Comprendre et résoudre des problèmes


Rui Da Silva Neves, psychologie cognitive, Edition Armand Collin, collection Psychologie

  I.  LA COMPRÉHENSION DE TEXTES :

Les processus de compréhension sont fondamentaux dans toutes les activités intelligentes, et, plus généralement, dans tous les comportements ayant une visée d'adaptation. Grâce à ces processus, nous pouvons donner du sens aux événements auxquels nous sommes exposés, par l'attribution d'objets, d'événements ou de situations à des catégories, par l'activation de schémas... et nous pouvons acquérir et transmettre des connaissances utiles, afin d'interagir avec notre environnement et avec autrui. La réussite de ces interactions est tributaire de notre capacité à intégrer l'information émanant de plusieurs sources de connaissances. Les structures de connaissances utilisées et celles constituées à l'occasion de cette intégration nous permettent de "tirer les leçons du passé", mais aussi d'anticiper sur l'avenir. Ce processus d'anticipation est particulièrement important dans l'argumentation, où, pour convaincre ou contrer un interlocuteur, nous devons construire non seulement son système de représentations sur le sujet discuté, mais aussi construire la structure probable de sa contre-argumentation. Pour ce faire, les connaissances que nous avons en MLT sous forme de structures conceptuelles ou procédurales complexes, comme des schémas ou des heuristiques, sont appelées à jouer un rôle important dans le processus de compréhension.

  A.   Le débat sur le rôle de la syntaxe :

Dans la partie de ce dossier consacrée à la compréhension, on traitera seulement de la compréhension de textes, écrits ou parlés. Dans la perspective cognitiviste du courant du traitement de l'information, comprendre c'est construire une représentation dans un but déterminé. Richard (1990), distingue deux visées possibles du processus de compréhension: une visée épistémique d'intégration de nouvelles connaissances à des représentations préexistantes dans un but de récupération ultérieure, et une visée pragmatique d'action sur une situation pour produire des résultats souhaités. Dans les deux cas, plusieurs sources de connaissance participent à cette construction. Ces sources sont les propositions du texte, et les objets et situations interne et externe de référence des éléments du texte. À propos du rôle joué par les propositions du texte, il existe un consensus parmi les théoriciens de la compréhension relativement au rôle de la sémantique des propositions. En revanche, le consensus est loin de se faire sur le rôle joué par la syntaxe dans la compréhension. D'un côté, des analyses psycholinguistiques (voir, par exemple, Pynte, 1988 ; Costerinans, 1980) et connexionnistes (McClelland et Rumelhart, 1981) montrent que la syntaxe (ou des aspects stricternent morphologiques) permet de lever des cas d'ambigifité de mots de la langue. D'un autre côté, des modèles psychologiques de la compréhension de texte comme celui de Kintsch (1988) donnent lieu à des simulations informatiques très fines des comportements des sujets sans avoir recours à un traitement syntaxique des phrases. Compte tenu du caractère parallèle du traitement du langage, il est raisonnable de penser que les deux processus interviennent dans la compréhension.

  B.   Le modèle de construction-intégration de Kintsch :

Pour des questions de place, on se litmitera à la présentation d'un seul modèle de la compréhension de texte (voir, par ailleurs, Pynte, 1988 -, Denhière et Baudet, 1992): le modèle de construction-intégration de Kintsch (1988). Ce modèle s'applique au traitement du discours parlé ou écrit, et décrit les processus de niveau supérieur par lesquels le lecteur comprend ce qui est dit dans le texte (ce qui est appelé par Kintsch "la base de texte", et constitue la " micro-structure du texte"). Le modèle décrit également ce que pense le lecteur de ce que dit le texte (ce qui est appelé le "modèle de situation", et constitue la "macrostructure du texte"). En dépit du fait que la plupart des textes ne sont pas parfaitement cohérents, il est nécessaire pour les comprendre, de construire une représentation cohérente dans laquelle toutes les relations non spécifiées dans le texte sont rendues explicites. Le modèle de Kintsch est un modèle "hybride" qui combine une représentation symbolique locale des inputs textuels avec un processus connexionniste de "relaxation de contraintes". En d'autres termes, dans ce modèle, la connaissance est représentée sous une forme prépositionnelle au niveau des noeuds du réseau (il s'agit d'un modèle "localiste" ; et sous une forme distribuée (mais de faible connectivité) au niveau des connexions entre noeuds. Une autre particularité du réseau est de se construire dynamiquement au fur et à mesure que les propositions du texte sont traitées. Le modèle intègre donc des "routines" qui lui permettent de créer les noeuds, les connexions pondérées entre noeuds, puis de trouver un état d'équilibre par un processus de révision des poids des connexions (le processus de " relaxation de contraintes "). De manière plus détaillée, le traitement du texte se décompose en deux étapes.

