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chapitre 2 Modèles de l'individu et de l'acteur social

2-3 Vers un modèle unifié de l'Homme


L'acteur qui est à la fois "cognitif" et "social", "intentionnel" et "quasi-rationnel", existe peu dans la littérature. Cela est en train de changer.Du côté des sciences cognitives, la dimension sociale gagne en importance et du côté des sciences politiques, sociologiques et économiques on commence à se rendre compte que l'acteur perçoit et traite de l'information avant d'agir. La difficulté est de trouver un "langage" interdisciplinaire qui satisfasse les exigences des disciplines concernées.

Nous remplaçons les raisons idéal-typiques Weberiennes de l'action sociale par les suivantes:l'action "téléologique" poursuit des buts de façon rationnelle;l'action "sociologique" suit les normes aveuglément, sans réflexion;l'action "normative" suit des normes en les interprétant et en tenant compte des motivations de l'acteur;l'action "bureaucratique" suit des recettes;l'action "dramaturgique" suit les besoins de la "maintenace" de l'acteur;l'action "interactive" possède la capacité de réfléchir sur les principes qui guident l'action, de les communiquer et de les négocier.Notre idéal-type de l'acteur politique est au croisement de ces idéal-types. Un langage computationnel permet, en principe, d'intégrer toutes sortes de logiques de l'action et de les intégrer dans un système s'adaptant à la nécessité et à la logique du type de la situation d'action.

En parcourant la littérature des sciences de l'homme, on retrouve beaucoup des théories très générales sur l'individu ou l'acteur social. Au niveau de la théorie très générale, nous n'avons pas trouvé grand-chose de nouveau ces deux dernières décennies, à part peut-être l'effort de synthèse de Habermas en sociologie. De plus, n'avons pas trouvé un seul modèle détaillé de l'acteur qui nous donne entièrement satisfaction. Une grande partie des recherches que nous jugeions intéressantes porte seulement sur des aspects très particuliers de la pensée et de l'action humaine. D'autres tentent une modélisation plus générale, mais sont souvent rigides et dogmatiques. Comme exemple, on peut citer les "logiques de l'action", par ex. celle de Kummer (75) où seuls les phénomènes qu'on arrive à intégrer dans un langage logique sont réputés intéressants.

Les seules approches qui nous semblent prometteuses au niveau de la modélisation réelle de l'acteur humain sont les travaux en science cognitive. Leur métaphore du système de traitement d'information permet en effet de modéliser l'acteur à choix (ou en combiné) comme un être intentionnel, rationnel, qui suit des règles sociales, qui communique, etc. Comme l'approche cognitiviste est au coeur de la démarche que nos proposons, nous renvoyons aux autres chapitres*1. Toutefois, il existe un certain nombre de travaux en psychologie sociale cognitive qui à notre avis "vont dans le bons sens". Nous allons discuter l'approche de Harre et Secord pour leur volonté d'intégrer les dimensions psychologiques et sociales. Leur méthodes de modélisation sont peut-être quelque peu désuètes par rapport à celles des sciences cognitives, mais la philosophie de leur approche mérite d'être mieux connue en sciences politiques. Citons d'abord deux passages de Harre et Secord (78) qui nous donnent leur vision de l'action humaine.

"(1) A man is capable of initiating action, action that may take place only after deliberation and with a more or less clear end in view. The whole of the action sequence may be anticipated in a more or less clearly formulated plan.
(2) Most human actions cannot be, and many need not be traced to antecedent events linked to the actions in a regular, chain-like fashion in order to be explained in a satisfactory manner. An explanation is not unscientific because it makes reference to such items as plans and rules, or because it assumes the social actor to be one who deliberately follows them.
(2) Action cannot be described reductively in terms of movements which are the vehicles for action, without losing its character and meaning. Human action is by nature psychological, and it cannot be reduced to physiology or physics, or even to simply observed behavioral elements without destroying it." (Harre et Secord 72:40-41)

Et: "Two general principles have emerged from our study up to this point, which we believe, must lie behind any serious theory of social behaviour. In general social behaviour is the result of conscious self-monitoring of performance by the person himself, in the course of which he contrives to assess the meaning of the social situations in which he finds himself, and to choose amongst various rules and conventions, and to act in accordance with his choice, correcting this choice as further aspects of the situation make themselves clear to him. This is the basis of our conception of social behavior. Participants' accounts are accounts of this process. Our second general principle distinguishes the biological individual from the social individual, and we hold that most biological individuals are associated with a plurality of social selves or personas. The presentation of an appropriate social self is one of the important products of the self-monitoring of social performance." (Harre and Secord 72:151).

