Auteur Yves CITTON
Université de Pittsburgh, Pennsylvanie
Vers le milieu du XVIIIe siècle paraissent tout un ensemble de
textes qui ont en commun de poser les bases de la psychologie moderne en
mettant en scène une expérience de pensée. Malgré
leurs divergences théoriques, et à l'occasion d'écrits
d'importance inégale, Buffon, Condillac, Bonnet et Rousseau se retrouvent
tous autour d'un même modèle discursif : chez chacun d'eux,
on crée de toutes pièces un sujet parfaitement fictif dont
on observe pourtant le comportement comme si l'on pouvait en tirer une
preuve expérimentale démontrant la validité des théories
proposées. Dans chaque cas, l'investigation psychologique positiviste
vient buter sur une même impossibilité : celle de trouver
un homme pur, un sujet vierge, dans lequel on puisse observer le fonctionnement
de l'esprit humain sans interférence socio-historique. Et comme
parade à cette impossibilité, dans chaque cas, un questionnement
qui se veut scientifique trouve à rebondir sur la fiction d'un nouvel
Adam s'éveillant sous nos yeux au miracle de la conscience.
Le plus bref, et chronologiquement le premier, de ces textes illustre
bien leur mode de fonctionnement commun. Parti à la recherche de
«nos premières connaissances», Buffon cherche moins
à retrouver «la première trace de nos pensées»
qu'à imaginer ce qu'aurait à nous dire un être fraîchement
et miraculeusement éclos à l'intelligence de soi. «J'imagine
donc un homme tel qu'on peut croire qu'était le premier homme au
moment de la création, c'est-à-dire un homme dont le corps
et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s'éveillerait
tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l'environne (…)
Si cet homme voulait nous faire l'histoire de ses premières pensées,
qu'aurait-il à nous dire ? quelle serait cette histoire ?»
En résulte ce que Buffon appelle avec bonheur un «récit
philosophique» qui nous permet d'observer l'inobservable et d'en
tirer une connaissance approfondie de la réalité humaine
.
C'est autour d'un récit philosophique analogue, on le sait,
que Condillac construit son Traité des sensations : «nous
imaginâmes une statue organisée intérieurement comme
nous, et animée d'un esprit privé de toute espèce
d'idées. Nous supposâmes encore que l'extérieur tout
de marbre ne lui permettoit l'usage d'aucun de ses sens, et nous nous réservâmes
la liberté de les ouvrir à notre choix, aux différentes
impressions dont ils sont susceptibles.» Et c'est dans
le sillage direct de Condillac que Charles Bonnet inscrit son Essai analytique
sur les facultés de l'âme : «Recourons donc à
une fiction : elle ne sera pas la Nature ; mais elle aura son fondement
dans la Nature (…) Imaginons un homme dont tous les sens sont en
bon état, mais qui n'a point encore commencé à en
faire usage. Supposons que nous avons le pouvoir de tenir les sens de cet
Homme enchaînés, ou de les mettre en liberté dans l'ordre,
dans le temps et de la manière qu'il nous plaira.»
En situant aussi explicitement leur dispositif «expérimental»
dans le domaine de l'imaginaire, ces textes ne mettent quelques cartes
sur table que pour mieux cacher le reste de leur jeu. Coexiste en effet
avec cette honnêteté initiale une ambition sous-jacente beaucoup
plus problématique. La modestie du détour par une fable s'inscrit
sur le fond d'une ambition plus sérieuse se proposant de décrire
la vérité de l'esprit humain. L'objet du discours consiste
moins à nous raconter des histoires qu'à manifester la réalité
de nos âmes. D'où une tendance constante de tous ces écrits
à présenter la fiction qu'ils mettent en scène à
travers le vocabulaire de l'observation : tout se passe très vite
comme si ce n'était pas un «personnage» que nous avions
sous les yeux (un figement produit par, et soumis à, la seule imagination
de l'auteur), mais bien le «sujet» d'une expérience
authentique dont le savant se contente de relever le comportement indépendant
et a priori imprévisible.
Un tel déplacement repose sur un certain nombre de procédures
rhétoriques que l'on peut recenser brièvement. Le rôle
originellement reconnu à la fiction se trouve d'abord recouvert
par tout un ensemble de déclarations méthodologiques ancrant
la démarche adoptée dans le terrain des faits objectifs.