  a.   La phase de construction de la représentation :

A cette occasion, les propositions (de structure prédicative) d'une phrase sont traitées de manière cyclique les unes à la suite des autres. À chaque cycle de compréhension, un réseau est construit dynamiquement dont les noeuds encodent les entrées sous une forme prépositionnelle. Si deux propositions partagent un argument (c'est le cas, par exemple, des propositions " aime (Jean, camembert) " et " dans (camembert, réfrigérateur) "), ces propositions sont connectées par un lien positif. Par ailleurs, les noeuds les plus activés du cycle précédent sont également intégrés à la représentation en cours de construction, et le traitement de chaque proposition lance un processus de recherche de connaissances stockées en MLT. Le réseau peut construire des noeuds qui s'avèrent inappropriés (des interprétations erronées) ou antagonistes (cas d'une ambiguïté lexicale, par exemple). Les noeuds mutuellement incon- sistants sont connectés par des liens inhibiteurs.

  b.  La phase d'intégration :

Cette phase consiste en une diffusion de l'activation. Elle réalise une relaxation (l'intégration) des contraintes représentées par les liens excitateurs et inhibiteurs entre noeuds-propositions qui fait converger le réseau vers un état stable. À cette occasion, les nceuds contextuellement non pertinents sont désactivés. Le pattern final d'activation est assumé en tant que représentation de la mémoire du lecteur du texte.

 

  II.   LA RÉSOLUTION DE PROBLÈMES

Les travaux sur la résolution de problèmes ont pour origine les recherches expérimentales sur l'apprentissage, ainsi que les recherches en intelligence artificielle (dans une perspective symbolique). Richard décrit les deux écoles de pensée principales pour l'explication des processus cognitifs impliqués dans l'activité de résolution de problème : l'approche fonctionnaliste (néo-piagétienne) de l'école genevoise et l'approche du traitement de l'information. En dépit de l'important intérêt de la première, on ne traitera toutefois, ici, que de la seconde, qui nous est maintenant familière. Le cadre théorique adopté est celui proposé par Newell et Simon (1972).

  A.  Qu'est-ce qu'un problème ?

Pour Neweil et Simon, un problème surgit de l'écart qui se forme entre un état de fait et un état souhaité, à la suite, par exemple, d'une perturbation de l'environnement. Une étude de la résolution de problème suppose l'étude de la manière dont les individus coimprennent et formulent les problèmes, d'une part, et de celle dont ils les résolvent, d'autre part. Pour Newell et Simon, un processus de compréhension quelle que soit la situation sur laquelle il opère intègre diverses connaissances dans un tout cohérent : une représentation mentale. La résolution d'un problème met en oeuvre des méthodes de recherche générales et spécifiques au sein d'un espace de problème. La représentation construite au terme du processus de compréhension intègre l'espace du problème et l'ensemble des méthodes et connaissances activées par la recherche d'une solution dans cet espace.

  B.   Quelques distinctions importantes :

  a.   Tâche versus problème :

Il convient de distinguer entre une tâche à accomplir et un problème à résoudre. En effet, toute tâche ne constitue pas un problème. La tâche qui consiste, aux échecs, à mettre mat le roi adverse (dépouillé de ses troupes) avec son propre roi, un cavalier, et un fou, représente un problème très difficile pour l'ensemble des joueurs débutants, mais constitue, en revanche, une simple routine pour le joueur expérimenté qui connait les schémas tactiques et les procédures (fort simples, au demeurant) conduisant au mat. Dans ce dernier cas, on ne parlera pas de situation de résolution de problème mais de situation d'exécution. L’exécution est gouvernée par l'application d'un algorithme.

  b.   Espace de la tâche versus espace du problème :

L'espace de la tâche recouvre l'ensemble des états auxquels on peut théoriquement parvenir par l'application des seuls opérateurs licites dans le problème. Dans une situation de résolution de problème, l'espace problème construit par un sujet peut négliger des informations données et faire intervenir d'autres informations, par exemple par analogie avec des tâches connues du sujet. L’ espace de la tâche ne coincide donc pas nécessairement avec l'espace problème en raison des contraintes non respectées par le sujet ou des contraintes supplementaires qu’il se donne.

  c.   Les catégories de problèmes :

On distingue généralement trois catégories principales de problemes:

- les problèmes de transformation

- les problèmes d'induction de structure,

- les problèmes d'arrangements.

Dans les problèmes de transformation, le processus de résolution peut être vu comme un cheminement dans un espace d'états. Pour résoudre le problème posé, il est nécessaire de transformer l'état en cours grâce à des opérateurs (de déplacement, par exemple) qui génèrent de nouveaux états. Le but du problème est atteint lorsqu'un état cible est atteint. Un des problèmes à transformation d'état le plus étudié est le celui de la " Tour de Hanoi ".

