BLOC-NOTES - Le magazine de l'Académie de Rennes

N°22 - novembre 1997

Dossier : Les nouvelles technologies à l'Ecole

 

Entretien avec Patrick Mendelsohn

Source de progrès incontestables dans certaines situations d’apprentissage, les nouvelles technologies n’ont cependant pas de vertu pédagogique intrinsèque. Leur efficacité reste liée à leur intégration par les enseignants dans la didactique des disciplines.

Le plan «informatique pour tous» lancé en 1985 laisse planer un doute sur les capacités réelles des nouvelles technologies à transformer les méthodes d’enseignement. Pouvez-vous expliquer les raisons de cet échec ?

Les attentes étaient trop fortes. Les politiques et les pédagogues qui ont contribué à promouvoir le plan "Informatique pour tous" faisaient partie de ce que j'appelle les techno-romantiques, dont le discours sur la technologie laissait croire qu’elle allait permettre de faire des choses complètement nouvelles et résoudre tous les problèmes. La prise de conscience de l'écart qui existait entre cette vision idéalisée et ce que l'on a pu réellement faire avec un TO7 a été dramatique.

La France a toujours ce défaut de créer des écarts énormes entre les discours et les pratiques. Il y a eu moins de traumatismes dans d’autres pays dont l’approche est plus pragmatiqueste, comme chez nous en Suisse où, depuis 1985, nous équipons les écoles petit à petit. Dans l'histoire, toutes les grandes étapes d'équipement technologique ont duré de 20 à 30 ans. C’est une vraie politique de développement, similaire à la construction de bâtiments ou de voies ferrées, qu’il faut mettre en oeuvre et non une opération de prestige, influencée par la mode, qui en un ou deux ans doit permettre la réélection de quelqu'un ou d'un parti. Malheureusement, les initiatives autour d’Internet onta encore un peu ce défaut du plan "Informatique pour tous".

Le deuxième facteur d’échec est très lié à la structure de l'enseignement en France. Le niveau de décision y est beaucoup trop éloigné du terrain et l’on attend trop que le ministre donne des consignes à tous les échelons. Le fédéralisme suisse a aussi ses défauts mais également de grandes qualités : dans chaque canton, il existe un ministre responsable de sa politique d'éducation et d'équipement des écoles. Cette proximité entraîne un foisonnement d'initiatives, une forme de compétition entre les cantons et cela développe une capacité d’expérimentation et d’adaptation qui finalement bénéficie à tout le monde.

Troisième source d’échec : le manque de réflexion sur les technologies de l'information dans le domaine de la didactique. Au lieu d’étudier de vrais scénarios pédagogiques on s’est contenté, de manière superficielle, de faire de la programmation parce que cela était supposé rendre rendait les enfants plus intelligents et que cela leur permettait de pénétrer dans le monde de la technologie.

 

Selon vous, le développement de ces nouvelles technologies dans l’enseignement a-t-il été freiné par des blocages psycholologiques dus notamment à la féminisation importante du corps enseignant comme le suggère l’étude de Jacqueline Fontaine (1) ?

C’est probable exact, et j’y vois trois raisons principales. La première est que le plan "Informatique pour tous" a été fondé sur une approche de mathématicien et d'informaticien, plus proche de la programmation que de la pédagogie et de la didactique. A l'époque, les programmes ou les logiciels dont on disposait étaient très orientés sur le calcul, et même l’environnement e système Logo(2) l'était un peu par son côté langage de programmation, axé sur la géométrie.

Le développement prodigieux des nouvelles technologies au cours des dix années qui ont suivi est dû au fait que l'ordinateur a complètement changé de statut jusqu'à devenir, avec Internet, un outil de communication plus qu'un logiciel.

Actuellement, les activités d'apprentissage ne sont plus centrées sur la programmation. De la même façon, il y a soixante ans, de bonnes connaissances en mécanique étaient indispensables pour conduire une voiture, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Deuxième facteur de blocage : les filles rencontrent en général plus de difficultés que les garçons dans les problèmes d'orientation spatiale. Toutes les mesures le prouvent, même si par la suite les garçons ne font pas de meilleurs techniciens ou ingénieurs que les femmes. Or l'informatique a toujours utilisé et utilise de plus en plus l'espace. Comment voulez-vous que l'outil ne soit pas investit prioritairement par les garçons puisqu’il a été construit dans cet espace ludique et préférentiel des activités qui passionnent les jeunes garçons ?

