anne Midenet staf 18

De Saint-Simon à Internet: essai sur l'origine des représentations collectives concernant le "Réseau des réseaux".

D'après Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, la postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, Paris, 1997.
N.B. Les notes ne renvoient pas aux lectures de l'auteur de la dissertation mais à celles de P. Musso!

"Nos enfants croiront avoir de l'imagination, ils n'auront que des réminiscences" (1).Même si l'on ne croit pas aux boules de cristal, il est frappant de constater avec Pierre Musso (2) que cette citation de Saint-Simon s'applique à la génération qui vit le développement d'Internet et à la propre oeuvre du théoricien. En effet, les représentations collectives qui concernent le "Réseaux des réseaux" et qui se construisent à l'heure actuelle ont une dette envers l'oeuvre de Saint-Simon.
On sait que la pensée de Saint-Simon (1760-1825) est fondatrice de nombreux grands courants de la philosophie politique contemporaine, aussi bien le socialisme (notamment le marxisme ou l'anarchisme proudhonien), que certains courants libéraux industrialistes, le positivisme d'Auguste Comte, une partie de la sociologie, et plus récemment nombre de théories du "management". Pierre Musso, dans son récent ouvrage, ajoute une nouvelle pierre, originale et percutante, aux études saint-simoniennes en interprétant le saint-simonisme par la problématique du réseau. Il met en lumière le rôle de Saint-Simon comme inventeur d'une théorie moderne de la communication dans laquelle on trouve développés de nombreux thèmes qui prolifèrent aujourd'hui à propos d'Internet.
Dès son origine, la communication est à la fois technique et idéologie. Internet n'échappe pas à cette règle. Au moment où un ensemble de représentations collectives semblent s'imposer à son propos au point où l'on peut parler de lieux communs, il est bon de s'interroger sur leur formation et leur origine. Cela peut nous permettre de faire la part de leur efficacité à penser le processus actuel et de l'héritage que nous ont légué des systèmes de pensée antérieurs.
Nous nous proposons d'examiner, dans un premier temps, comment Saint-Simon, par son itinéraire personnel, a pu produire une théorie du réseau de communication. Nous considèrerons ensuite le thème saint-simonien de l'effacement du pouvoir politique dans le champ social et économique, thème particulièrement pertinent pour analyser les représentations collectives concernant Internet. Enfin, nous évoquerons en quoi le mythe contemporain de l' avènement d'une société nouvelle grâce au réseau mondial de télécommunication plonge ses racines dans l'utopie saint-simonienne.

