Selon ces différentes définitions, l’interactivité
serait donc de l'ordre de la relation homme/machine, la relation entre
interlocuteurs– non co-présents – ressortissant alors de l'interaction
ou encore de la médiation au sens où nous l’avons définie
ci-dessus.
Cette distinction entre interactivité et interaction rappelle
la distinction introduite par E. Barchechat et S. Pouts-Lajus entre
deux formes d'interactivité. Prenant le point de vue des concepteurs
de logiciels, ces auteurs distinguent à travers le processus de
communication homme machine, l'interactivité qui établit
et gère le protocole de communication entre l'utilisateur et la
machine – l'interactivité fonctionnelle – et celle qui concerne
le protocole de communication entre l'utilisateur et l'auteur absent, mais
présent à travers le logiciel – l’interactivité intentionnelle.
En d’autres termes, cette première forme d'interactivité
concerne la capacité qu'a l’utilisateur d'interagir avec la machine
et le hardware qu'il utilise, de modifier donc l’état du système.
Il s’agit notamment « des protocoles de communication liés
à la recherche, à la restitution et à la capture d’information,
c’est-à-dire à la logique et à l’ergonomie des échanges
d’information : vitesse et facilité d’usage, « user-friendliness
», périphérique de saisie, couleurs ; définition
des écrans, etc. » . La seconde, l'interactivité dite
intentionnelle, se caractérise par la reconstruction d'une situation
d'interlocution entre un auteur physiquement absent mais néanmoins
présent par l'empreinte qu'il laisse à travers le document
médiatisé (livre, vidéo, logiciel, CD-rom, etc.).
L'empreinte de l'auteur, la façon d'interpeller le destinataire,
de s'adresser à lui et de l'impliquer constituent une forme de médiatisation
de la relation essentielle. Cette première distinction est définie
en référence au point de vue du concepteur. Pourtant, Jacquinot
souligne qu’elle trouve son pendant, chez certains auteurs, du point de
vue de l’utilisateur . Il s’agit des interactivités transitive et
intransitive définies notamment par Chateau dans le contexte
de la réception télévisuelle. Pour cet auteur, l’interactivité
transitive est celle par la quelle le téléspectateur – de
façon plus générale l’utilisateur – en devenant acteur
rétroagit avec le programme tandis que l’interactivité intransitive
est celle qui permet au destinataire « de déployer une activité
sensorielle, affective et intellectuelle, au service de l’interprétation
du message ». Interactivités intentionnelle et intransitive
restituent la dimension relationnelle, pluri– ou dialogique, – au sens
que lui donnait Bakhtine – , de la communication.
Ces notions sont essentielles pour la compréhension des effets
pragmatiques et cognitifs de tous médias, même des médias
classiques pour lesquels la notion d’interactivité ne semble pas
à première vue adaptée. Elle est en effet liée
à celle de décentration dont Piaget faisait le moteur du
développement cognitif autant que du développement moral
: chaque point de vue doit se percevoir comme relatif et se reformuler
par la prise en compte d'autres points de vue possibles. Le choc des pensées
qu'il implique est à l'origine de la réflexion comme processus
dynamique d'intégration des points de vue.
L'intérêt de la notion de décentration s'étend
largement au-delà de la seule psychologie du développement.
La notion de décentration – à laquelle il faut adjoindre
son contraire, la centration – concerne l'ensemble des rapports sociaux
dans la mesure où ceux-ci interagissent avec des représentations
mentales – d'autrui ou du monde partagé. Dans ce contexte, ce qui
retiendra surtout l'attention ici, c'est que cette notion psychologique
et même socio-psychologique s'articule étroitement avec la
sémiopragmatique. Celle-ci a montré que toute communication
– orale, écrite, audiovisuelle – relève d'un dispositif d'énonciation
mettant en place un ou plusieurs énonciateur(s) s'adressant à
un ou plusieurs destinataire(s) au moyen de divers actes de discours de
forces variables. Il en découle un système relationnel qui
détermine largement les opérations de décentration
possibles pour les destinataires. Cette remarque est capitale du point
de vue éducatif (socio-éducatif). Pour prendre un exemple.
La valeur éducative d'un film ou d'un reportage , dépend
largement de sa capacité à provoquer la décentration
du spectateur et celle-ci dépend fortement de son dispositif d'énonciation,
de la manière dont, par exemple, celui-ci ramène tout ce
qui est dit à la vision d'un point de vue unique s'exprimant dans
un commentaire off (auquel cas il y aura centration) ou au contraire favorise
la traversée de divers points de vue auquel cas on peut espérer
une décentration). Autrement, dit un document pédagogique
peut offrir une interaction fonctionnelle nulle tout en présentant
un degré élevé d’interaction intentionnelle manifestée
notamment dans les mécanismes de décentrations et de polyphonie.
Ces notions sont proches en fin de celle d’espace interactif développée
par Pochon et Grossen dont la « caractéristique est de réunir
indirectement une série d’acteurs sociaux ayant chacun son projet
propre et tentant dans une certaine mesure, d’orienter la machine vers
la réalisation de ce projet. Comprenant des éléments
de nature psychologique et sociale, cet espace interactif est donc fondamentalement
hétérogène et convoque dans un espace symbolique des
acteurs qui ne sont pas nécessairement physiquement présents,
mais dont les présupposés sont contenus dans la configuration
finale de l’interface et imposent une perspective à l’utilisateur.
» Cette dernière définition insiste à
nouveau sur les composantes sémiopragmatiques, sémiocognitives
et socio-interactionnistes du dispositif technologique. Ces différentes
caractéristiques sont synthétisées dans le schéma
3, ci-dessous.