Messagerie et formes traditionnelles
d'echange social: une esquisse

 

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Dagmar Hexel, Olivier de Marcellus, Marc Bernoulli
Chercheurs au Centre de Recherches Psychopédagogiques de la Direction Générale du Cycle d'Orientation, CRPP-DGCO, Genève

 

Les échanges télématiques des élèves rappellent étrangement les échanges
rituels des sociétés dites "traditionnelles"

 

Les échantillons de correspondance scolaire que nous avons lus lors de nos présences dans les classes nous laissaient songeurs. Les élèves pouvaient-ils vraiment investir des messages le plus souvent très conventionnels, voire insipides, échangés avec un correspondant anonyme et abstrait? J'ai 12 ans, une soeur, un chat... Notre surprise fut grande de voir combien les élèves y tiennent! A plusieurs reprises nous les avons observé déployer beaucoup d'efforts pour reconquérir un correspondant défaillant. Il nous a semblé intéressant d'interroger cette motivation pour l'échange, car il existe un lien très fort entre les partenaires, lien qui relève de quelque chose de symbolique et de social.

Les différentes observations que nous avons menées dans les classes ont permis de dégager certaines esquisses d'analyse anthropologique de cette pratique d'échange. En effet, la messagerie électronique révèle de fortes analogies avec les règles de l'échange "donner, recevoir, rendre" décrites par les ethnologues, notamment Malinowski, Boas, Mauss (Voir aussi les tenants de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), par exemple J. T. Godbout en coll. avec A. Caillé, L'esprit du don. Paris: La Découverte, 1992), règles qui régissent encore beaucoup de nos rapports sociaux.

Pour saisir cet univers d'échange symbolique, nous nous proposons de comparer la pratique de la correspondance par courrier électronique avec le système d'échange de biens symboliques Kula décrit par B. Malinowski (B. Malinowski, Argonauts of the Western Pacific, Londres, 1922 - Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris: Gallimart, Tel, 1989). Cette analogie permet de comprendre le fort désir de réciprocité qui engage les élèves dans une forme d'amitié virtuelle avec un partenaire qu'ils ne connaissent pas et duquel ils attendent impatiemment des nouvelles.

Le Kula est un vaste circuit d'échanges qui a lieu au nord-ouest de la Mélanésie entre une vingtaine d'îles. Les échanges portent sur deux types d'objets: des colliers et des bracelets de coquillages. La valeur de ces objets n'est ni utilitaire, ni décorative, mais strictement cérémonielle et symbolique. En effet, les partenaires ne trouvent aucune satisfaction en terme de richesse monnayable, mais les échanges confèrent aux individus qui y participent, de près ou de loin, prestige social et renommée. A cette dimension de l'échange s'ajoute l'importance du lien social qui est créé. En effet, les échanges Kula se pratiquent souvent entre tribus qui ne parlent pas la même langue, qui n'ont pas la même culture et qui, pourtant, parviennent à nouer des liens d'amitié à vie.

 

Quand on compare cette forme d'échange avec la correspondance électronique, on s'aperçoit également que les élèves n'écrivent pas pour être "quittes", mais, au contraire, s'envoient des messages pour inviter l'Autre dans une relation d'amitié, par conséquent pour créer et conserver dans le temps un lien social, lien qui est aussi source de statut pour chaque partenaire.

A titre d'exemple, un élève de 6e primaire exprime très clairement l'importance du fait que l'échange n'est pas immédiat, mais permet une relation dans la durée: C'est mieux la messagerie que de discuter comme ça, parce là on attend la réponse et on ne sait pas ce que l'autre va répondre. On se demande s'il va répondre ou pas, c'est peut-être ça qui nous incite... Un fondement motivationnel de ce type pourrait expliquer le caractère curieusement artificiel et volontariste de ces échanges de messages. Les élèves cherchent à entretenir l'échange un peu comme les trobriandais entretiennent les échanges de colliers et de bracelets. L'important n'est pas le correspondant en soi, ni le contenu du message, mais réside dans le désir de réciprocité qui se créé et qu'il s'agit d'entretenir. Cela semble particulièrement évident pour les élèves de l'école primaire qui sont encore à l'âge du troc (par exemple les autocollants, les billes).

Comme pour les échanges étudiés par les ethnologues, rompre le cycle est tout à fait mal séant, voire tabou. D'où la réaction choquée des élèves quand nous avons demandé s'ils avaient parfois envie de changer de correspondant: Oui, mais c'est méchant, c'est salaud, on ne peut pas dire qu'on veut changer, on les garde et on en prend un nouveau...

 

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SONT LES BIENVENUS !!!

Dagmar Hexel, Olivier de Marcellus, Marc Bernoulli

8.12.97

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