Si Saint-Simon peut être considéré comme l'inventeur d'une théorie de la communication, il reçoit, par sa biographie, l'héritage de la polysémie et la richesse métaphorique de la notion de réseau.
L'éthymologie du mot lui-même remonte au XIIème siècle avec resel; il est une variante de l'ancien français réseuil (du latin retiolus, diminutif de retis, "filet", qui a aussi donné "rets"), et désigne primitivement un ensemble de lignes entrelacées. Au XVIIème siècle, le mot réseau est employé par les tisserands et les vanniers pour un entrecroisement de fibres. Il passe à la même époque dans le domaine médical où, par analogie de fonctionnement, il s'identifie progressivement au corps (réseaux sanguin, nerveux, immunitaire, organisme comme réseau de réseaux). En 1769, dans Le rêve d'Alembert, Diderot met en scène un certain docteur Bordeu qui assimile le corps à "un réseau qui se forme, s'acroît, s'étend, jette une multitude de fils imperceptibles" (3).
De cette origine, le concept de réseau de communication garde encore aujourd'hui une relation métaphorique étroite avec le corps et l'organisme. L'ambivalence de la vie (circulation des flux, le réseau fonctionne) et de la mort (panne, le réseau ne fonctionne pas), en particulier, lui est intimement associée. Que l'on considère également la riche postérité de l'image du cerveau et du système nerveux devenus, depuis le début du siècle, d'un usage ordinaire pour définir les télécommunications (4). C'est la première cybernétique qui a assuré la diffusion et le succès de cette analogie (Mac Cullogh était d'ailleurs neurophysiologue). A la fonction de transmission de la parole à distance, fonction originelle des télécommunications, se superpose la fonction complexe et "intelligente" de commutation, la fonction neuronale. Pour aboutir, parmi les idées reçues concernant Internet, au réseau "intelligent", ou "système nerveux" social susceptible de produire de l'intelligence.
Cependant, le concept de réseau puise ses racines au delà du domaine de la physiologie. A la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, le réseau sort du corps et de naturel devient artificiel. L'ingénierie militaire utilise cette notion pour définir des techniques de fortifications, de surveillance et de défense du territoire, tandis que l'ingénierie civile l'emploie pour définir des techniques de circulation des flux. C'est au carrefour de ces deux disciplines et de la médecine que s'élabore le concept moderne de réseau, en tant qu'il permet de concevoir et réaliser une structure artificielle d'aménagement de l'espace et du temps, inscrite dans un dispositif technique de communication.
C'est également au croisement de ces trois domaines d'activité que se déploie la biographie de Saint-Simon. Officier, il sert dans l'armée royale puis suit la formation d'ingénieur de l'Ecole du génie militaire de Mézières; il étudie ensuite les canaux en Hollande et multiplie les projets dans ce domaine; la Révolution le trouve entrepreneur et spéculateur; enfin, il fréquente les écoles polytechniques et de médecine à Paris, avant de s'engager dans l'écriture de son oeuvre.
De ses contacts avec les physiologues, Saint-Simon tire, dans son "Mémoire de la science de l'homme" (5), sa logique de l'organisme-réseau (6). Elle se découvre par l'observation du corps-réseau: "l'effet de réseau" est visible sur l'organisme sous quatre formes: la quantité de liaisons, la diversité de ces liaisons, la multiplicité de leurs directions et ses interconnexions qui rendent possible la circulation de flux divers. La logique organistique est celle du réseau, et l'organisme est la forme supérieure d'organisation, le paradigme de toute totalité complexe et rationnelle. Traiter de l'organisme, c'est traiter du plus complexe possible, c'est fonder une méthode généralisable, appliquable au corps social et politique. Pour cela, Saint-Simon effectue un glissement de l'organisme à l'organisation, puis de l'organisation à "L'organisateur", titre de son ouvrage charnière (1819) et de la célèbre revue saint-simonienne.
Son raisonnement est le suivant: l'équivalence organisme-réseau fonctionne aussi comme un modèle d'efficacité. Plus un réseau est complexe, meilleure est une organisation; plus un corps est organisé, plus profonde est son action sur l'environnement (voilà pourquoi, explique Saint-Simon, le castor -paradigme de l'ingénieur hydraulicien- devrait être classé après l'homme et avant le singe dans la hiérarchie des êtres organisés). Dans le domaine du social, la société la mieux organisée sera celle de la construction et de la multiplication des réseaux.
Entre 1802 et 1820 émerge donc le concept opératoire de réseau pour indiquer l'inscription du maillage dans les tissus humains (dans le travail de Bichat notamment) et le tissu social. Saint-Simon exporte la logique d'un champ à l'autre et exploite la figure organistique en une "physiologie sociale". Depuis lors, le réseau est une réserve sans fond de métaphores pour toutes les disciplines et tout spécialement pour penser l'espace-temps et le lien social, débouchant sur une confusion technico-sociale (infrastructure technique/réseau social d'acteurs). Mais le propos de Saint-Simon n'est pas seulement descriptif, il vise à l'avènement d'une société nouvelle. L'utilité sociale, qu'il appelle de ses voeux et oppose à l'oisiveté et à la violence, peut être mesurée par la production de réseaux techniques (ceux des ingénieurs), et c'est ce à quoi s'emploieront ses disciples pendant le second Empire notamment. Cependant Saint-Simon va beaucoup plus loin dans sa théorie du changement social car, selon la logique de l'"Organisateur", la production de réseaux techniques, visible, externe, est d'autant plus importante que l'organisation sociale, invisible, interne, est faite de multiples réseaux qui assurent la circulation des principaux flux, l'argent et le savoir, et dont le pouvoir politique a été évincé.

