Chaque individu apprend à être un homme. Ce que la nature lui donne à sa naissance ne lui suffit pas pour vivre en société. Il lui faut encore acquérir ce qui a été atteint au cours du développement historique de la société humaine (…). L’outil est le produit de la culture matérielle qui porte en lui de la façon la plus évidente et la plus matérielle les traits caractéristiques de la création humaine. Ce n’est pas seulement un objet de forme déterminée, possédant des propriétés données. L’outil est en même temps un objet social dans lequel sont incorporées et fixées des opérations de travail élaborées historiquement. Le fait que ce contenu à la fois social et idéel soit cristallisé dans les outils humains les distingue des " outils " des animaux. (…) L’emploi de l’outil ne forme pas chez eux de nouvelles opérations motrices ; c’est l’" outil " lui-même qui est subordonné aux mouvements naturels, fondamentalement instinctifs, dans le système desquels il s’intègre. Ce rapport est inversé dans le cas de l’homme. C’est sa main, au contraire, qui s’intègre dans le système socio-historiquement élaboré des opérations incorporées dans l’outil, et c’est la main qui s’y subordonne. L’appropriation des outils implique donc un réaménagement des mouvements naturels, instinctifs de l’homme, et la formation, chez lui, de facultés motrices supérieures. L’acquisition de l’outil consiste donc, pour l’homme, à s’approprier les opérations motrices qui y sont incorporées. C’est en même temps un processus de formation active d’aptitudes nouvelles, de fonctions supérieures, " psychomotrices ", qui " hominisent " sa sphère motrice. Ceci s’applique aussi aux phénomènes de la culture intellectuelle. Ainsi l’acquisition du langage n’est rien d’autre que le processus d’appropriation des opérations de mots qui sont fixées historiquement dans leurs significations.

Leontiev, 1976