Jusqu’à présent, ces problèmes de représentation spatiale ont été assez mal exploités à l'école. Je pense que l'on pourrait faire des choses tout à fait différentes, c'est une question de culture, de choix de réserver ou non les nouvelles technologies à un cercle d'activités.

Il me semble qu’avec Internet l'ordinateur se transforme en outil de communication, ce qui devrait le faire sortir du ghetto de la programmation et du jeu vidéo.

 

Pourquoi la majorité des enseignants n’a-t-elle pas encore pu trouver la valeur ajoutée pédagogique de l’outil informatique ?

De manière simpliste, on a eu tendance à juger l'informatique et ses produits à certaines périodes de son histoire alors que celle-ci n'est pas stabilisée. Des défauts ponctuels ont été généralisés. Laissons cet outil aller à sa maturité et, plutôt que de porter notre attention sur tout ce qui risque d’être est encore soumis à des règles dl'évolution des techniques, prenons le temps, par une approche pragmatique, de découvrir les éléments de stabilité que j’appelle les invariants.

Il existe une sorte de Darwinisme dans les applications informatiques : certaines meurent mais un grand nombre demeurent stables.

Equipons les écoles tranquillement, prenons le temps de former les enseignants et ne nous préoccupons pas de tous ces phénomènes d'excitation et de mode dus à l'interférence entre les problèmes de l'Education nationale et ceux des marchés du multimédia. Si l’on rentre dans cette logique de marché, certains voudront toujours vendre des produits qui réclament des quantités invraisemblables de mémoire et supposent de changer rapidement d'ordinateur. On peut faire énormément de choses à l'école avec un matériel standard, comme les PC 486 qui datent de quatre ans.

La calculette est un très bon exemple de cette idée d’invariant technologique. On sait en fabriquer avec de nombreuses fonctions qui en font de véritables microini-ordinateurs. En fait, celles qui se vendent le plus permettent d’additionner, de soustraire, de multiplier et de diviser, offrent quelques fonctions simples et un peu de mémoire. Une sorte d'équilibre se construit autour d'un objet facile à transporter et d’un usage très simple.

 

L’usage de l’ordinateur va donc selon vous se banaliser.

Comme la calculette, l'ordinateur « grand public » de demain sera simple et comprendra un certain nombre de fonctions stables et standardisées : un traitement de texte avec une forme déjà connue, peut-être quelques éléments de confort, un tableur avec feuilles de calcul, un système de base de données, et sans doute sera-t-il installé en réseau. Cet ordinateur vendu à tous sera utilisé sans même y penser comme on utilise le téléphone.

D’autres progrès seront réalisés en informatique, mais ils ne concerneront pas tout le monde. Je reprends l'analogie avec l'automobile : la voiture d’aujourd’hui est quasiment la même que celle que l'on conduisait il y a soixante ans. Bien que l’on sache fabriquer des véhicules beaucoup plus rapides, elle ne va pas plus vite, elle a la même structure, la même architecture. Si elle n'a pas fondamentalement changé, c’est parce que tout le monde doit pouvoir s'en servir. Si vous voulez aller plus vite, vous payez un service pour qu’un autre système vous prenne en charge. Vous prenez le train ou l'avion, deux dispositifs que vous ne pilotez pas, que vous ne contrôlez plus.

L'ordinateur de demain aura les mêmes propriéorités : il devra rendre un service de base et son apprentissage devra pouvoir être maîtrisé dans un délai raisonnable par plus de 95 % de la population.

 

L’ordinateur va-t-il remplacer l’enseigant ?

Une nouvelle technologie ne chasse pas totalement les méthodes traditionnelles. La voiture n'empêche pas de marcher, d’aller à vélo, de prendre le train, l’avion... En tenant le même raisonnement, on peut s’attendre à ce que les nouvelles technologies permettent d’améliorer certains aspects de l'enseignement et de la formation ; mais ce que les anciennes méthodes réussissaient à faire correctement doit être conservé.

Les échecs successifs des plans d’introduction de l’informatique dans les établissement scolaires sont liés à des discours trop globalisants qui conduisent les enseignants et les parents à penser que l'ordinateur va remplacer les enseignants et que l’école va se déshumaniser.

L’enjeu pour la formation est de trouver la place efficace de cette technologie par rapport aux relations directes qu’il faudra nécessairement continuer à entretenir avec les élèves.