Une des idées reçues les plus fréquemment rencontrées à propos du World Wide Web est celle de la "démocratisation" du savoir assimilé à l'information, à laquelle tous auraient enfin accès, grâce au court-circuit des intermédiaires traditionnels. L'utilisation d' Internet à l'école, par exemple, remettrait profondément en cause le pouvoir de l'enseignant.
Dans les "Lettres d'un habitant de Genève" (1802-1803), Saint-Simon analyse le pouvoir politique comme une médiation entre les gouvernés et les grands intellectuels ou "hommes de génie" (dans lesquels il comprend les "hommes du génie", les ingénieurs). La politique se réduit au lien entre les dominés et le savoir pour l'admiration duquel ils acceptent leur situation de dominés. Or, le gouvernement est un détournement de savoir à son profit, via les académies, pour faire accepter sa domination. Le génie, couvert d'honneur et de décorations, est réifié en académicien et devient un instrument de la domination politique. Les académies sont les outils de contrôle et de formation de l'opinion publique, elles fondent la permanence du lien de domination entre gouverneurs et gouvernés (c'est pourquoi, constate Saint-Simon, les "académiciens sont nommés à vie"). Pour améliorer le fonctionnement de la société et faire que les Lumières triomphent enfin, après la Révolution française, il faut supprimer le détournement du savoir par le politique et rétablir l'immédiation entre les grands intellectuels et les gouvernés sur la base d'un échange d'argent contre du savoir.
Le pouvoir politique doit donc s'effacer pour permettre la circulation des flux de savoir, mais aussi, plus généralement, de tous les flux d'argent à l'intérieur du corps social.
Dans "L'industrie" (1816-1818), Saint-Simon développe l'idée que l'économie est le véritable et unique fondement de la politique, l'industrie -nous dirions l'entreprise-, en est le coeur. Cette oeuvre porte le célèbre épigraphe "Tout par l'industrie, tout pour elle". Pour ce qui concerne notre problématique, les origines des représentations collectives au sujet d'Internet, deux aspects de la théorie de Saint-Simon nous semblent ici intéressants.
D'une part, dans la formule "Tout par l'industrie", il entend également l'idéologie (au sens non marxiste, bien entendu) et le savoir. Dans le réseau où celui-ci circule, les hommes du génie tiennent une place prépondérante. Il y a donc assimilation, dont on observe les traces aujourd'hui, entre réseau de communication (dont l'une des fonctions essentielles est de communiquer des savoirs), industriels et éviction du pouvoir politique. Cette conception d'Internet coexiste à l'heure actuelle avec l'image d'un réseau spontané, à laquelle elle tend à se substituer. En outre, dans les processus de déréglementation des réseaux de communication (dont nous reparlerons), la neutralisation de l'Etat revient à confier le réseau aux entreprises, sur le plan économique mais aussi sur le plan de la production symbolique. Ainsi a-t-on vu apparaître de nouveaux concepts, comme celui de "comanagement", élaboré à partie de ceux de "communication" et "management" et incarné par Bill Gates (indiquant "la route du futur", titre d'un de ses ouvrages) ou Silvio Berlusconi, patron d'un empire multimédia et leader politique. La notion d'"entreprise-réseau", développée par ces nouveaux managers pour désigner leurs sociétés, est également éclairante, en ce qu'elle est caractéristique de l'entreprise de communication qui produit sur elle-même un discours managérial à vocation hégémonique, et en ce qu'elle illustre la phénoménale surcharge symbolique du terme "réseau", inévitable aujourd'hui dans tout discours sur la modernité. Le primat du comanagement sur la pensée politique est sans doute l'un des enjeux des négotiations actuelles entre les gouvernements européens et américain à propos de l'abandon d'Internet aux domaines privé et commercial (voir "Le Monde" du 11 juillet 1997).
