Workshop RH24 - Prof. Munari - mars 2001

Est-ce que Qualité et Qualité sociale répondent à deux approches éthiques différentes ?
Si oui, est-ce que ces deux approches sont contradictoires ?

 

Afin de répondre à ces questions, nous commencerons par définir les termes de la question et les comparerons pour terminer afin de mettre en lumière leur degré de compatibilité.

Qu’est-ce qu’une approche éthique ?

La volonté de faire valoir l’éthique dans les rapports économiques n’est pas nouvelle. Dès 1960, à la suite de Max Havelaer, producteur de café soucieux d’assurer une rémunération plus équitable des producteurs et artisans défavorisés des pays en développement, la préoccupation éthique a surgi dans presque tous les domaines.

Quittant le terrain de la philosophie ou de la théologie où elle était restée confinée jusqu’alors, la notion d’éthique a proliféré au cours des années 70 sous forme de comités d’Ethique dans toutes sortes de domaines, de l’économie à la santé, en passant par la politique, la finance et l’enseignement. Par la suite se sont développés des investissements dits " socialement responsables " et des portefeuilles dits " éthiques " , des normes ISO 9000 et 14000 réglementant les rapports des entreprises respectivement avec les personnes et l’environnement, pour culminer actuellement dans la problématique des labels sociaux.

Ce mouvement – globalement désigné sous les termes de " développement durable " - est à comprendre à la lumière de la mondialisation, dont il est le précurseur et une des conditions : en réinjectant certaines valeurs morales dans ses pratiques économiques, l’Occident se donne selon toute vraisemblance les moyens nécessaires pour résister aux poussées des sociétés islamiques ou extrême-orientales, dont la cohésion est –elle- largement fondée sur des valeurs sociales, morales voire religieuses et qui pourraient bien – à terme – devenir de redoutables concurrents comme l’a en son temps été le Japon.

Deux modèles existent pour expliquer le concept d’éthique. Premièrement, le modèle téléologique, orienté sur les fins, où l’éthique se superpose à la recherche du Bien, du Bonheur. En conséquence, sera donc jugé " éthique " tout ce qui va dans le sens du Bien et du Bonheur, compte non tenu de l’identité des récipiendaires et de la nature des procédés.

Par ailleurs, le modèle déontologique : qui renonçant à la définition du Bien et du Bonheur inévitablement sous-tendue par celle de leur récipiendaires, détourne son regard du résultat à obtenir au profit de la démarche pour y arriver. L’éthique n’est dès lors plus ce qui vise un certain résultat, mais bien ce qui anime les procédures mises en œuvre pour y parvenir. Du coup les notions de Bien ou de Bonheur s’effacent devant celles de Justice et d’équitabilité.

Qui définit l’éthique ?

Une approche éthique en matière économique et financière désigne donc aujourd’hui un état d’esprit des acteurs (décideurs, investisseurs) qui ne considèrent plus exclusivement le profit en termes de quantité mais bien en termes de qualité : une approche éthique, dans l’économie occidentale d’aujourd’hui, loin de mettre en cause la notion-même de profit ou de bénéfice, soumet la récolte de bénéfices à un certain nombre de conditions qui relèveraient, elles, de la morale.

Or comme ce sont actuellement les pays occidentaux qui sont les maîtres du commerce mondial, ce sont principalement sur leurs critères moraux qu’est fondée la définition d’une démarche éthique, c’est-à-dire essentiellement des valeurs chrétiennes de respect des droits fondamentaux de la personne, de la propriété et de la démocratie. Tout en reconnaissant la valeur de certains de nos principes moraux, il ne faut toutefois pas oublier que la morale occidentale reste fondamentalement au service du bon fonctionnement des sociétés qui la revendiquent : et nos pays occidentaux fonctionnent tous selon les règles d’une économie de marché fondée sur l’accumulation du profit et l’exploitation du travail humain.

De toutes façons, l’éthique est toujours affaire d’interprétation que ce soit à l’intérieur d’une même culture ou au niveau de la planète. Dans une démocratie pluraliste, il n’y a pas plus d’éthique absolue que de culture unique. Selon la culture, les conditions nationales et le sous-groupe social dont on relève, les valeurs éthiques seront différentes. Et c’est autant une question de développement que de culture : si par exemple le travail des enfants peut nous apparaître comme répréhensible, à nous occidentaux, c’est que nous avons développé depuis des siècles un système d’éducation qui veut que nos enfants se mettent en marge du monde du travail des adultes et aillent dans un milieu protégé apprendre les choses dont ils auront besoin dans la vie. Dans d’autres cultures, c’est au contraire en associant l’enfant aux activités des adultes et en le mettant tout de suite en situation que celui-ci apprend les gestes et savoirs qui lui sont nécessaire. Entre exploitation éhontée de l’enfance et négation de la culture d’un groupe social, la démarche éthique occidentale cherche, par exemple dans ce cas de figure, une voie qui garantisse aux enfants à la fois un accès à l’éducation et la possibilité d’assurer un revenu à leur famille.

Qu’est-ce que la Qualité ?

La notion de qualité est aujourd’hui proliférante dans le discours économique et commercial. Sur des marchés en croissance exponentielle ou en voie de saturation, la simple concurrence ne suffit plus pour permettre aux entreprises de se démarquer les unes des autres. Pour conquérir des parts de ce marché, il leur faut un nouvel argument permettant de se valoriser. Il semble que la qualité joue aujourd’hui ce rôle de discriminateur tant par rapport au personnel que des clients potentiels d’une entreprise.

