Critique et Conclusion
 

Pour une autre écoute des contes
 
 

Pierre Péju nous propose une écoute différente des contes. En effet, d'après lui Bettelheim retrouve sous les images des contes la théorie psychanalytique du sujet, mais il met de l'ordre dans la friche des souvenirs. Beaucoup de gens ne se souviennent pas des contes dans leur entier « J'ai oublié comment ça commençait », «J'ai perdu la fin...». Mais il leur reste des images fortes, des épisodes inoubliables, véritables blocs magnétiques autour desquels ils arrangent et brodent. Bettelheim restitue l'intégralité de l'histoire puisqu'il estime que c'est son déroulement qui a une efficacité psychologique et il dit ce qu'elle signifie. La leçon tombe, avec une force terrible d'évidence, et tout « colle ».
 

Si les contes entretiennent des liens étroits avec l'enfance, l'origine de ces liens est tout d'abord historiquement datable ; c'est ensuite en raison de noyaux obscurs de l'enfance qu'ils touchent chez l'adulte et de désirs enfouis qu'ils révélent à l'enfant et non pas selon une tradition éternelle et universelle pour laquelle l'en-fance serait un concept immuable. Comme le confirme Marie-Louise von Frantz : «A l'origine et jusqu'au XVIIe siécle environ, les contes de fées n'étaient pas tant destinés aux enfants qu'à la population adulte. Cette situation s'est prolongée dans les milieux ruraux oû, jusqu'à une époque relativement récente, conteurs et conteuses animaient les traditionnelles veillées. Progressivement, cependant, le développement du courant rationnel et son corollaire, le refus de l'irrationnel, firent que l'on ne vit plus dans les contes populaires qu'absurdes histoires de vieilles femmes, tout juste bonnes à amuser les enfants ».
 

N'y aurait-il pas dans la démarche de Bettelheim et dans son mode de lecture des contes une sorte d'anachronisme psychologique surtout lorsqu'il paraît croire que « de tout temps » le conte aurait joué ce rôle quasi initiatique et formateur auprés des enfants?
Lorsque Freud utilise le modéle du mythe d'oedipe pour rendre compte de la structure des désirs du jeune enfant à l'égard de ses parents et au-delà, du désir humain en général, il invente la notion de sexualité infantile et révéle du même coup la place libidinale tenue par l'enfant dans les préoccupations de la société moderne. L'enfant n'a pas toujours tenu une pareille place, consciemment ou inconsciemment, et c'est seulement un mode d'interprétation rétrospectif qui permet de plaquer sur d'anciennes histoires une problématique récemment inventée. Ce ne peut être qu'au prix d'une simplification de telles histoires.
 

Ces contes, avec leur nombre limité de scénarios et leurs types de personnages fixes, seraient comparables à une sorte de machine inventée par la grande sagesse collective et permettant aux filles et aux garçons en bas âge de découvrir qu'il y a toujours des issues heureuses et des solutions « normales » à ce qui se présente d'abord pour eux comme une inquiétante impasse.
 

Blanche-Neige aide ainsi l'enfant de sexe féminin à franchir allégrement ses difficultés pubertaires, nous explique Bettelheim; grâce à ce conte, la fille peut faire face à son désir du père, à l'agressivité jalouse de la mère, et à une certaine impatience sexuelle toujours source d'anxiété. Il lui suffit de s'identifier inconsciemment au personnage et de se laisser porter par les fantasmes qu induit le conte.
 

Pour Bettelheim, le conte reste principalement une leçon de dépassement et d'espoir, mais, tristement, c'est toujours les mêmes choses qu'il faut dépasser et toujours le même espoir qu'il importe d' avoir ! Dans un monde où toutes les valeurs traditionnelles et toutes les normes sociales ou sexuelles rendent le son trouble d'une imprévisible mais définitive fêlure, ne pourrait-on pas rétorquer à Bettelheim que si les contes se réduisent à ce qu'il en interprète, ils peuvent aussi avoir l'effet inverse  en effet, ils assènent aux enfants un tel paquet de normes familiales sociales et conjugales que leurs divergences avec ce qui se passe réellement dans la vie deviennent angoissantes.
 

Bettelheim qui nous a enseigné une approche tellement nuancée de l'autisme et une démarche pratique et théorique si fine qu'elle pénètre les forteresses et fait parler le vide, nous donne ici ce que la psychanalyse faire de plus grossier. A l'en croire, on entrerait comme un petit pervers polymorphe, tout anxieux et riche de névroses latentes, dans la machinerie bien huilée du conte, on écouterait avec attention, pouce à la bouche et regard extasié, et on ressortirait de l'autre côté en futur adulte accompli, mûr et équilibré, en as bien clair en ce qui concerne sa propre identité, sa sexualité, et sa place sociale ; complexe d'Oedipe résolu, prêt à affronter l’ Oedipe de ses propres enfants.
 