D'autre part, chez Saint-Simon, les industriels doivent avoir le contrôle d'un autre flux fondamental, le flux d'argent, dont il conçoit que le pouvoir politique soit une fois encore exclu. Ce dernier serait réduit à une fonction administrative, et administrer, pour Saint-Simon, c'est favoriser la circulation d'argent dans le maillage social (par l'intermédiaire du budget de l'Etat notamment). Autrement dit, l'appareil d'Etat, de lieu d'exercice du pouvoir et de la force (dans le système féodal) doit devenir un lieu de circulation de l'argent et de gestion administrative (dans le système industriel), au service des forces utiles (nous dirions des "forces vives") de la nation. Ce sont les deux faces de la notion de réseau, qui sert soit à quadriller-surveiller-retenir, soit à laisser passer-circuler-communiquer. Outre la fécondité de cet aspect du saint-simonisme au sein des courants libéraux jusqu'à nos jours (7), on constate que ce thème est à l'oeuvre dans les processus de dérèglementation des télécommunications, réalisés ou en cours dans plusieurs pays, où règne la référence au réseau. En France notamment, un mythe central structure la longue guerre de libération des réseaux vis à vis de leur origine étatique. Produit de l'Etat, le réseau doit, pour advenir à l'état de modernité symbolisé par Internet, tuer l'institution qui l'a engendré. Le "meurtre du Père étatique" est constitutif de l'identité des télécommunications françaises (8). De même l'opposition entre l'innovation technique des réseaux, fruit du progrès technique et du corps des ingénieurs, et la figure ambivalente de l'institution étatique, tantôt indispensable à la création du réseau (problématique récurrente de l'appel à l'Etat), tantôt obstacle à son développement (problématique récurrente de l'autonomie du réseau). La déréglementation pourrait être alors une opportunité pour passer des réseaux lourds du contrôle centralisé aux réseaux légers, multipolaires, réticulés et autorégulés de l'innovation sociale, des réseaux de l'Etat à ceux de la société civile. C'est l'autorégulation que visait la définition de la société par Saint-Simon car, de même que le réseau naturel de l'organisme est autorégulé, de même le réseau artificiel que construit l'ingénieur devrait être autorégulé. On retrouve le mythe de la communication comme état technologique-naturel dans la convergence des thèmes de la libération du réseau de l'emprise étatique et de la fatalité du processus déréglementaire. Le retrait de l'Etat du champ de la communication devient aujourd'hui, en France notamment, une figure imposée de la modernité et ce d'autant plus que se surimpose, dans une confusion due en partie au fait que la connexion à Internet passe encore pour le grand public par les fils du téléphone, l'image d'un réseau externe, mondial, sur lequel l'Etat n'a aucune prise (voir les controverse sur le contrôle et l'interdiction des sites en contradiction avec le Droit national). Internet accède ainsi au statut de paradigme de l'effacement du pouvoir politique des réseaux de communication. L'Etat doit laisser la nation s'intégrer au phénomène mondial, naturel, irrépressible et inéluctable: la nouvelle société de communication.