Or la qualité est une notion qui a beaucoup évolué ces dernières années. Elle ne s’applique plus uniquement au produit et aux processus de fabrication (dont les critères et paramètres sont définis par les normes ISO 2000 et ss.) mais englobe des paramètres d’environnement social et physique. Toute entreprise qui adopte aujourd’hui une démarche qualité non seulement s’expose à modifier en profondeur ses structures de fonctionnement interne mais encore devra transformer ses relations avec ses partenaires à l’extérieur et respecter l’environnement physique naturel dans lequel elle se trouve. La démarche qualité équivaut à l’application à la fois de certains principes de rationalité et d’une certaine éthique à la totalité du champ couvert par l’entreprise.

Travailler en direction de la qualité peut se résumer en 3 verbes : maîtriser, améliorer, anticiper appliqués à 3 pôles de développement : l’économique, le social et l’environnemental. Chaque individu, chaque organisation concourt à son niveau à la construction et la préservation d’un même environnement physique et social, d’un bien commun. La responsabilité sociale des entreprises renvoie donc à une prise de conscience non seulement interne de ses salariés, mais aussi externe de tous ses " stakeholders ", à savoir de ses partenaires économiques et sociaux.

Qu’est-ce que la Qualité sociale ?

Dans cette perspective, l’idée des labels de qualité sociale est de garantir les " bonnes pratiques sociales " de l’entreprise qui le demande, tant à l’interne au niveau de la gestion de ses propres ressources humaines qu’à l’externe dans ses rapports avec ses fournisseurs sous-traitants qui doivent eux aussi fournir la preuve que leur production de biens et/ou services se déroule bien dans le respect de certaines règles morales.

Le CEPAA (Council on Economic Priorities Accredition Agency) ONG américaine fondée en 1969, a créé en ce sens une norme SA 8000, sur le modèle des normes ISO 9000 et 14000. Il a été suivi par des mouvements analogues en France (" De l’éthique sur l’étiquette ") et en Angleterre (IEC) dans les années 95. Ces normes ont abouti à l’adoption par de nombreuses entreprises de codes de conduite volontaires portant sur le travail des enfants, le travail forcé ou esclavage, la non-discrimination, les règlements sur la santé et la sécurité et la liberté des droits syndicaux.

A qui profite " le crime "  ?

Dans son rapport de novembre 1998, l’OIT démontre non seulement que la mise en œuvre des codes et labels sociaux doit débuter par l’engagement tant de la direction que du personnel mais que l’information mutuelle et une certaine transparence sont les conditions essentielles de l’apparition d’un consensus. Une entreprise ne peut par ailleurs pas non plus penser les questions de qualité sociale toute seule, en faisant simplement de la charité, sans tenir compte des lois sociales du pays, du développement économique et de la culture. L’apparition des codes de conduite volontaire et des labels sociaux peut ainsi se comprendre comme l’émergence d’une attitude citoyenne et la responsabilisation des acteurs à tous les échelons de la hiérarchie mais aussi comme un phénomène de solidarisation de tous les acteurs d’un système au moment de son développement à l’échelon de la planète.

En dépit des divergences d’opinions sur la définition précise d’un code, un consensus a été trouvé sur la pertinence des codes de conduite volontaire qui sont compris comme une bonne façon de travailler à la nécessaire amélioration des conditions de travail à travers le monde. La protection de la réputation de l’entreprise aux yeux des consommateurs reste l’argument majeur des pays anglo-saxons et l’éducation des consommateurs et la bonne conscience de ces derniers prévaut en Europe. La motivation du personnel de l’entreprise et l’amélioration de la qualité du produit sont des effets secondaires importants dans l’un et l’autre cas.

Cependant, à un moment où les marchés occidentaux s’ouvrent à la mondialisation et doivent par conséquent faire face à une concurrence accrue du fait de l’entrée en lice des pays en développement, les labels qualité et qualité sociale peuvent aussi se comprendre comme une barrière discriminatoire supplémentaire dressée par les entreprises occidentales face aux économies émergentes : " de nouvelles ruses de la raison productiviste " selon le mot de Paul Ricoeur.

 

" Qualité " et " qualité sociale " sont-elles compatibles ?

On peut donc dire que la démarche qualité, qu’elle soit globale ou plus précisément sociale relève, dans un cas comme dans l’autre d’une même approche éthique fondée sur la prise de conscience conjointe de la responsabilité citoyenne des entreprises et des dangers de la mondialisation pour les économies nationales occidentales.

Même sans entrer en matière sur l’identité des instances qui édictent ou interprètent les normes de qualité et de qualité sociale et en contrôlent l’application, les contradictions essentielles entre les deux labels apparaissent vite, tant il est vrai que les intérêts de l’institution sont souvent incompatibles avec ceux des personnes. Les trois pôles éthiques du développement durable offrent des points de vue irréconciliables : selon le pôle que l’on défend, - l’économique, le social ou l’environnemental, - on devra forcément sacrifier les deux autres, puisque non seulement il n’y a pas unanimité sur la définition des concepts, mais que objectivement les logiques propres de l’institution diffèrent le plus souvent des logiques du respect humain et des nécessités écologiques.

Qui dira s’il est plus éthique de créer des emplois ou de traiter des déchets, de ne pas faire travailler les enfants via ses sous-traitants, de promouvoir la place des femmes ou de partager ses bénéfices avec ses employés ? En tout état de cause, et sachant que le concept d’éthique reste indéfinissable et surtout variable selon l’identité de l’énonciateur, on peut affirmer que qualité et qualité sociale relèvent de choix politiques plus qu’éthiques, et que ces labels ne seront compatibles que dans de très rares cas exceptionnels.