Les affirmations de ces deux auteurs expriment une position très similaire à la nôtre comme nous venons d'exposer. Leur importance tient au fait que les auteurs s'efforcent de développer un appareil conceptuel pour l'analyse empirique. Leur approche s'inspire d'une façon souple de la philosophie analytique. Le concept fondamental de la recherche empirique dans la psychologie behavioriste sont les choses que l'on fait à une personne. Harre et Secord (cf. 72:148) s'intéressent aux choses faites par une personne. En conséquence, leur explication de l'action humaine se fait en termes de raison, par opposition aux termes de cause. Le concept de raison implique l'analyse de ses propriétés, alors que le concept de cause pose simplement son existence, due à des prémisses. Dans les termes des auteurs (72: 160): "In terms of reasons, the consideration is of an active agent making a decision in a normative or justificatory context; in terms of causes, the consideration of a passive agent exposed to certain circumstances, both internal and external".

Ce qui est séduisant pour la modélisation du décideur, c'est leur affirmation que les unités atomiques du comportement social sont l'acte et l'action, et que ces unités possèdent un ancrage au niveau psychologique. *2 Examinons la définition de ces deux concepts:

"An action [performed by an actor] acquires its social meaning through being identified as a performance which, when completed, constitutes by convention an act. Acts are not to be identified either with the actions needed to perform them, nor with the movements involved in the action. All have the same meaning through their identity with respect to the act, of which they are the performance" (Harre and Secord 72:42)

Dans notre terminologie empruntée aux sciences cognitives, il existe une sorte de relation instance-classe entre l'action (de Harre et Secord) et l'acte (plus général). Au niveau de l'analyse sociologique, une action est l'instance d'une partie du savoir général et stratégique sur l'accomplissement de quelque chose par un acte. En des termes plus simples: un acte peut être exécuté de façon multiple et il existe grâce au savoir général que possède l'acteur sur le monde. Ce savoir est à la fois ancré socialement et psychologiquement, car à la fois la société et l'esprit ont besoin de savoir-faire stable.

Chez Harre et Secord (72:154), les unités fondamentales de la vie sociale, c'est-à-dire du tissu d'actions sociales, sont les épisodes. Par ce concept, ils désignent toute séquence d'événements (angl. "happening") qui forme une certaine unité. Les épisodes sont les divisions naturelles de la vie sociale. Du fait de la variété de la vie sociale, beaucoup de principes organisateurs différents peuvent organiser ces épisodes. En accord avec la vision conforme à l'essence des acteurs, l'épisode ne contient pas seulement ce qu'on peut observer mais aussi les pensées, sentiments, plans, etc. des participants. La séquence a aussi été choisie comme unité d'analyse parce qu'il est relativement facile de décrire sa structure ouverte comme une séquence d'actions. Qu'est-ce qui lie les actions/actes dans une séquence? Comment peut-on dégager une structure actions/acte d'un épisode observé? Subjectivement, les mécanismes qui "ordonnent" les épisodes sociaux sont des structures de signification perçues. Les gens réagissent par rapport à une situation en fonction de ce qu'ils comprennent de sa signification et plus généralement en fonction de règles et conventions qu'ils acceptent en relation avec la situation. Notons que nous utilisons le concept de règle d'une façon très générale. Ces sont des structures de sens qui guident une action d'une certaine façon. Les auteurs en ont peut-être une définition plus restreinte. A titre d'illustration, nous évoquons leur définition de la règle, elle tient un rôle clef dans leur programme de recherche (cf. 72: 176-177):

  1. En surveillant et en contrôlant consciemment sa performance, l'acteur se réfère à des règles. Dans ce sens, les règles engendrent l'action.

  2. Pour comprendre l'action, il est souvent nécessaire de faire appel à un deuxième ordre de règles utilisées pour sélectionner les règles intervenant dans l'action.

  3. Les règles déterminent les attentes pour les mêmes raisons qu'elles guident l'action.

  4. Les règles sont propositionnelles, on peut donc les retrouver dans des récits sur l'action et dans les raisons pour l'action.

  5. Les règles sont générales, et on les distingue des ordres (commandes).

  6. La détermination des règles est une tâche empirique.

  7. Le rôle est un concept dérivé, c'est un jeu de règles observé par un participant particulier.

  8. En utilisant des épisodes formels comme structure-source de l'action sociale, les auteurs tentent d'établir des modèles en forme de systèmes de rôle/règle.