 

Quelles peuvent-être alors les utilisations les plus pertinentes de ces nouvelles technologies ?

Sans révolutionner l'activité de la classe et en prenant le temps de comprendre les changements qu’elles génèrent, il est indispensable d’orienter l’attention des enseignants et des élèves sur les propriétés intrinsèques de ces nouvelles technologies.

Prenons l’exemple des deux potentialités extrêmement puissantes du Web.

Il faut tout d’abord entrer progressivement dans cette nouvelle culture de système d'information partagée, de connaissances distribuées, où l'information ne doit jamais être dupliquée. Au départ on a du mal à comprendre que, pour s’approprier l'information, mieux vaut créer un lien avec le serveur où elle se trouve que de la copier. Car à la minute même où la copie est faite, le document initial n’est peut-être plus le même.

Ce changement, d’apparence simpliste, représente une révolution en profondeur et énormément d'activités vont en découler. On ne reconstruit pas tout seul sa propre bibliothèque, on accumule juste des pointeurs de ressources. On apprend à faire confiance à une technologie, à ne pas tout posséder.

La deuxième propriété fondamentale intrinsèque du web est qu’il met l’information de chacun à disposition des autres.

Internet a été développé dans le milieu universitaire pour être interactif. Mais en raison de son succès dans le grand public, le système tend à fonctionner dans un seul sens. On utilise le web pour s’informer comme on lit le journal, comme on regarde la télévision, ou pour distribuer plus facilement l'information et à moindre frais.

Il faut au contraire exploiter le caractère interactif de ce système, en créant de vrais serveurs de communication. Chacun doit respecter ce souci de mise à disposition de ressources, et ne pas chercher à reconstituer celles qui sont très bien construites par d'autres. Cela rejoint la première idée.

Imaginez qu’à Rennes, le rectorat décide de créer un serveur de ressources pédagogiques à destination des écoles et des enseignants. Il serait préférable, par exemple, de le spécialiser sur le thème de la mer sans chercher à refaire quelque chose sur l'agriculture de montagne, spécialité du serveur de Villard de Lans. Chacun devient producteur d’informations partagées, et la spécialisation augmente nos performances collectives. Cela fonctionne dans les deux sens, et personne ne se limite à un rôle de simple consommateur.

Voilà deux idées essentielles autour desquelles il faudrait mobiliser des enseignants pour créer de véritables projets pédagogiques.

 

Ce sont des propriétés intrinsèques du Web que vous expérimentez avec vos étudiants...

Ici à l’université de Genève, nous avons un serveur d’enseignement qui comprend à la fois les documents que nous produisons dans notre spécialité et qui permet d’établir des liens avec les travaux d'autres chercheurs dans leurs spécialités respectives.

Par ailleurs, nos étudiants travaillent directement sur le web. Ils échangent des courriers sur notre serveur de communication, ils possèdent une «home page» et mettent en ligne tous leurs travaux, même à l'état de brouillon. Ensuite on interagit pour les modifier et lorsqu'ils arrivent à un certain degré de maturité, ces travaux sont intégrés au serveur de ressources. Cela fait quatre ans que nous travaillons comme cela et un phénomène très étonnant se produit actuellement, comme une sorte d'approche incrémentale que je n'ai jamais eu l’occasion de constater auparavant dans l'enseignement. Le travail des étudiants ne se perd plus dans les archives, et à travers ce centre de ressources, nous valorisons tous les travaux jugés pertinents.

 

Quel est l’intérêt d’introduire les réalités virtuelles dans les apprentissages ?

Beaucoup de gens considèrent que l’utilisation des réalités virtuelles aurait pour conséquence de se couper du réel. On entrerait là dans un univers qui n'est plus celui du tangible, du sensori-moteur. Je défends le contraire en disant que les réalités virtuelles sont une chance inespérée de réintroduire le réel, le contexte, le significatif dans l'enseignement.

Aux Etats-Unis, un mouvement intitulé "situated learning" défend une approche contextualiste qui tend à démontrer l’intérêt de retrouver des situations d'apprentissages authentiques, d’ancrer à nouveau les connaissances dans les contextes d'usage : c’est une des grandes difficultés que rencontre l'école.