Dans les problèmes d'induction de structure, la tâche consiste à identifier la structure des relations qui existent entre les éléments du problème. Le problème du " Master Mind " est typique de cette catégorie de problèmes (voir George, 1997, et Da Silva Neves, 1995, pour la présentation d'un problème dérivé).

Dans les problèmes d'arrangement, les éléments du problème sont arrangés d'une certaine façon, et l'on doit réarranger ces éléments suivant un critère donné. Dans cette catégorie de problèmes figurent les anagrammes, par exemple. Il existe également des problèmes mixtes, comme les échecs, qui constituent à la fois un problème de transformation et un problème d'arrangement.

  C.   Méthodes générales de résolution de problèmes

La méthode de résolution la plus simple qu'on puisse concevoir fonctionne par "essai-erreur". Cette méthode est une recherche "à l'aveugle" dans l'espace problème. Elle consiste à appliquer au hasard un opérateur parmi ceux disponibles, puis à évaluer le résultat de l'application de manière à en essayer un autre si ce résultat est négatif. Elle est appliquée en dernier ressort et on lui préfère généralement des méthodes appelées des heuristiques. Pour Newell et Simon (1972), le processus de résolution est guidé par des heuristiques de recherche qui s'appliquent dans un très grand nombre de problèmes, mais qui n'offrent pas, en soi, la garantie du succès de la recherche. On distingue au moins quatre grandes heuristiques de résolution : l'heuristique de réduction de l'écart au but, l'analyse " moyens-fins " (means-end analyses), l'analyse régressive et la résolution de problème par analogie.

  a.   L’heuristique de réduction de l'écart au but :

Cette heuristique consiste à chercher parmi tous les opérateurs possibles celui qui produit l'état "ressemblant le plus" à l'état but (ou à un état intermédiaire visé). Par exemple, au premier mouvement de la tour de Hanoi, un sujet appliquant cette stratégie déplacera le petit disque en A directement en C, ce qui est correct dans la perspective de résoudre le problème dans le minimum de coups (ce déplacement constitue toutefois une erreur si la tour comporte quatre disques au lieu de trois).

  b.   L’analyse "moyens-fins" :

Cette heuristique est au coeur du modèle général de résolution de problèmes proposé par Neweil et Simon : le "résolveur général de problèmes" (le GPS, pour General problem Solver). Une application de cette heuristique peut être illustrée à partir de l'exemple suivant. Supposons que l'on ait pour but de faire le trajet Toulouse-Paris. Une analyse moyens-fins consiste à chercher à réduire l'écart existant entre l'état actuel (être à Toulouse) et l'état but (être à Paris). Le but de réduire cet écart étant posé, il faut trouver un opérateur qui permette de réduire cet écart, par exemple, faire le voyage en train. Notre nouveau but est de mettre en oeuvre le nécessaire pour voyager en train. Si une précondition nécessaire à l'achèvement de ce but n'est pas remplie (par exemple la réservation du billet), alors il faut poser le nouveau but de réduire l'écart avec ce sous-but, puis chercher à réduire cet écart. Si les préconditions de la réservation du billet sont satisfaites (disposer d'un minitel), alors on doit réduire ce but (procéder à la réservation), et repartir du dernier sous-but (faire le voyage en train).

  c.   L’analyse régressive :

Cette heuristique consiste à chercher la suite des actions à effectuer en procédant à une analyse qui part du but visé et qui "ramène" à l'état courant. Pour ce faire, il faut sélectionner un opérateur dont l'application conduit au but et mémoriser l'état à partir duquel l'opérateur a été appliqué. Si cet état est notre état de départ, alors le problème est résolu. Sinon, on applique la même procédure à partir de l'état but intermédiaire.

  d.   L’analogie :

La résolution de problème par analogie consiste à appliquer au problème une stratégie qui est efficace dans une classe de problèmes ressemblant, sous certains rapports, au problème à résoudre.

De nombreux modèles de l'activité de résolution de problèmes ont été proposés par différents auteurs. On pourra se référer à Bastien C. (1988, "Les modèles de compréhension du langage, in Caverni et al. (eds), psychologie cognitive, modèles et méthodes) pour une revue de plusieurs d'entre eux.

 

 

Bibliographie :

- Bonnet C., Ghiglione R., Richard J.-F., 1989, Traité de psychologie cognitive 1, Paris, Bordas.

- Bastien C. 1988, "Les modèles de compréhension du langage", in Caverni et al. (eds), psychologie cognitive, modèles et méthodes, PUG

- Newell A., Simon H. A., 1972, Human problem solving, Englewood Cliffs, N. J., Erlbaum.

- Da Silva Neves R. M., 1995, Interaction entre induction et déduction dans le raisonnement humain, thèse de doctorat université Paris VIII.


27.03.2000