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chapitre 3 Modèles du décideur politique

3-6.2 Le décideur, une vue systémique


Une façon simple de définir un système est de lui attribuer une fonction de décision par rapport à un environnement. Un environnement peut être conceptualisé de différentes façons. Certains ne s'intéressent à l'environnement que dans la mesure où il permet de fixer quelques paramètres externes du système (angl.: settings). Pour d'autres auteurs, l'environnement devient un facteur clé pour définir un système, c'est-à-dire que tout ce qui est à l'intérieur d'un sous-ensemble de l'environnement et qui peut faire des transactions devient le système. La décision devient alors à la fois une fonction de l' "input" de l'environnement et une sortie venant d'une boîte qui opère quelques transformations sur l' "input". Les positions divergent quant à la façon d'étudier cette "boîte". La méthode empirique la plus sûre est de la traiter comme une boîte noire, c'est-à-dire d'inférer la nature de la boîte de décision en observant son comportement externe. Le désavantage de ce "principled black-box modelling" est la portée très courte des résultats empiriques. Le potentiel d'une boîte de décision va au-delà de ce que l'on peut observer dans un laps de temps. Les observations n'auront pas de grande valeur sans théorie sur le décideur. La même remarque est vraie pour l'environnement du décideur. Dès que son "niveau d'équilibre" change, les données dont il doit tenir compte changent aussi. Mais comment développer une théorie du décideur qui veut aller au-delà des banalités de la théorie du choix qui se désintéresse de l'ensemble de la décision? Les décisions ne peuvent pas être prises sans processus de décision. Et le processus de décision repose sur un traitement de l'information par un agent intelligent.

Il est clair que ces boîtes de décision représentant des humains et des organisations ne sont pas accessibles comme certaines structures biologiques. Toutefois on possède certaines informations valables sur les plans empiriques et théoriques. Ces boîtes sont grises et non pas noires. D'autres informations peuvent faire l'objet d'hypothèses et être testées. Un bon exemple de recherche est celui de Gallhofer et Saris sur l'argumentation de décideurs que l'on a déjà présenté dans la section 3-2.2 "Modèles de choix à rationalité limitée" [p. 63]. On connaît le comportement du système à la sortie (les décisions prises), on possède des informations sur l'information que possédaient les décideurs et on connaît la justification de la décision. Ainsi, sans savoir ce que pensaient réellement les décideurs pendant les processus de la décision, ces chercheurs ont pu contribuer à l'étude de la décision politique.

Parmi les premières théories du système, la cybernétique de Wiener était une des approches les plus intéressantes. Le sous-titre du fameux "cybernetics" (1948/61) était "or control and communication in the animal and the machine". Wiener a fourni à la science politique de nouvelles métaphores*1. Ces nouvelles métaphores sont la communication, le traitement de l'information, le contrôle, le "feed-back", l'homéostasie. Ce sont des notions qui ont eu aussi leur impact en psychologie, comme le montre la discussion du modèle de l'homme dans les chapitres 1 et 2. (cf. l'exemple de Miller et al. 60)

Les termes modernes comme celui du "feed-back" n'étaient qu'une nouvelle façon d'analyser un comportement téléologique. On y retrouve même la notion de but. Le but n'était pas explicitement traité dans l'original de Wiener, toutefois à partir de la notion du maintien de l'équilibre, on a nécessairement introduit les buts d'équilibre et la survie et d'autres buts principaux que le système doit poursuivre pour se maintenir dans son environnement. L'apport important de la cybernétique a été les notions de l'action continue sur l'environnement et de l'auto-adaptation du système. Deutsch (66:80) utilise la notion de "self-modifying communications network or learning net" pour décrire à la fois l'individu et l'organisation sociale. Un tel réseau fonctionne grâce au "drive", la tension interne provoquée par un déséquilibre et la volonté de rééquilibrage*2. Il est intéressant de noter que la notion de but se réfère à la fois à la perception subjective du système et à un état "objectif" de l'environnement. Autrement dit, la théorie du système voit le décideur comme une "goal-seeking feedback engine" et comme une "learning engine" qui sont liées inextricablement à un environnement (cf. Deutsch 66:75-97). La décision est donc permanente. Les modèles de la théorie de décision et de la théorie des jeux sont à intégrer dans une telle approche si l'on désire étudier un décideur et non pas des décisions hypothétiques isolées (cf. Bertanlanffy 68:94).