Avec les réalités virtuelles, on va pouvoir recréer des situations d'apprentissage très proches des contextes d'utilisation réelle et habituellement très difficiles à mettre en scène pour un enseignant dans un environnement traditionnel. On peut construire de vraies situations de communication dans lesquelles les élèves jouent un rôle, ou simuler des processus de gestion à plusieurs ou à distance. On peut imaginer que tous les simulateurs existants (commandes de machines numériques, simulateurs de vol, de conduite, etc) deviennent aussi performants qu'en situation réelle, mais à moindre coût.

Dans une école genevoise proche d’ici par exemple, les enfants ont été mis dans de vraies situations de prospection. A l’issue de la visite d’un centre d'épuration des eaux, et d’une usine d'incinération, ils ont construit les maquettes des installations. L’objectif était de leur apprendre à schématiser un système, non pas pour le reproduire, mais pour comprendre comment il fonctionne grâce à un modèle en trois dimensions présentant l'essentiel des processus et des mécanismes mis en jeu. Ensuite, grâce au réseau, les maquettes ont été mises à disposition des élèves d'autres écoles et ils ont pu les faire fonctionner et les piloter à distance.

Tout cela montre que le virtuel n'a rien de dangereux quant il consiste à modéliser, à schématiser. L'essence même du travail d'un enseignant, et de l'école, est de mettre en oeuvre des outils qui permettent de décrire des objets en leur absence, de les analyser, les simplifier, les transposer sur un modèle que l'on peut ensuite manipuler.

Les défenseurs de ce type de projets pensent également que le virtuel apprend beaucoup à l'enfant dans le domaine de la citoyenneté. Le fait d’agir à distance sur les objets, d'avoir une part de responsabilité sur ce qui va se dérouler ailleurs dans le monde, crée un sentiment très fort de responsabilité chez l'enfant.

Enfin, le virtuel devient indispensable dans les apprentissages pré-professionnels. Il ne faut pas oublier que pour beaucoup de métiers, la pratique professionnelle est déjà médiatisée par un écran. Le virtuel est présent dans tous les travaux de bureautique, de secrétariat mais aussi les machines à commandes numériques, les postes de pilotage, de surveillance etc. Il fait partie des objets que l'on doit savoir maîtriser pour pratiquer ce type de métier.

 

Les nouvelles technologies s’inscrivent donc pleinement dans la didactique des disciplines...

L'enseignant est un professionnel dont la responsabilité est d’assumer complètement la manière dont il fait acquérir certaines notions. Il doit s'approprier le virtuel tel qu'on peut l'utiliser maintenant, avec les outils du réseau, pour construire de nouveaux scénarios pédagogiques.

Ce discours n’est pas propre aux nouvelles technologies, il peut s'appliquer par exemple aux mathématiques traditionnelles. C'est à la fois le degré de compréhension qu'a l'enseignant de sa discipline, sa passion vis-à-vis des mathématiques, sa capacité à créer de nouveaux scénarios qui déterminent sa pédagogie. Tout cela relève effectivement de la didactique.

 

Les nouvelles technologies peuvent-elles aider les élèves en difficulté ?

Tout d’abord il faut considérer les multiples raisons qui expliquent les échecs des enfants. L’une d’entre elles provient du fait que les sitautions qu’ils étudientchoses ne leur sont pas présentées de manière assez concrète. N’oublions pas que, pendant des années, l'école sélectionnait les bons élèves sur leur capacité à écrire avec une plume sergent-major sans faire de fautes. C'était l’un des apprentissages de base.

Ce mode de sélection est en train de changer. Un enfant présentant des difficultés motrices, pour bien écrire, pourrait se retrouver à égalité avec d'autres grâce à l’utilisation du traitement de texte. Ainsi disparaîtrait une difficulté d’adaptation très élémentaire qui engendre au fil des années un sentiment d'échec, difficile à rattraper.

Pourquoi ne réserverait-on pas les nouvelles technologies en priorité aux élèves en difficulté, ceux pour qui le côté abstrait de l'enseignement est une source de difficulté ? Car il n'y a aucune raison de favoriser ceux qui manipulent aisément les abstractions. Les compétences spatio-temporelles, souvent indispensables, sont extrêmement peu valorisées dans l'enseignement traditionnel. C’est un défaut du système éducatif français très tourné sur l'enseignement verbal, sur le texte oral, sur l'écrit.