La démarche de Bettelheim tend un peu à ramener l'esprit du merveilleux à l'atmosphère de mystère. Le mystère c'est ce qui pose que sous l'énoncé obscur se cache une explication évidente pour peu qu'on sache rationnellement la découvrir. Or Bettelheim nous fait regarder chaque élément du conte comme un indice nous mettant sur la piste de son « vouloir dire » profond. Mais un conte, en tant qu'histoire ravissante, n'est pas mystérieux ; il ne renvoie pas à un secret à chercher, à une clef de l'énigme qui se révèle très vite n être qu'un vulgaire passe-partout.
 

Bettelheim nous fait soupçonner les contes d'aller tous dans le même sens, et laisse de côté les centaines de trouvailles qu'ils comportent. A propos de Cendrillon  « Ce conte guide l'enfant depuis ses plus grandes déceptions - les désillusions oedipiennes, l'angoisse de castration... -jusqu'au moment où il développe son autonomie où il devient sérieux dans son travail, et où il atteint son identité positive. »
 

Bettelheim les réinstalle dans une chronologie finaliste : par exemple tout ce que l'on peut imaginer de cette idylle très curieuse entre Blanche-Neige et des nains, toutes ces scènes de la vie en bande au plus profond de la forêt, et que les enfants aiment à voir largement détailler, Bettelheim n'en fait que le « stade de latence» dans le processus de maturation de la jeune fille.
 

Tout d'abord, rien n'a été plus controversé, chez les psychanalystes eux-mêmes, que cette notion de latence ; ensuite dans la théorie de Freud, il ne s'agit pas du tout d'un stade (au même titre que le stade oral ou anal), mais d'une période aléatoire, plus ou moins marquée par la désexualisation des intérêts et des activités, et correspondant peut-être au déclin du complexe d'oedipe. Ça ne fait rien, Bettelheim en fait un stade : les nains sont le stade de latence de Blanche-Neige. Par une telle réduction nous perdons tout ce qui nous attire dans ce conte en nous attachant à ces jours où Blanche-Neige et les nains formaient une sorte de communauté. Car la jeune fille n'aspirait pas à quitter la forêt ni à retourner quelque part. Et n'y avait-il aucune forme de sexualité dans ce qui unissait Blanche-Neige aux nains ? Ne s'aimaient-ils pas, tous les huit? Certes, d'une façon qui diffère des amours maternelles, filiales ou fraternelles, d'une façon qui échappe aux buts sociosexuels et qui peut pour cela être dite perverse. Mais ils s'aimaient... Et Si l'on nous parle ensuite du désir du Prince pour Blanche-Neige au moment où il découvre son apparence gisante, pourquoi ne rien dire de cette extraordinaire émotion des nains devant le corps blanc de leur compagne qu'ils ne peuvent se résoudre à enfouir dans la terre noire ?
 

Prenons ce que Bettelheim nous dit des «transformations » dans les contes... Pour lui, elles s'expliquent par le fantasme de
déboublement de ceux que j'aime ; je les divise en une part bonne et part mauvaise. Ce fantasme constituerait un moyen d'affronter ma propre ambivalence et l'antagonisme de mes pulsions.
Dans le Petit Chaperon rouge si, dans le lit de la grand-mère, et à sa place je vois un loup, je préserve ainsi la bonté grand-maternelle et je reporte mon horreur et ma haine sur le loup.
 

Plutôt voir un vilain loup, nous dit-il, que supporter l'idée d'un méchante grand-mère qui me gronde, parce que j'ai, par exemple mouillé ma culotte. Je dédouble alors ma grand-mère et je me sens mieux.
 

Il y a là un moment indéniable d'humour, un fausse innocence du Petit Chaperon rouge qui ferait tout simplement semblant de parler de « grands yeux », « grande bouche » « grand nez », alors qu'il faudrait dire gueule, museau, babines, poils... Cette attente, cette façon de différer la vision du corps animal a une fonction en elle-même. Le Petit Chaperon rouge pose des appellations humaines sur les diverses parties de la bête, pour mieux l'explorer, la découvrir, jouir du tout autre un moment tout proche.
 

