4 DISCOURS ET RECIT

 

La question des interlocuteurs de la communication est fondamentale pour l'analyse des messages. Il existe en effet des discours pauvres en indication sur les interlocuteurs et d'autres, qui en présentent de multiples. Benveniste, dans son étude «Les relations de temps dans le verbe français“ ( 1966), cherche à décrire, à travers une vision synchronique du français, les relations qui structurent réellement les formes temporelles. Réfutant l'hypothèse largement admise selon laquelle les formes verbales construites sur le même thème appartiennent à la même conjugaison, il considère que les temps du verbe français se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires, chacun correspondant à un plan d'énonciation particulier: celui de l'histoire et celui du discours. Mais la distribution des temps entre ces deux types d'énonciation, s'accompagne d'une répartition simultanée des formes de la personne. Cette opposition permet alors de différencier les énoncés qui se présentent, à la limite, comme des récits sans narrateur, qui excluent donc toute forme linguistique de type autobiographique, de ceux qui manifestent clairement «un locuteur et un auditeur et, chez le premier, l'intention d'influencer l'autre de quelque manière» (op.cit.: 242).

L'énonciation historique, dont le temps fondamental est l'aoriste (le passé simple de la grammaire normative), se caractérise par le «récit des événements passés» (ibid.: 239): elle use exclusivement de la troisième personne et donc, exclut le je et le tu qui manifestent clairement la relation de personnes propre au discours: «i1 faut et il suffit que l'auteur reste fidèle à son propos d'historien et qu'il proscrive ce qui est étranger au récit des événements (discours, réflexions, comparaisons). A vrai dire, il n'y a même plus alors de narrateur. [...] Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes Et c'est pour cela que l'aoriste peut être considéré comme le «temps de l'événement hors de la personne du narrateur» (ibid.: 241). Le discours quant à lui regroupe «tous les genres où quelqu'un s'adresse à quelqu'un, s'énonce comme locuteur et organise ce qu'il dit dans la catégorie de la personne» (ibid.: 242): la diversité des discours oraux mais aussi le discours oral écrit (théâtre, mémoire, correspondance, ouvrage didactique, etc.).

Cette distinction n'est pas seulement utile en ce qu'elle permet de rendre compte d'une typologie des discours. L'analyse des relations de personnes exprimées par les pronoms personnels sur laquelle se fonde Benveniste, nous intéresse au plus haut point, car elle constitue une modélisation fondamentale des manières dont sont présentés les interlocuteurs, au sein de l'énoncé. Cette analyse permet donc de spécifier les premiers aspects de l'énonciation et des relations intersubjectives. Le concept de polyphonie que l'on va aborder maintenant précise quant à lui les pôles de l'interlocution.

 

5 LES INTERLOCUTEURS ET LA POLYPHONIE

La pragmatique a développé un intérêt marqué pour ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui la polyphonie et l'hétérogénéité énonciative 2. A l'origine de ce concept, on indiquera les travaux féconds de Bakhtine sur les genres du discours et le discours romanesque (1978 et 1984). La polyphonie est en effet indissociable de la notion de discours: «Tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d'utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d'énoncés, et c'est ce que nous appelons les genres du discours» (1984: 265). On pourrait donc classer les discours sociaux selon des stratifications telles que la stratification des groupes sociaux, celle des générations, celle des époques, etc. Cependant, chaque discours présente des traces d'hétérogénéité plus ou moins importante: à travers un discours, l'auteur identifie les manifestations de plusieurs voix représentatives de discours différents, de perspectives institutionnelles et sociales particulières, et possédant chacune son fondement sociologique propre. Bakhtine a particulièrement étudié les mécanismes de modulation de ces voix et la façon dont elles se trouvent marquées à travers un même énoncé. Tout texte doit donc être considéré comme le lieu d'une interaction entre différents discours et analysé comme une instance énonciative plurielle.

Ce concept a fait l'objet de plusieurs formulations théoriques dont nous retiendrons ici, comme significative de la problématique, celle proposée par Ducrot dans Les mots du discours (1980-b) et à partir de laquelle, cet auteur a reformulé sa propre théorie de la présupposition (op.cit.: 38-56 et 233-236).