Si l’on analyse point par point les problèmes d’apprentissage rencontrés par certains enfants en difficulté avec les notions abstraites, l'informatique pourrait constituer pour eux une «méta-prothèse». Je fais ici une comparaison entre les lunettes (prothèse qui permet de voir) et la calculette (prothèse pour les enfants en difficulté avec le calcul mental). De quel droit entraîne-t-on un enfant dans l'échec parce qu'a priori il n'avait pas d'atomes crochus avec le calcul mental ?

En sport par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne de faire faire de la danse et des pointes à un garçon costaud qui pèse 90 kilos. Je n’ai jamais compris pourquoi dans les activités intellectuelles on n’a pas un raisonnement analogue. Pourquoi considérer que tout le monde doit passer par le même moule ?

Mais ne généralisons pas, ceux qui ont envie de faire du calcul mental doivent pouvoir continuer à le faire. Il n’est pas question d’abandonner les activités traditionnelles.

Les nouvelles technologies sont une opportunité pour l'enseignant d’élargir sa palette de réponses pédagogiques et de répondre aux besoins, tous très différents, des enfants.

 

On voit bien le rôle que peut jouer l’informatique dans l’apprentissage de tâches très pratiques comme la simulation de vol. Mais dans des domaines plus abstraits comme les lettres classiques qu’en est-il ?

Tout n’est pas simple pour le moment. On ne va pas tout résoudre d’un coup. Ne jugeons pas la technologie parce que l’on s’en sert encore mal. Laissons le temps agir, ne reproduisons pas les erreurs du plan "Informatique pour tous". Une technique prend vingt cinq ans pour pénétrer le grand public. Des changements importants s’opèrent dans les nouvelles générations. Nous le constatons avec nos étudiants pour qui l’hypertexte n’est plus un problème, alors que cela trouble un adulte qui lit des romans depuis quarante ans. Cela touche les activités intellectuelles et cognitives de base.

 

L’enseignant semble enfermé dans un système où le programme est l’élément structurant de l’acte pédagogique. Pourquoi développer certaines compétences si l’on n’en tient pas compte dans l’évaluation ?

Le drame avec Internet et les nouvelles technologies est que si elles sont utilisées dans une pure logique de respect des programmes, elles n'apporteront rien car elles n'ont pas de vertu intrinsèque.

Il suffirait de faire de l'informatique une matière d’enseignement, d’élaborer un programme, d’y introduire des leçons à apprendre par coeur, de laisser se débrouiller les enfants qui ont un ordinateur à la maison pour accentuer les écarts entre les élèves et faire des nouvelles technologies un outil de sélection.

 

Vous préférez insister sur les progrès possibles dans certaines situations d’apprentissage.

Je suis étonné de la faible exploitation des capacités de raisonnement spatial.

Patricia Greenfield, dans le cadre de ses recherches aux USA, a beaucoup étudié les effets positifs des jeux vidéo sur les jeunes enfants. Ceux qui les pratiquent ont des capacités visio-spatiales bien supérieures à d’autres dans certaines épreuves de type retournement de figures, transpositions, rotations... et pour toute opération mentale sur des aspects spatiaux. Elle s’est aussi intéressée à l’étrange littérature qui accompagne ces jeux vidéo. Certaines de ces revues tirent aux Etats Unis à des millions d’exemplaires ; elles contiennent des pages entières de schémas d’une complexité plus grande que n’importe quel schéma électronique professionnel. Des enfants de huit ans sont parfaitement à leur aise dans des représentations de ce type. Ils n’ont aucune peine à se représenter ce qui se passe dans le programme lui-même, à des âges où les enseignants ont beaucoup de mal à faire comprendre certaines opérations spatiales parce qu’ils n’utilisent que des contenus verbaux. Ces capacités sont trop peu exploitées et pourtant de plus en plus de métiers vont requérir ce type de représentation.

Les travaux de Patricia Greenfield montrent également comment un média, une technique, un moyen, est mieux adapté pour résoudre une certaine classe de problèmes. Pour permettre à un élève d’inventer une suite à une histoire, il vaut mieux le mettre en situation d’écoute d’un message radio. Si l’on veut se rappeler les détails d’une scène il est préférable de présenter une vidéo. Si l’on veut développer la représentation spatiale un jeu vidéo sera plus efficace. Repérons dans quel domaine tel média va être le plus efficace et abandonnons l’idée de l’appliquer partout. Internet se montrera certainement très efficace pour aborder certains contenus, mais pas tous.

