1. L'image pédagogiquel:lquelques repères


Il est vrai que parmi les différents paratextes, l'image réaliste jouit d'un statut particulier ce qu'atteste son utilisation persuasive et/ou éducative fort ancienne. On connaît les ouvrages classiques de Jean Amos Comenius (1592-1671), parfois désigné comme le "lpère de l'audiovisuel en pédagogiel" (La Borderie, 1972)l: La grande didactique ou son Orbis Pictus, préfiguration de nos manuels illustrés. Cet auteur écrivait: "Associer toujours l'ouïe à la vue, la langue à la main. Je veux dire que tout ce que l'on peut faire apprendre ne doit pas seulement être raconté pour que les oreilles le reçoivent mais aussi dépeint pour qu'il soit imprimé dans l'imagination par l'intermédiaire des yeux.", La grande didactique, (traduction française, PUF, 1952, p. 112), cité par La Borderie (1972).

Pourtant ce ne sont là que deux exemples; des ouvrages récents consacrés à l'histoire des formes figuratives et aux modes de représentation tant pré-technologiques que technologiques (par exemple, Perriault, 1981 et 1989; Chesnais,1990) soulignent combien, depuis la plus haute antiquité, la catoptrique a suscité de l'intérêt et comment les jeux de miroirs étaient déjà utilisés aux fins d'illusion et de simulation. La magie parastatique, l'art des spectacles d'ombres et de lumières, dont le développement a été rendu possible par l'invention et le perfectionnement de la lanterne magique aux 17 et 18 èmes siècles sont à l'origine de l'utilisation aux fins persuasives ou didactiques des illusions et des représentations figurées. Jacques Perriault (1989l:l30 et sv.) rappelle que, si l'on en croit l'iconographie de l'époque, le Père Kircher, ayant remplacé la source lumineuse artificielle par une source naturelle et caché la lanterne dans un lieu sacré, pouvait y faire apparaître Dieu, les saints ou la Mortl: "lla monstration a ici force de démonstration ce qui permet à Kircher d'affirmer que si l'on dispose de quelques plaques, on peut démontrer ce que l'on veut.l" (op. cit.l:l32). Enfin, sans aucun souci d'exhaustivité, rappelons le père Nollet, précepteur de Louis XV qui est connu pour avoir perfectionné l'invention du peère Kircher et le Comte de Paroy qui avait fait le projet, accepté par la reine Marie Antoinette, d'utiliser les projections lumineuses pour l'éducation du Dauphin.

L'intuition de la force et de la prégnance de la vision, et donc de l'image, ne peut se concevoir sans une référence implicite au langage verbal et à la perception auditive*1. On connaît par ailleurs ailleurs ces chiffres de Treichler (1967); selon cet auteur, on apprendrait :1 % par le goût, 1.5 % par le toucher, 3.5 % par l'odirat, 11 % par l'ouïe et enfin 83 % par la vue. Quant à la mémorisation des informations, nous retiendrions environ pour 10 % de ce que nous lisons, 20 % de ce que nous entendons, 30 % de dce que nous voyons, 50 % de ce que nous voyons et entendons, 70 % de ce que nous disons et 90 % de ce que nous disons en faisant. Quelle que soit leur vaildité, ces statistiques traduisent fort bien le sentiment naïf selon lequel les spectacles visuels sont, du point de vue de leur peception, bien plus efficaces que le langage verbal. Celui-ci introduirait au sens tandis que les représentations visuelles naturalisantes, les simulacres, donneraient accès au monde, ou en tous cas à certains de ses aspects. Il y aurait à cela une première raison: la perception et la décodification de spectacles artificiels (la représentation de personnes, d'objets, de paysage, etc.) recourent à des mécanismes identiques à ceux qui gouvernent la contemplation et la compréhension de spectacles naturels (personnes, d'objets, de paysage, etc.). Nous reviendrons de façon détaillée sur ce point essentiel par la suite.

Traditionnellement, l'image a donc été utilisée d'une part, en raison de son pouvoir de conviction et de désignation et d'autre part, à cause de sa capacité suppposée à faciliter les apprentissages. Mais il est une autre raison de l'intérêt des éducateurs pour l'imagel: sa fonction vicariale. En effet, l'école souvent organise ses classes en s'excluant du monde, mais elle permet cependant au monde d'entrer dans ses classes, sous la forme d'images. Tel est aussi le mythe fondateur de la télévision, cette "lfenêtre ouverte sur le mondel" qui projette chaque foyer, chaque famille, chaque individu au centre des événements et de l'Histoire.