En tant qu'il est une première description de son énonciation, l'énoncé indique tout d'abord les protagonistes de l'énonciation, le locuteur et l'allocutaire. Le premier est «désigné en français, sauf dans le discours rapporté en style direct, par le pronom et par différentes marques de la première personne» (Ducrot, 1980-b: 35). Cependant, l'affirmation évoque ci-dessus et selon laquelle une énonciation n'implique pas nécessairement un sujet parlant, n'est nullement en contradiction avec le fait que chaque énoncé est produit par un locuteur. En effet, il faut distinguer le locuteur de l'être empirique, qui est physiquement l'auteur de l'énoncé même si, souvent, dans la réalité du discours, ces deux «figures» se trouvent confondues. Mais cette correspondance n'a rien d'obligatoire et il suffit que l'énoncé se présente comme tel, c'est-à dire énoncé par un locuteur: «[...] cela ne fait donc aucune difficulté d'admettre que, dans un roman à la première personne comme Adolphe, le locuteur, c'est le personnage Adolphe et non pas l'auteur» (op.cit. 35).

L'énoncé indique aussi bien sûr à qui il est adressé: à l'allocutaire 3 qui se voit représenté par les marques de la seconde personne ainsi que par des formes d'interpellation spécifiques dont le vocatif latin constituerait un bon exemple. Mais il faut tenir le même raisonnement et dissocier l'allocutaire et l'auditeur, la personne physique qui écoute le discours: «Pour moi, la notion d'auditeur est une notion empirique et extérieure au sens: il n'est pas besoin de comprendre un discours pour savoir qui en est l'auditeur; il suffit de connaître l'entourage effectif dans lequel le discours a été compris. La détermination de l'allocutaire, au contraire, ne peut s'opérer qui si le discours a été compris.[...]. La différence apparaît nettement si on analyse un énoncé comme 'Parle plus bas, Pierre, il y a Paul qui nous entend'. Un tel énoncé caractérise Pierre comme allocutaire et Paul comme auditeur, mais on voit que cela se fait à deux niveaux différents. La caractérisation de Paul comme auditeur est l'objet d'une assertion contenue dans le sens: le locuteur annonce que Paul entend. Mais le rôle d'allocutaire joué par Pierre n'est pas l'objet d'une assertion, il appartient au cadre dans lequel l'assertion est, selon l'énoncé, effectuée,. (ibid.).

Mais il est nécessaire de spécifier ces différents rôles. Il arrive en effet qu'un même énoncé implique que son énonciation accomplisse plusieurs actes illocutoires distincts, qu'une lecture unique d'un énoncé fasse éclater l'énonciation en une multiplicité illocutionnaire. Il devient donc indispensable de spécifier les deux pôles de l'interlocution, l'émetteur (le locuteur) et le destinataire (l'allocutaire). On définira ainsi avec Ducrot quatre rôles - figures ou personnages - de l'énonciation:

Insistons sur un point. La redistribution des pôles de l'énonciation en quatre postes distincts ne doit pas être projetée sur celle établie ci-dessus entre les interlocuteurs et les personnes physiques de l'énonciation, sujets parlant et auditeur. Que l'on puisse repérer, à l'occasion d'analyses de situations d'énonciation, certains cas de superposition entre les pôles ainsi définis et les sujets empiriques, ne permet nullement de faire l'économie de la distinction théorique entre ces quatre figures de l'énonciation et les partenaires en chair et en os que je pourrais éventuellement observer 4 à l'occasion d'un échange verbal. Le terme de personnage rend d'ailleurs parfaitement évident le fait que l'énoncé parvient à représenter, à la façon d'une mise en scène, les relations entre les interlocuteurs de l'énonciation.