 

Quels sont les usages d’Internet intéressants ou au contraire à proscrire ?

Avec des enfants d’école primaire, nous avons réalisé des expositions sur le web. Les enfants ont fait des dessins et écrit des poèmes sur un thème donné. Nos étudiants en stage ont réalisé une exposition à partir de leurs travaux. Les parents pouvaient donc visiter à distance cette exposition et signer le livre d’or sur le Web. Voilà des activités très simples mais très efficaces.

Mais ce n’est pas parce que j’utilise le Web que je m’adresse au monde entier. Cela n’a d’intérêt que pour le réseau d’écoles avec lequel je travaille, par exemple avec deux ou trois écoles du Canada ou de Colombie, pour découvrir d’autres cultures.

Il y a là une niche d’activités qu’il appartient aux enseignants d’exploiter. Car ce n’est pas la technologie en elle-même qui a des vertus. On y a cru, et cela a toujours été une source d’échec. Elle a simplement des propriétés qui rendent certaines choses possibles.

La mauvaise caricature consiste à considérer par exemple qu’Internet va permettre à tous les enfants de s’adresser à un prix Nobel. Cette idée de pouvoir communiquer avec tout le monde est stupide. Imaginez ce pauvre prix Nobel avec trois millions de messages dans sa boîte aux lettres chaque matin. Je dis toujours qu’Internet est comme la rue : ce n’est pas parce que la rue me permet d’aller n’importe où que je vais être partout. Si Internet vous permet de vous connecter avec n’importe qui, vous n’allez pas le faire avec tout le monde. Vous devrez encore choisir les gens avec qui vous voulez communiquer.

 

Internet et les outils technologiques en général vont-ils transformer le rôle de l’enseignant ?

Je suis persuadé que l’effet principal de l’informatique sur l’enseignement ne sera pas de construire des machines à enseigner ou à communiquer. Ce sont les activités de base comme lire, écrire, compter, résoudre des problèmes, chercher de l’information qui vont se transformer en profondeur. Lire avec un hypertexte n’est pas la même chose que lire un texte imprimé. Rédiger avec un traitement de texte n’est plus tout à fait comme rédiger à la main.

Nos étudiants seront en service professionnel jusqu’en 2030 ; il est insensé de ne pas considérer que 90% de ce qu’ils écriront se fera sur traitement de texte. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’écriture traditionnelle. Mais a-t-on suffisamment fait de recherches sur les capacités mises en jeu pour écrire au crayon ou avec un traitement de texte ?

A-t-on assez réfléchi à l’écriture ou la littérature technique ? Or 80 % de ce que nous lisons maintenant est constitué de documentation technique. Je ne pense pas que le monde de l’éducation ait bien perçu tous ces enjeux.

Il va falloir réaliser que nos enfants ne résoudront plus uniquement les problèmes numériques en faisant de l’algèbre ou de l’arithmétique, mais en utilisant un tableur par exemple. La feuille de calcul électronique fait partie des outils de base dont j’ai parlé et qui équiperont tous les ordinateurs. Il est tellement naturel de résoudre une équation ou un problème numérique en utilisant un tableur que je me demande pourquoi cela n’est pas encore au centre des débats en didactique des mathématiques.

 

Le système éducatif n’a donc aucune raison de s’inquiéter du développement des nouvelles technologies...

Il ne faut pas craindre le virtuel. Il n'est d’ailleurs pas né avec l'informatique. Il est déjà présent dans les histoires qu’on raconte aux enfants, dans le cinéma, dans la littérature, dans l'activité même de l'enseignant qui modélise le réel et qui apprend à l'enfant à représenter, à décrire le réel dans ce qu'il a d'essentiel. Bien utilisé, si l’on n’en fait pas un principe hégémonique ou impérialiste d'enseignement, il constitue une chance inespérée pour l'école d’introduire du sens et du réel, paradoxalement, dans les situations pédagogiques.

Dans la mesure où elle ne permettrait pas de développer l’ensemble des compétences nécessaires aux formes de raisonnement des métiers futurs, où elle ne permettrait pas à certaines opérations mentales de s’exprimer au mieux, l’Ecole risque, une fois de plus, un procès en déqualification.

 

(1) Etude parue dans "Savoir, Education, Formation" nl 8 - avril 1996.

(2) Langage de programmation utilisé à l’Ecole dans les années 80, basé sur les fonctions primitives (avance, tourne à droite,...).