Pourtant l'image a de tous temps donné naissance à un comportement paradoxall: utilisée par les scientifiques et les pédagogues - historiquement, le scientisme s'est développé en même temps que le courant illusionnniste (Perriault, op. cit.) -, elle fait simultanément l'objet de la méfiance et des uns et des autres. On se souviendra que, à la suite de Bachelard (1965), l'image a longtemps été considérée comme un obstacle à l'accès à une véritable pensée scientifiquel: la figuration d'une notion ou d'un concept, par essence abstrait, apparaissait comme un substitut dérisoire et une représentation erronée pour les scientifiques. A la même époque, Tardy (1966) tentait d'expliquer pourquoi l'image cristallisait l'opposition de la majorité des pédagogues et du corps enseignantsl: productrice de mirages et d'illusions, mais aussi dissipatrice elle suciterait plaisir et comportements ludiques, incompatibles avec une certaine conception puritaine de la rigueur méthodologique et du travail scolaire. Pour son pouvoir de persuasion et de facilitation, l'image intéresse, mais -lon l'a maintes fois écritl- parce qu'elle déborde nécessairement vers l'imaginaire et qu'elle suscite la fascination bien plus que de raison, elle suscite aussi la défiance.

On ne peut pas non plus oublier les fortes réticences de Piaget qui ont vraisemblablement longtemps pesé sur la pédagogie de l'audiovisuel. En 1969, il écrivait en effet: "Une pédagogie fondée sur l'image, même renforcée par le dynamisme apparent du film, demeure inadéquate à la formation du consructivisme opératoire, car l'intelligence ne se réduit pas aux images d'un film. En bref, l'image, le film, les procédés audio-visuels, dont toute une pédagogie voulant se donner l'illusion d'être moderne nous rebat aujourd'hui les oreilles, sont des auxilliaires préciieux à titre d'adjuvants ou de béquilles spirituelles et il est évident qu'ils sont en net progrès par rapport à un enseignement purement verbal. Mais il existe un verbalisme de l'image comme un verbalisme du mot et, confrontés avec les méthodes actives, les méthodes intuitives ne font que substituer, lorsqu'elles oublient le primat irréductible de la recherche personnelle ou autonome du vrai, ce verbalisme plus élégant et plus raffiné au verbalisme traditionnel." (1969:110).

Mais en même temps, cette méfiance n'empêche pas la renaissance, dès les années 60, d'un intérêt théorique pour l'image et son usage pédagogique. Dans le contexte de la linguistique appliquée et des méthodes audiovisuelles*2 d'apprentissage d'une langue seconde qui sont à l'époque en plein essor, se développe une première réflexion sur les fonctions de l'image et sur son rôle de médiateur intersémiotique (Greimas, 1962; Rivenc, 1962 et 1973; LF 24*3, 1974; ELA 17, 1975, Peraya; 1982; Lieury, Clinet, Gimonet et Lefebvre, 1988). La sémiologie naissante après s'être intéressée aux figures mythologiques ou emblématiques de la société de consommation -lla première Citroen DS, le Tour de France, le Guide bleu, le vin et le lait, Minou Drouet, l'Abbé Pierre, etc.l- (Barthes, 1957) prend pour objet les langages non verbauxl: le langage de l'image et la publicité (Barthes, 1964-b; Durand, 1970; Peninou, 1972), le cinéma (Metz, 1964, 1968 et 1972), la mode (Barthes, 1967), les objets (Baudrillard 1968, 1970 et 1972) ou l'architecture (Choay, 1965; Eco, 1971; Peraya, 1975). Le principal débat de l'époque porte sur la nature des différents signes*4 , sur leur typologie et sur la capacité du modèle linguistique à s'appliquer aux autres systèmes de signes (Barthes, 1964-a; Metz, 1964; Eco, 1968). Dans une perspective didactique, d'importantes recherches ont été menées dès les années 80 afin de définir le rôle de l'image dans l'apprentissage et dans la littérature de vulgarisation scientifique (Authier, 1982; Arnaud, 1984; Vezin, 1984, 1985 et 1988; Jacobi, 1984, 1985; 1987; Reidt, 1984, 1989; Astolfi et al., 1988; Duchastel et al., 1988; Moreau; Duchastel, et al.,1988; Baillé et Maury, 1993 et De Corte, 1993). Enfin il y a les travaux psychologiques sur les images mentales, la valeur d'imagerie du lexique, le degré de figurabilité des concepts ou encore les mécanismes psychologiques de compréhension de l'image qui trouvent leurs prolongements aujourd'hui dans les recherches sur les modèles mentaux (Paivio, 1986; Denis 1979, 1989, 1993, Barlow 1990, Grailet 1992; Johnson Laird, 1980, 1983)


Paratexte - 14 FEB 95

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