures dans cette expérience : les images schématiques (comme les schémas haut-bas, contenant-contenu) et les catégories du niveau de base conçues comme gestalts issues de nos interactions avec le monde. L'ensemble de nos concepts, y compris les plus abstraits, dérive de ces structures préconceptuelles par projection métaphorique, ce dont attestent les multiples expressions métaphoriques du langage ordinaire, lequel se révèle ainsi du même coup comme gardien des conceptualisations culturellement fixées. Outre son intérêt théorique, cette conception présente également l'avantage d'offrir des outils d'analyse ; on y vient dans la suite du texte.

La médiation sociale
Nous avons introduit cette notion fondamentale à partir du courant de pensée prenant ses sources chez Piaget, Vygotsky et nous menant aux travaux de Bronckart. Rappelons encore ce qui fonde les conceptions de Vygotsky : toutes les fonctions sociales sont des relations sociales intériorisées d'une part et les processus mentaux (internes, individuels) conservent une nature quasi sociale.
Une notion essentielle à la dialectique inter/intra est celle de décentration. Piaget en faisait le moteur du développement cognitif autant que du développement moral. Il signifie que chaque point de vue doit se percevoir comme relatif et se reformuler par la prise en compte d'autres points de vue possibles. Le choc des pensées qu'il implique est à l'origine de la réflexion comme processus dynamique d'intégration des points de vue.
L'intérêt de la notion de décentration s'étend largement au-delà de la seule psychologie du développement. La notion de décentration — à laquelle il faut adjoindre son contraire, la centration — concerne l'ensemble des rapports sociaux dans la mesure où ceux-ci contiennent toujours de la représentation mentale — d'autrui ou du monde partagé. Dans ce contexte, ce qui retiendra surtout l'attention ici, c'est que cette notion psychologique et même socio-psychologique s'articule étroitement avec la sémiopragmatique. Celle-ci a montré que toute communication – orale, écrite, audiovisuelle – relève d'un dispositif d'énonciation mettant en place un ou plusieurs énonciateur(s) s'adressant à un ou plusieurs destinataire(s) au moyen de divers actes de discours de forces variables. Il en découle un système relationnel qui détermine largement les opérations de décentration possibles pour les destinataires.
Cette remarque est capitale du point de vue éducatif (socio-éducatif). Pour prendre un exemple la valeur éducative d'un film ou d'un reportage dépend largement de sa capacité à provoquer la décentration du spectateur et celle-ci dépend fortement de son dispositif d'énonciation, de la manière dont, par exemple, celui-ci ramène tout ce qui est dit à la vision d'un point de vue unique s'exprimant dans un commentaire off (auquel cas il y aura centration) ou au contraire favorise la traversée de divers points de vue, auquel cas on peut espérer une décentration).
La notion d'interaction dont on fait beaucoup de cas aujourd'hui dans les milieux concernés par la pédagogie semble fortement dépendre de celle de décentration. A moins de réduire l'interaction à quelques possibilités techniques de réponse, il n'y a de véritable interaction que là où il y a possibilité de décentration .

La médiation sémiotique
Venons-en maintenant au troisième type de médiation envisagé : la médiation sémiotique. Celle-ci, du reste, est en rapport étroit avec la précédente (mais nous n'envisagerons pas ici cet aspect). Ce dont il s'agit ici, c'est du rapport qu'il peut y avoir entre la pensée et ses opérations d'une part et les signes externes analogiques et digitaux de la culture d'autre part.
Ce rapport, notons-le tout de suite, ne peut se concevoir qu'en termes (systémiques) de circularité : la pensée se sémiotise dans des signes extérieurs qui, en retour, déterminent les formes de la pensée. Mais pour penser cette circularité, il faut dissocier quelque peu les termes et envisager séparément la pensée et les signes.
Dans la tradition constructiviste que nous avons évoquée, il nous semble voir se dessiner un mouvement en faveur de l'iconicité de la pensée et le caractère fondamentalement analogique des opérations dont elle témoigne. Pour Lakoff et Johnson, par exemple, les concepts sont conçus comme des gestalts issues de l'expérience — perceptive, interactive – et les opérations mentales de conceptualisation et d'inférence relèvent essentiellement de projections et implications métaphoriques. Nous l'avons vu, pour beaucoup de psychologues, même relevant de la tradition objectiviste comme Johnson-Laird, la représentation mentale est conçue comme modèle mental, c'est-à-dire un analogue du monde extérieur construit par l'esprit humain, analogue sur lequel il peut effectuer des opérations d'inférence qui relèvent plus de l'observation et de la comparaison de modèles que de la logique formelle.
Pour le linguiste Langacker, avons-nous vu également, les mots sont des instruments très raffinés de mise au point de l'imagerie mentale au moyen de laquelle nous conceptualisons le monde. “C'est ainsi, écrit-il, qu'un locuteur qui observe la distribution spatiale de certaines étoiles peut correctement y voir une constellation, un agglomérat d'étoiles, des taches de lumières dans le ciel, etc. De telles expressions sont sémantiquement distinctes ; elles reflètent des façons différentes de concevoir la scène, chacune étant compatible avec ses propriétés objectivement données. Je dirai qu'une expression impose une image particulière dans son domaine (…)”.

(Extrait de Peraya, D. & Meunier, J.P. (1999) - Vers une sémiotique cognitive. In Cognito, 14, 1-16)


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Daniel Peraya

Last Changed : avril 2000