L'oeuvre de Saint-Simon est toute entière axée sur la problématique de la transition sociale par le réseau. Il vise la conception, la réalisation et la mise en scène idéologique d'un nouveau système politique. Comme on l'a déjà évoqué, Saint-Simon veut faire accoucher la Révolution de son ambition profonde, la société industrielle. Son oeuvre s'inscrit dans une rupture, la crise du modèle de rationalité représenté par le Corps (référent machinique en physiologie, référent hiérarchique dans le domaine politique et social), auquel il substitue l'organisme-réseau.
Il n'est pas sans interêt pour notre propos de constater que l'Amérique, où Saint-Simon a séjourné et combattu aux côtés de Lafayette pendant la guerre d'Indépendance, lui sert de référence. La Révolution américaine, au contraire de son homologue française, a, selon lui, été véritablement achevée, c'est à dire qu'elle a débouché sur une nouvelle organisation sociale et politique. Il fait de celle-ci un modèle opposé au système européen, en tant que système industriel sans gouvernement ni armée -versus système féodal-militaire, administration des choses -versus gouvernement des hommes, Etat faible -versus Etat bureaucratique. Approfondissant le concept saint-simonien d'industrialisme, Gramsci (9) ajoute l'opposition entre l'Amérique, où la production idéologique vient de l'entreprise et de ses managers, et l'Europe, où elle provient de l'Etat et des intellectuels "traditionels" qui lui sont liés. Plus récemment, Lucien Sfez (10) parle de "société à mémoire" européenne et de "société de communication" américaine.
C'est donc à Saint-Simon que revient la paternité de la comparaison Amérique-Europe, représentative de l'opposition industrialisme-jacobinisme. L'Amérique comme figure de la modernité n'est apparue dans l'imaginaire collectif européen que plus tard, dans le courant du premier XXème siècle. Elle a connu un regain de vitalité avec le développement de l'informatique et, plus encore aujourd'hui, avec celui d'Internet, venu des Etats-Unis et dans lequel se concentrent les autres éléments sus-mentionnés du lieu commun de la modernité.
De cette "société de communication" américaine nous provient également l'assurance que les "autoroutes de l'information", dont Internet est la vitrine, nous gratifieront d'un avenir radieux. Il nous attend au sein de la "société de communication planétaire", nouvelle dénomination de "l'association universelle" saint-simonienne.
L'industrialisme saint-simonien se veut inséparable en effet de la morale chrétienne de l'amour du prochain: il débouche sur l'association pacifique et productive des industriels et le principe que "tous les hommes doivent se conduire à l'égard les uns des autres comme des frères". Dans "Le Nouveau Christianisme" (1825), Saint-Simon prévoit une boucle de l'histoire humaine, entre le paradis perdu de la religion chrétienne et le paradis terrestre à venir. Pour cela, il faut supprimer non seulement la médiation du pouvoir politique, mais toute notion de pouvoir, au profit de l'association des hommes et de leur "sainte" pratique de construction de réseaux de communication.
Le mythe d'une démocratie planétaire, égalitaire et autorégulée a repris du service dans les années 1990. Le signal est parti des Etats-Unis, où le vice-président Al Gore s'est chargé lui-même de la production des représentations autour du terme "autoroutes de l'information". Son discours de 1994 devant l'assemblée de l'Union internationale des télécommunications à Buenos Aires apparaît tout imprégné de l'utopie saint-simonienne sur trois points essentiels. D'une part, les réseaux planétaires d'information ouvriraient la voie à une société mondiale démocratique et égalitaire; grâce à l'interactivité des réseaux, Al Gore imagine un véritable changement de société où "tous les besoins sociaux seront accessibles". "Le président des Etats-Unis et moi-même sommes persuadés que la création de ce réseau est une condition nécessaire essentielle au développement durable pour tous les membres de la famille humaine": la "famille" du vice-président est un écho de l'humanité saint-simonienne unie dans l'immédiation de la circulation des flux. Le deuxième thème saint-simonien mobilisé par Al Gore est celui d'une intervention gouvernementale réduite. "Il faut, déclare-t-il, dégager les superautoroutes électroniques de tous les obstacles réglementaires". Enfin, le discours de 1994 contient la promesse d'un futur social défini par la révolution technique en cours. Dans les déclarations du vice-président des Etats-Unis puis dans tous les textes ultérieurs sur les "autoroutes de l'information", on observe un glissement sémantique qui permet de passer de l'infrastructure de l'information à la "société d'information", c'est à dire du réseau technique au changement social. On observe là une distorsion de la pensée de Saint-Simon, chez qui le réseau est un concept, un outil, pour organiser la transition sociale -la transition se fait avec le réseau. Dans l'idéologie actuelle de la communication, il y a confusion de l'objet et du sujet, le changement se fait par le réseau. Le réseau est posé officiellement en prothèse technique d'utopie et même de changement social, qui se réduit à la multiplication des réseaux techniques et à leur "convergence" multimédia..