Ces propositions montrent que le concept de règle peut fournir un pont entre la vision psychologique et la vision sociologique de l'acteur humain. Dans cette approche, les règles sont en effet le principe organisateur du comportement humain, elles agissent sur l'action par un effort d'interprétation et elles organisent leur propre choix. Comme les règles sont également des objets mentaux possédant une signification, elles sont transmissibles, et comme elles servent également à l'interprétation de l'action, elles garantissent l'interaction sociale. Evidemment, tout cela ne dit pas encore grand-chose en ce qui concerne la modélisation d'un décideur. Harre et Secord sont conscients de la difficulté d'une telle entreprise et proposent donc de démarrer la recherche par une analyse des épisodes formels (où les règles sont plus apparentes) avant de s'attaquer aux épisodes plus occultes de l'action humaine.

Récemment, les sciences cognitives ont commencé à s'intéresser à l'analyse cognitive des groupes. Nous citons à titre d'exemple les travaux de Resnik (91) sur la "cognition distribuée" qui considère le groupe, plutôt que l'individu comme l'élément principale de l'analyse. Vygotsky (Wygotski 88), il y a longtemps, a mis en évidence la relation forte qui existe entre les interactions sociales et la cognition individuelle. Aujourd'hui, pas seulement les approches plus "anthropologiques" comme la "situated cognition" (Lave 88, Suchman 87), mais également quelques chercheurs de la psychologie de l'apprentisse tentent d'intégrer la vision socio-culturelle du développement de Wygotski. "... research paradigms built on supposedly clear distinctions between what is social and what is cognitive will have an inherent weakness, because the causality of social and cognitive processesis, at the very least, circular and is perhaps even more complex" (Perret-Clermont et al. 91:50) *3.

En psychologie sociale, de nombreuses recherches ont été effectuées dans le domaine de la "cognition sociale". Ils portent par exemple sur les problèmes de l'acquisition et de la gestion de normes, du comportement dans des groupes, de la perception des autres acteurs, de l'attribution des causes à des événements etc. (cf. par exemple Beauvois 93 pour une introduction). Un certain nombre de recherches (cf. Heider 58) ont montré par exemple l'utilité de voir l'acteur comme une sorte de "scientifique naïf" qui opère avec un système de règles (biaisées) qui lui permet de fournir des explications. D'autres chercheurs mettent en avant l'absence d'esprit (angl. "mindlessness") que l'on peut parfois observer dans les interactions sociales (cf. Langer 78). Pratiquement toutes ces recherches s'insèrent en fait dans le paradigme de traitement d'information à la Simon. Elles mettent en évidence les limites humaines à raisonner "juste" et leur corollaire: minimiser l'effort cognitif pour faire face à une situation d'interaction. La question de savoir si la cognition sociale est différente de la cognition individuelle rencontrée par exemple lors des activités de résolution de problèmes n'a pas été résolue de façon concluante (Beauvois 93:218ff). Ainsi, l'éthno-sociologue Lucy Suchman (87) met aussi en évidence l'absence de planification dans l'action "quotidienne" individuelle.

Malheureusement, les sociologues et même certains psycho-sociologues ne tiennent que très rarement compte d'outils développés dans d'autres disciplines comme la psychologie cognitive ou les sciences cognitives encore plus récentes. La discussion des modèles de l'action a montré une richesse impressionnante au niveau de la théorie générale. Par contre, on a souvent l'impression qu'il leur manque un langage approprié pour décrire des structures de signification complexes. Rarement, les chercheurs, citons par exemple Habermas, vont au-delà d'un outillage assez simple, comme par exemple celui développé par les théoriciens de l'acte de parole (Austin, Searle). Aussi, de toutes ces approches, nous ne retiendrons que ce dont un acteur social doit être capable. Pour tout ce qui concerne la "formalisation" du savoir, nous allons nous tourner vers les sciences cognitives et l'intelligence artificielle qui fournissent un langage plus riche de description pour la modéliser les processus complexes.

Vers la modélisation du décideur

Dans la discussion précédente, nous avons surtout parlé d'action et non de décision. Il convient de dire clairement qu'en nous intéressant à la modélisation du décideur, nous nous intéressons en particulier à ses actes. Le terme de décision - surtout en science politique - a souvent une connotation très limitée que nous n'acceptons pas. Action et décision ne sont pour nous que deux façons de parler d'une activité qui consiste d'une réaction face à une situation. Un processus de décision est simplement un processus d'action complexe, et comme nous l'écrivions plus haut, au plan subjectif, la décision est le résultat de structures de sens opérant sur des structures de sens. Un décideur est un système intentionnel à capacité symbolique qui fonctionne grâce aux mécanismes de "computation" et de représentation.