On peut interpréter le succès de la théorie des systèmes il y a une trentaine d'années comme une réaction à des visions trop mécanistes et structurelles du monde. Le système de Deutsch est avant tout étudié en fonction de ses buts et de son interaction avec l'environnement. "La notion de structure dès lors s'efface au profit de la notion d'interface: l'interface d'un projet conçu dans un environnement perçu." (LeMoigne: 54). Les stystémiciens attribuent à ce mécanisme poursuivant des buts une structure interne qui permet non seulement les transactions avec l'environnement mais également sa propre réorganisation. La notion de mémoire existe bel et bien. Donc, le système pour les cybernéticiens n'est pas une simple structure statique, mais une machine de traitement de symboles. Pour des auteurs comme Deutsch, une transaction avec l'environnement n'est pas une simple fonction de correspondance entre entrée et sortie, mais une fonction qui manipule de la mémoire. C'est au niveau de la mémoire et de la représentation de l'information qu'elle peut traiter que réside le défi très peu relevé par les systémiciens des sciences sociales. La notion du traitement de l'information a été diluée au profit de l'analyse de systèmes dynamiques quantifiables à la Forrester(73).

La décision est un processus souvent long et de nature presque continue. Et elle se fait dans un réseau logique d'anticipation, de rétroaction et de correction. Une raison pour ne pas assimiler choix et décision réside dans la complexité. En terme systémiques, la complexité est la relation entre le système de décision et le monde. De manière plus formelle, il s'agit de la somme des événements possibles par rapport à la structuration (ou sélection) du système ("Order-from-noise principle"). La complexité est un problème de contingence d'une trop grande liberté de choix. Ainsi les systèmes de décision (organisations ou individus) inventent un grand éventail de mécanismes pour ramener la contingence des possibilités d'actions à un seuil acceptable (cf. Wilke 82:17). Il existe aussi le mécanisme de double contingence discuté en détail chez Parsons (51:16). Un système sélectionne ses états en fonction des états possibles des autres systèmes (cf. aussi Luhman 75:171, 84:148). Cette contingence réciproque est le mécanisme qui assure la coordination et la convention humaines, mais elle joue aussi au niveau moléculaire de l'action isolée. Autrement dit, un acteur réduit les possibilités d'action car il tient compte des autres dans son environnement. Ainsi un décideur politique n'envisage que des actes "politiquement faisables".

Il existe d'autres caractéristiques des systèmes de décision qui réduisent la complexité innée du monde: "Structure will be imposed on uncertain situations and uncertainty thereby resolved, not by probabilistic judgements, but by categorical inferences" (Steinbrunner 75:110). Les décideurs possèdent des structures cognitives spécialisées pour représenter leurs connaissances sur leur environnement de décision. Les décideurs possèdent des "procédures" pour créer et transformer ces structures. La politique est un métier qui s'apprend en dépit des affirmations contraires que l'on peut entendre. Au niveau de l'organisation, il existe le même phénomène sous la forme de langages spécialisés et de procédures qui permettent de réduire la variance à des niveaux gérables. Notre rejet de voir la décision comme un problème de choix probabiliste n'implique pas que ces "catégories inférentielles" n'aient pas de caractère probabiliste. Il faut faire une distinction entre la théorie probabiliste du choix et les modèles du traitement d'information qui tiennent compte d'états probabilistes. En somme et en simplifiant nous affirmons qu'un système de décision tend à transformer l'entropie riche (complexité peu structurée) de l'environnement en entropie de moins en moins riche jusqu'à ce qu'on puisse interrompre ce processus par une décision. Dans les termes de Sfeze (84:35), il existe un processus de structuration progressive du champ du possible vers une fermeture des possibilités. Ce processus est représenté

par un simple cône dans la figure 3-15 "La réduction de l'entropie" [p. 95].