La description du loup par le Petit Chaperon rouge est fine et suggestive, elle se limite à la tête, mais en un sens est, pour l'auditeur du conte, tout aussi érotique, livrant le corps enfantin à un contact avec l'animal, qui animalise en retour l’enfant. Ce n'est donc pas seulement la grand-mère qui est fantastiquement faite loup, mais la petite fille elle-même, durant minutes tendues, devient quelque chose en rupture avec la famille et avec la distinction humain/animal. Il y a donc un plaisir pris à l'audition ou à la lecture de ce passage isolable du conte très différent du « bénéfice pulsionnel » que lui reconnait Bettelheim.
 


 
 

Les autres états du désir
 
 

Nous écoutons les contes, nous dit Bettelheim, sans nous rendre compte que les événements dont ils parlent sont des « situations inconscientes ». Ainsi peuvent-ils nous captiver tout en faisant leur travail thérapeutique et normalisateur.
Il s'agit donc d'une mise en scène de nos pulsions inconscientes. La projection puis l'identification  sont les deux impératifs de cette opération de mise en ordre et de réconfort par contes interposés.
 

Bettelheim simp1ifie pourtant à l'extrême lorsqu'il paraît estimer que l'inconscient du conte est strucruré essentiellement par le complexe d'oedipe, et que les désirs qui s'y révèlent sont les sempiternels «désir de la mère » et «désir de tuer le père ». Lorsqu’ il estime que les pulsions qui s'y manifestent sont elles-mêmes référées à l'Oedipe puisque qualifiées de «pré-oedipiennes », donc que l'on retrouve précisément dans tous ces récits l'ordre assigné par Freud au devenir de la libido : stade oral, stade an latence, puis stade génital.
 

Plus grave, d'un point de vue théorique, Bettelheim est tellement persuadé de l'omniprésence de l' Oedipe, qu'il parle comme allant de soi d'un complexe d'Oedipe de la fille, sans signaler un instant que ce parallélisme n'a rien d'évident et que l'application a la fille - sous une forme inverse evidemment de ce que Freud a cru saisir des conflits inconscients du garçon avec les images parentales - n'a toujours été qu'un point très discutable  largement critiqué du vivant même de Freud, carrément refusé par un courant contemporain de la psychanalyse qui a tenté une approche moins phallocentrique de la sexualité. Ce thème d'un Oedipe féminin est plus que problématique. Comment s'opère chez la petite fille le « changement d'objet » qui la ferait, douloureusement mais nécessairement, passer d'un amour de la mère à un conflit avec elle? Et pourquoi s'opère-t-il? Ce fantasme de la jalousie de la mère qui devient l'objet de haine ne résulte-t-il pas d'une façon de concevoir filles et femmes comme de purs objet sexuels de la consommation mâle?
 

Nous gardons de ces interprétations un sentiment penible d'étroitesse, comme si toutes les histoires racontaient toujours même histoire. Se peut-il que tout l'inconscient présent dans l’ univers des contes se réduise à des conflits enfants-parents? A ces problèmes de personnes, à cet anthropomorphisme - toute apparitions animales « voulant dire » quelque chose d'humain- et enfin à ce renforcement du phallocentrisme?
 

Non! les contes sont aussi ouverture : ils comportent presque tous cette trappe vers l'ailleurs, par où notre imagination peut fuir, par où les images inattendues peuvent déborder. Cette particularité permet à une autre vie de l'inconscient de se trouver se manifester fragmentairement.
 

Car il y a une autre vie de l'inconscient, d'autres états de désir; il y a un inconscient totalement indifférent à l'oedipe. Il existe des désirs et du sentir qui échappent même à l'anthropomorphisme, qui se dérobent encore à une expression claire et donc à une prise de conscience autre qu'imagée. Ce désir, ces autres « sentir» sont en nous la « part maudite », la part sauvage en tout cas. Cet autre inconscient cherche moins à s'exprimer qu'à se réaliser et à se produire.
 

On trouve dans les contes ces images qui rendent compte d'un inconscient pré-individuel, non anthropomorphe, sauvage et mécanique. En nous, existent des désirs qui ne peuvent être nommés autrement que « désir de s'animaliser », de devenir arbre ou caillou, ou bien grenouille ou rat... et qui n'ont rien à voir avec tel ou tel stade de la libido, « désir de traverser plusieurs apparences», qui n'a rien à voir avec un fantasme de toute-puissance.
 

Le plaisir que procurent les contes et cette puissance générale de conviction qu'ils ont toujours s'expliquent aussi par cet accord avec cet inconscient non oedipien qu'il faut à tout prix éviter de traduire (ou plutôt d'adapter) en termes de complexe d'Oedipe. Laisser la forêt rester la forêt et le loup, la bête sauvage.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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