Dans le chapitre suivant, nous allons discuter quelques approches de la modélisation de la décision en science politique. La science politique a des intérêts plus spécifiques que la théorie générale de l'individu et de l'action. Comme l'économie, elle opère de manière profitable à un niveau d'analyse plus élevé. Toutefois, même à ce niveau-là, il est important de posséder un cadre théorique général valable. Comme le politologue Alker (74:203-204), nous ne sommes pas les seuls à partager cette conviction. Alker résume les postulats de base (angl. "emphases") des théories d'action volontaristes qui ont eu leur origine dans les travaux de Weber et de Parsons:

"(1) the explicit recognition of distinct norms (rules, order principles), ends, means and conditions of human actions, as well as ususally unintended or emergent longer range institutional consequences of such actions (an augmented means-ends schema);

(2) the inclusion of irreducible subjective, mentalistic, linguistic, or ideational variables in the definition of norms and ends and of their symbolic expressions in a action situation (rules, principles, intentions, rituals, maxims, constitutional formulas of power relationships, etc.);

(3) the existence in at least some cases of norms, ends and purposes of independent causal significance in choice situations after heredity and environment (including natural pressures like population growth and social induced ones, such as class conflict) have been taken into account (a contextually limited freedom of the will perspective);

(4) the existence, development or decay in social patterns of emergent properties at different system levels, such as freely chosen purposive behavior, personality characteristics, overall economic rationality, a normatively regulated political order encouraging certain kinds of voluntary exchange market relationships, or different patterns of shared social ends, described by Parsons as "common-value-integrations";

(5) an interdisciplinary, pretheoretical conceptualization of the partly routinized nature of social process, which legitimates the simultaneous use of psychological, social, economic or political variables, which give meaning and direction to synthetic process modelling efforts, and which allows dynamic causal analysis within a broader class of determinative possibilities".

Ces points nous rappellent sous forme très condensée, quelques idées que nous avons déjà présentées. Mais elles mettent davantage l'accent sur la dimension sociale que nous devons malheureusement négliger dans ce travail. Toutefois, un modèle d'un décideur ne peut pas se faire sans tenir compte de ces dimensions, ne serait-ce que par l'analyse de son environnement et des structures de connaissance "sociales" qu'il possède. Les structures de savoir et de savoir-faire d'un acteur individuel sont largement partagées par d'autres acteurs, et c'est ce mécanisme-là qui garantit son efficacité. Sa volonté et sa rationalité se limitent effectivement à réconcilier activement contraintes externes et internes selon un certain ordre de priorités. Le problème principal du décideur est donc de savoir réduire la complexité à laquelle il doit faire face et de gérer des processus de mise en oeuvre complexes, et non pas de trancher entre un choix d'actions qui lui sont servies prêtes à l'exécution.

Le décideur individuel est un acteur au sens Weberien (81:41-46). Il possède un pouvoir symbolique et réflexif et qui dépend d'interactions sociales et, par là, d'ordres symboliques internalisés ou représentés de manière interne. Nous remplaçons les raisons idéal-typiques Weberiennes de l'action sociale ("zweckrational", "wertrational", "affektuell" et "traditional") par les suivantes:

  1. l'action "téléologique" poursuit des buts de façon rationnelle;

  2. l'action "sociologique" suit les normes aveuglément, sans réflexion;

  3. l'action "normative" suit des normes en les interprétant et en tenant compte des motivations de l'acteur;

  4. l'action "bureaucratique" suit des recettes;

  5. l'action "dramaturgique" suit les besoins de la "maintenace" de l'acteur;

  6. l'action "interactive" possède la capacité de réfléchir sur les principes qui guident l'action, de les communiquer et de les négocier.

Notre idéal-type de l'acteur politique est au croisement de ces idéal-types. Il est volontariste, mais guidé par des normes sociales et bureaucratiques. Il est rationnel, mais de façon limitée, c'est-à-dire qu'il pense en utilisant des "logiques" de résolution de problèmes. Il est réflexif si la situation l'exige, mais ses capacités cognitives sont limitées en fonction de ses capacités de traitement de l'information, de ses connaissances (y compris les croyances) et de ses états affectifs. Un acteur est un système de connaissances. Il interprète des situations et il réfléchit avant d'agir. Pour opérationaliser cette image dans des modélisations, nous proposons d'avoir recours aux méthodes de l'intelligence artificielle, c'est-à-dire aux langages qui permettent de modéliser des structures de connaissances et leur manipulation. Un langage computationnel permet, en principe, d'intégrer toutes sortes de logiques de l'action et de les intégrer dans un système s'adaptant à la nécessite et la logique du type de la situation d'action.

Vers la modélisation du décideur

THESE présentée par Daniel Schneider - 19 OCT 94

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