Ce mécanisme de structuration implique un code, une structure symbolique qui permet de traduire un état perçu dans un langage X vers un langage Y ou encore d'abstraire, de combiner et de nommer des phénomènes. Traduction, combinaison et abstraction sont les maîtres mots des transformations que subit une information au cours de la décision. La décision est donc toujours le résultat d'un ensemble de décisions subordonnées, d'un processus de délibération. Certaines de ces décisions sont du type étudié par la théorie des choix. Un modèle général de la décision ne peut pas éviter de distinguer entre différentes classes de décisions et décideurs. Les avantages intellectuels de la classification exigent une identification des étapes du processus de la décision, même si leur position chronologique est souvent douteuse. Il convient aussi de répéter que beaucoup de décisions à l'intérieur d'un processus de décision étudié n'ont pas lieu pendant les phases de décision au sens simple du terme. Rappelons à titre d'exemple les recherches de Steinbrunner et son concept de la "structural uncertainty of the outcome space" qui avoisine le concept de la double contingence de Parsons.

L'effet possible des actions propres est souvent perçu en fonction des intérêts des autres et de leur manière d'agir (angl.: patterns of action). Ce mécanisme fait négliger l'analyse poussée de ses propres buts et choix. Ainsi beaucoup de petites décisions et parfois même de grandes décisions sont laissées ouvertes (toutefois accompagnées par des contraintes) au moment de la phase de mise en oeuvre. En politique publique, on peut observer des négociations constantes lors de nombreux points de la "chronologie" de la décision. Il arrive que l'Etat crée des lois sans savoir exactement ce qu'il veut obtenir. Les buts se cristallisent seulement lors de la mise en oeuvre dans un processus de négociation. D'une manière générale, nous pouvons dire que le résultat d'une décision représente beaucoup moins un choix qu'une simple contrainte (négociable) pour les décisions à prendre dans l'avenir. Ceci implique, inversement, que bon nombre de décisions ne prennent pas en compte toute la richesse de l'information et des choix d'actions pour la simple raison qu'une décision antérieure a déjà limité le champ de perception et des actes à prendre. Les grands débats politiques auxquels le public a le droit de participer montrent un exemple de cette mécanique. Ainsi la participation de la Suisse à l' UE se résume souvent à la question de la politique agricole, à celle de l'immigration des étrangers ou encore à celle de la neutralité.

Un dernier facteur important en rapport avec la gestion de la complexité est lié à la capacité d'apprentissage d'un système de décision. L'histoire permet au décideur à un niveau plus immédiat un raisonnement à bases de cas précédents, et, à un niveau plus "profond", la création de schémas d'actions. Il est vrai que la complexité d'un processus de décision peut être mesuré par le nombre d'étapes qu'il faut exécuter pour arriver à une solution. Toutefois, la complexité ne mesure pas la facilité avec laquelle un système peut trouver une solution à un problème. On peut distinguer deux pôles très opposés de la décision: les décisions programmées et les décisions non-programmées. Les décisions programmées concernent la routine et la répétition tandis que les secondes touchent aux capacités générales de résolution de problème, par exemple identifier et définir un problème, se fixer un but, diviser un problème en sous-problèmes gérables, etc. Une décision programmée s'appuie, comme son nom l'indique, sur un programme (que nous pouvons aussi appeler schéma, schème ou script) que l'on peut appliquer sans beaucoup de raisonnement créatif. Ces décisions-là sont relativement simples à étudier grâce à ce cadre de référence qui existe assez souvent sous forme écrite. Les décisions non-programmées sont plus difficiles à étudier car elles impliquent un ensemble de connaissances très larges. Cet ensemble de connaissances est souvent conflictuel. Par exemple les sous-systèmes du politique (le droit, l'économie, la culture politique, etc.) et leurs langages spécialisés voient un problème d'une façon très différente les uns des autres.