Dans la pratique quotidienne du langage, les deux figures de chacun des deux pôles ne doivent pas nécessairement coïncider et souvent d'ailleurs, elles ne se superposent pas: le locuteur et l'agent, I'allocutaire et l'objet sont des figures distinctes. Reprenons l'exemple cité par Ducrot pour montrer le fonctionnement polyphonique du pôle de la réception: «Supposons que le Ministre de l'intérieur déclare à la radio, à la suite de troubles ou de désordres: «L'ordre sera maintenu coûte que coûte». Il accomplit simultanément au moins deux actes. D'une part, il prend un engagement, de l'autre il fait une menace. Or, il faut voir que les deux actes sont inséparables l'un de l'autre et ne relèvent pas de deux interprétations concurrentes. Si le Ministre peut rendre crédible la promesse, c'est parce qu'il l'assortit d'une menace. Pour décrire cette dualité, il est commode de dire que si le Ministre prend pour allocutaire l'ensemble des citoyens, en bloc, sans distinction, il se donne cependant deux catégories de destinataires. D'un côté, les bons citoyens, soucieux d'ordre et de tranquillité, auxquels il fait la promesse, et d'autre part, les méchants, qui sont l'objet de la menace., (1980-b: 39). Dans cet exemple, les destinataires sont le public, les citoyens. Cependant comme l'énonciation analysée présente deux actes illocutionnaires distincts, une menace et une promesse, il faut considérer que le premier de ceux-ci n'est destiné qu'aux mauvais citoyens tandis que le second s'adresse en réalité aux bons citoyens. L'allocutaire contient, en fait, deux destinataires différenciés: à chacun de ceux-ci correspond un acte illocutionnaire particulier. Ce premier cas de polyphonie pourrait être schématisé comme suit:

 

DESTINATAIRE ALLOCUTAIRE

 

promesse bons citoyens

ensemble

Acte illocutionnaire des

citoyens

menace mauvais citoyens

 

Schéma no 8: Les relations de polyphonie (1)

 

On peut imaginer le cas de figure inverse: c'est alors le locuteur qui se trouve distingué de l'énonciateur, cependant que coïncident le destinataire et l'allocutaire. C'est de cette façon que Ducrot réinterprète l'acte de présupposition: «I1 est banal de remarquer qu'en disant «j'ai cessé de fumer», on dit deux choses différentes: que l'on a fumé, et qu'actuellement, on ne fume pas. On peut facilement montrer que ces deux dires ont des statuts différents, ce que j'ai personnellement exprimé en parlant de deux actes illocutionnaires différents et de nature distincte: l'un de présupposition, concernant, dans mon exemple, la mauvaise conduite antérieure de celui qui parle, et l'autre, d'assertion, qui a trait à sa présente sagesse. Cette introduction d'un acte de présupposition m'était rendue nécessaire par le fait que je ne distinguais pas à l'époque, locuteur et énonciateur. J'aurais plutôt tendance, actuellement, tout en maintenant qu'il y a dans l'énoncé en question deux actes distincts, à les considérer l'un et l'autre comme de même nature: ce sont deux assertions. Mais, bien que l'énonciation ait, dans la description qu'en donne l'énoncé, un locuteur unique (auquel réfère le pronom je), les deux actes sont attribués à des énonciateurs différents. Celui qui est censé asserter que le locuteur fumait n'est pas le seul locuteur, mais une communauté linguistique qui peut être la voix public (le «on» ou bien celle que le locuteur forme avec l'allocutaire En revanche, l'énonciateur de l'autre assertion, concernant le présent est donné comme identique au seul locuteur“ (1980-b: 39-40).

 

ENONCIATEUR

 

1ère assertion: on

Acte illocutoire

2 assertion: je = le locuteur

 

Schéma n° 9: Les relations de polyphonie (2)

 

La notion de polyphonie peut rendre compte du fonctionnement de dispositifs d'énonciation complexes. Nous avons proposé une description, en termes de polyphonie, des mécanismes d'énonciation qu'avait suscités une méthode d'apprentissage du français dans le contexte de l'enseignement primaire sénégalais (Peraya, 1985 et 1989). Dans la mesure où la méthode avait été conçue par des scientifiques, en majorité des coopérants en poste à l'Université de Dakar et sans beaucoup d'interaction avec les instituteurs sénégalais, le poste d'émission s'est trouvé clivé: les locuteurs des actes d'enseignement étaient bien sûr les instituteurs tandis que leur énonciateur réel ne pouvait être identifié qu'à l'institution universitaire, le Centre de Linguistique appliquée de Dakar (CLAD). En conséquence, les instituteurs ont eu l'impression de perdre une partie de leurs prérogatives par le fait de ne pas pouvoir se réaliser en tant qu'énonciateurs des discours, des actes illocutoires pédagogiques qu'ils accomplissaient quotidiennement. Ce clivage, surdéterminé par d'autres aspects énonciatifs (les rôles impartis à chacun et l'image des instituteurs construite par les scientifiques à travers leurs propres discours), par les contextes socioculturel et sociopolitique sénégalais de l'époque, par le manque de formation des instituteurs, etc. a certainement pesé lourdement dans les mécanismes de rejet dont la méthode fut l'objet.