Il apparaît donc que le discours actuel sur la société de communication est une façon de penser le neuf avec l'ancien, l'oeuvre de Saint-Simon. Il est comme imbibé de cette lointaine référence qui permet d'appréhender les réseaux techniques et leur mode de régulation excluant le pouvoir politique et qui, surtout, met à disposition une représentation du changement social opéré par les mutations techniques.
Cependant cette postérité s'est accompagnée d'un affaiblissement conceptuel, dont le processus est décrit par Pierre Musso mais dont la brieveté de notre exposé ne nous a pas permis de présenter ici. Le concept de réseau, élaboré par Saint-Simon, semble ne plus être aujourd'hui qu'une métaphore dont les discours sur la communication se gargarisent et qu'ils ont fétichisée. Le paradoxe auquel se réfère le sous-titre du livre de Pierre Musso est celui-ci: "L'imaginaire du réseau est ...devenu une façon de faire l'économie des utopies de la transformation sociale...Alors que Saint-Simon forgea ce concept pour penser le changement social, il est devenu un moyen de ne plus y penser".


Il n'y a pas à notre connaissance, de site web traitant du sujet précis de notre dissertation, ni de l'oeuvre de Saint-Simon. Quelques pointeurs où l'on trouvera une reflexion sur l'idéologie sous-tendant le web ou Internet: The Ideology of the Internet.
Defining the Internet - A Critical Cultural Perspective

A.M.
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(1) Cité dans Henri Desroche, Le Nouveau Christianisme et les Ecrits sur la religion, p.44, Le Seuil, Paris, 1969.

(2) Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, la postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, Paris, 1997.

(3) Denis Diderot, Oeuvres philosophiques, p. 314-315, Garnier, Paris, 1980.

(4) A titre d'exemple, Théodore Vail écrit en 1908, dans le rapport d'activité de sa société, ATT: "Le système Bell s'est développé ... jusqu'à s'intégrer au système nerveux de l'activité économique et de l'organisation sociale du pays (il est même devenu de fait ce système nerveux)". Cité dans Pierre Musso, Ibid.

(5) Oeuvres de Claude-Henri de Saint-Simon, Editions Anthropos, Paris, 1966. On y trouvera tous les ouvrages cités dans la suite de la dissertation.

(6) Saint-Simon construit le concept de réseau mais n'utilise pas le terme. Ce sont les saint-simoniens, Michel Chevalier (1806-1879) en particulier, qui emploieront le mot "réseau".

(7) "Sans trop le savoir, écrit Jean-Pierre Le Goff, les managers retrouvent les accents de l'utopie saint-simonienne qui s'est forgée avec la naissance de l'industrie et a accompagné son développement", J-P Le Goff, Le Mythe de l'entreprise, p. 126, La Découverte/Essais, 1992.

(8) Par exemple, Jacques Darmon participe ainsi de ce point de vue dans son livre "Le grand dérangement, la guerre du téléphone", J-C Lattès, Paris, 1985, P. 129: "En France, tout commence par l'administration. Celle des PTT est majestueuse, autoritaire et monopoliste. Plongeant ses racines dans la France des premiers Capétiens, l'Administration des Postes, puis de Télégraphe, puis du Téléphone, a constitué un reflet fidèle, dans ses structures, ses moyens et ses méthodes du développement de l'Etat moderne et centralisé."
Voir aussi, entre autres, les ouvrages d'Yves Stourdzé, Gérard Théry, Louis-Joseph Libois.

(9) Antonio Gramsci, Note sur Machiavel, Americanisme et fordisme, édition italienne référencée par P.Musso: Editori Riuniti, Turin, 1975.

(10) Lucien Sfez, Critique de la communication, Le Seuil, Paris, 1988.