Ces mêmes conflits peuvent se manifester au niveau du décideur individuel. La façon dont ces sous-systèmes interagissent et se hiérarchisent n'est pas facile à cataloguer. Par exemple, souvent un système n'agit que par contrainte "muette": le résultat des mécanismes spécialisés de perception et de résolution de problèmes sont automatiquement acceptés lorsqu'il s'agit d'un sous-problème qui "tombe" dans le rayon de compétence de l'autre système. Si l'on rajoute à cette imbrication de logiques toutes les connaissances générales de résolution de problème que nécessite la décision, ainsi que les connaissances spécialisées que l'on possède sur le domaine de la décision, on comprend pourquoi la science politique s'est aussi peu intéressée à un modèle général de la décision. La tâche semble être trop difficile. Toutefois, entre les extrêmes de la décision programmée et la décision innovative, il existe un grand nombre de variantes qui ont recours à des heuristiques de décision relativement bien identifiable ou encore à des mécanismes de raisonnement sur les cas précédents. Ces deux domaines font l'objet d'études en intelligence artificielle et il reste à espérer que ses méthodes d'analyse seront utiles pour l'analyse de la décision et du décideur politique.

Dans la discussion ci-dessus, mais également lors de la discussion du modèle de l'acteur humain, la question de la représentation de l'information, porteuse du processus de décision, s'est avérée cruciale. Nous avons déjà mentionné qu'il est intéressant de modéliser le processus de décision comme un récit pour la simple raison que le récit est la structure textuelle la plus appropriée pour raconter un tel processus. Au plan de l'analyse du texte, un récit est une structure de sens connecté temporellement et causalement ouvert à de multiples interprétations. La signification (perçue) d'un récit se fait à partir de l'interaction dynamique et non-linéaire de ses éléments. Du point de vue de la théorie du texte, tout texte cohérent comme le récit possède des propriétés systémiques (cf. Sfez 84:104 ss.) Beaucoup d'auteurs (cf. Schneider 83 pour un survol) ont montré que le récit peut être décomposé en blocs élémentaires et indépendants (comme les fonctions de Propp), mais qu'il possède également une structure globale que l'on analyse plus simplement à un niveau d'abstraction plus élevé, par exemple avec une grammaire générative.

Nous avons déjà mentionné que la décision est un lieu où des sous-systèmes échangent de l'information. Ainsi Sfez introduit la notion de "surcode", produit symbolique de l'interaction de systèmes multiples. Chaque code (ou langage) amène de nouvelles contraintes (déjà discuté ci-dessus), mais également de nouvelles significations. Sfez (84:112) rajoute: "En somme, quand les contraintes spécifiques d'un code s'ajoutent aux contraintes spécifiques d'un autre code, l'effet est imprévisible et, sur l'instant, invisible. C'est cela le surcode." En s'appuyant sur ses études de cas et pour conclure son livre (idem:124) il propose: "La décision contemporaine est un récit toujours interprétable, multi-rationnel, dominé par la multi-finalité, marqué par la reconnaissance de plusieurs buts possibles, simultanés, en rupture". On est presque tenté d'associer surcode et pathologie. Donc, exprimé dans un autre langage, le résultat global d'un processus peut être totalement imprévisible par les acteurs, puisque chacun apporte sa propre rationalité. Etant donné que le décideur individuel moderne doit souvent raisonner avec plusieurs langages (le droit, l'économie, etc.). Ce phénomène peut aussi se reproduire dans une moindre amplitude au niveau individuel.

La difficulté d'analyser des décisions mettant en oeuvre des rationalités multiples ne réside pas tant dans les interactions ou les échanges de ces systèmes que dans leur façon de se contraindre mutuellement. Le défi se situe au point de dépistage des diverses significations que les différents systèmes attribuent à un même texte, à une même décision. Ce danger est grand quand beaucoup d'acteurs ayant une fonction similaire participent à une décision. Sfez (84:114) cite par exemple la collaboration entre les différents systèmes de transports publics dans la région parisienne. La SNCF et la RATP n'ont pas du tout le même langage quand il s'agit de parler des transports en commun et de leur organisation. Ces ruptures verticales se manifestent également très souvent si des acteurs différents sont responsables à des étapes différentes de la décision. Nous pensons par exemple aux conflits de perception entre législateurs et applicateurs d'une loi.

Résumé: l'acteur et la décision ont des propriétés systémiques, par exemple des éléments, une cohésion interne et des finalités. Pour le chercheur, il existe un problème d'accès à l'information. Le décideur et la décision ont des multi-finalités et ils sont multi-rationnels. Il s'agit de bien savoir quand et comment on peut réduire cette complexité apparente qui semble parfois manquer du déterminisme nécessaire à l'établissement de lois.


THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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