Notons enfin que Ducrot distingue la polyphonie du discours rapporté. Dans ce dernier cas, le locuteur se contente simplement de faire savoir le dire d'un autre. Pour qu'il y ait réellement polyphonie, il faut que l'acte illocutionnaire d'assertion, celui qui fait l'objet de l'énonciation, soit attribué à un personnage différent du locuteur et que le destinataire de l'acte illocutoire puisse être identifié comme un personnage différent de l'allocutaire. C'est la possibilité d'une utilisation polyphonique de la langue qui fait, par exemple, la différence linguistique entre les conjonctions car et puisque. D'un point de vue sémantico-pragmatique, la différence réside en ce que puisque tolère que l'énonciateur soit distingué du locuteur: «c'est pourquoi on peut utiliser puisque dans un raisonnement par l'absurde: El est alors une proposition considérée comme évidemment inadmissible et le fait qu'elle soit une conséquence de E2 sert à prouver la fausseté de E2: 'Tu sais qui va gagner le tiercé (El ) puisque tu sais tout (2)' L'utilisation de car ou de en effet, sans être absolument impossible, exigerait ici une intonation particulière, soulignant lourdement l'ironie» (op.cit.: 47).

Cependant, même le discours rapporté peut être analysé en termes proches de l'interprétation polyphonique, selon l'intention du locuteur et la visée argumentative qui sous-tend son énonciation. Les énoncés du type «Pierre m'a annoncé que le temps s'améliorait" sont en effet justifiables de deux interprétations distinctes selon l'enchaînement, ou la conclusion que souhaite donner le locuteur à son énonciation. Si l'on s'en tient à une conclusion comme "Pierre est un optimiste invétéré", il faut considérer que le locuteur s'identifie avec l'énonciateur de l'assertion de Pierre: il s'agit d'un discours rapporté. Par contre, si dans l'enchaînement du discours, l'énoncé "Pierre m'a annoncé que le temps s'améliorerait", est suivi d'un autre tel que "J'irai à la campagne demain", il faut admettre que «le thème de l'énoncé, est constitué par le temps actuel et non pas par Pierre, le propos étant l'amélioration de ce temps et non pas les paroles de Pierre» (op.cit.: 45). L'interprétation polyphonique s'impose donc si l'acte illocutionnaire qui caractérise l'énoncé est attribué à un personnage différent du locuteur.

Quoi qu'il en soit des difficultés que peut soulever la modélisation de Ducrot ainsi que sa terminologie - notamment le caractère réducteur de la notion d'interlocuteur déjà soulignée plus haut-, il semble évident que le concept de polyphonie tel qu'il apparaît dans les analyses que nous avons citées touche à l'un des aspects fondamentaux de la communication: le fait que les sujets communicants font quelque fois résonner - raisonner ? - dans leur voix, la voix des autres. Les sujets communicants ne sont donc pas seulement des êtres de discours: des rapports d'identification mutuelle les lient très certainement. On est ici encore renvoyé du linguistique au psychosociologique, déplacement problématique auquel, comme tous les linguistes, n'a pu échapper totalement.

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2 Voir à ce sujet, AUTHIER J., «La mise en scène de la communication dans des discours de vulgarisation scientifique»., Langue française 53, p. 34-47.

3 Dans la suite du texte, nous utiliserons toujours le terme allocutaire dans ce sens, évitant le terme d'auditeur. Dans les citations où nous respectons la terminologie originale (chez Récanati, par exemple), il faudra le plus souvent entendre «auditeur» dans le sens d'allocutaire.

4 Dans La communication scalène ( 1989), nous avons opéré la projection du locuteur sur le sujet parlant et de l'allocutaire sur l'auditeur, parce que dans le cadre des analyses proposées (la description d'une situation complexe d'énonciation, l'utilisation d'une méthode d'apprentissage de langue dans un contexte particulier, le Sénégal), cette coïncidence était repérable. Nous attachant à l'étude des rôles, nous n'avons sans doute pas assez insisté sur le fait qu'il faille néanmoins maintenir la distinction théorique.

 

Source


Meunier J.P. & Peraya D, Introduction aux théories de la communication. Analyse sémiopagmatique de la communication médiatique, Bruxelles: De Boek, 1993; p. 74-79.

 

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