«La Science de l'Ame, comme celle des Corps, repose également
sur l'Observation et l'Expérience.» «Telle est
donc la marche que j'ai suivie dans cet Ouvrage : j'ai cherché des
Faits ; j'ai approfondi ces faits ; je les ai rapprochés, combinés,
comparés, et je me suis rendu attentif aux Conséquences qui
m'ont paru en découler le plus immédiatement.» (Bonnet,
pp. III & XVII) Si Bonnet, à travers une longue réflexion
préliminaire sur la méthode analytique et la nécessité
des abstractions, se donne la peine d'aménager un pont entre sa
volonté de ne se baser que sur des faits observés et sa pratique
discursive qui recourt systématiquement à une entité
proprement inobservable puisqu’inexistante, l'attitude de Condillac semble
à la fois plus désinvolte et plus précaire. Lui qui
a consacré tout un traité à dénoncer le caractère
artificiel des «systèmes» ne prend guère la peine
de réfléchir sur le fait que toute la valeur démonstrative
de sa statue repose sur la «systématicité» des
comportements qu'il lui attribue. Pour pallier à cette faiblesse
de la structure logique sur laquelle il s'appuie, Condillac doit donc avoir
lourdement recours au vocabulaire de l'observation pour nous convaincre
que sa statue est davantage que le simple produit de sa fantaisie. Dès
l'«Avis important au lecteur» qu'il met en tête de son
texte, et alors même que l'«on ne comprend point encore ce
que c'est que la statue», une chose est sûre : l'auteur se
propose de l'«observer». Telle est bien la position qu'il
assume dans le corps du traité. Lorsqu'il n'intervient pas directement
pour approcher des roses de son nez, la frapper ou lui donner l'usage d'un
sens nouveau, il la regarde découvrir ses facultés et partir
à la découverte de son environnement, et nous rapporte ce
qu'il voit sous la forme de petites narrations qu'illustre bien le récit
de ses premiers pas : «Dans les commencements, elle ne fait que se
traîner ; elle va ensuite sur ses pieds et sur ses mains ; et rencontrant
enfin une élévation, elle est curieuse de découvrir
ce qui est au-dessus d'elle, et elle se trouve, comme par hasard, sur ses
pieds» (p. 116). A un conditionnel qui révélerait la
nature hypothétique des scènes proposées, le texte
préfère systématiquement un indicatif (présent)
qui leur donne la patine du réel et de l'immédiat.
Lorsque ces textes reconnaissent n'être fondés, en dernière
analyse, que sur des hypothèses proprement romanesques, ils font
appel à un argument qui ne justifie leur démarche qu'en l'assimilant
d'encore plus près à une logique d'ordre narratif. «Si
ce système porte sur des suppositions, reconnaît Condillac,
toutes les conséquences qu'on en tire sont attestées par
notre expérience. Il n'y a point d'homme, par exemple, borné
à l'odorat ; un pareil animal ne saurait veiller à sa conservation
; mais pour la vérité des raisonnements que nous avons faits
en l'observant, il suffit qu'un peu de réflexion sur nous-mêmes
nous fasse reconnoître, que nous pourrions devoir à l'odorat
toutes les idées et toutes les facultés que nous découvrons
dans cet homme» (p. 290 — je souligne). Observations et découvertes,
quoique pures conjectures puisqu'elles portent sur un sujet qui n'existe
pas et ne saurait exister, doivent leur puissance logique à un principe
d'identification : «Quand j'observe cette statue, c'est moins pour
m'assurer de ce qui se passe en elle, que pour découvrir ce qui
se passe en nous. Je puis me tromper, en lui attribuant des opérations,
dont elle n'est pas encore capable ; mais de pareilles erreurs ne tirent
pas à conséquence, si elles mettent le lecteur en état
d'observer comment ces opérations s'exécutent en lui-même»
(Condillac, p. 71). Peu importe que mon expérience ne soit qu'un
roman, pourvu que le lecteur s'y reconnaisse. Ou plus précisément
: pourvu que le lecteur y trouve un miroir où il puisse reconnaître
la vérité qu'il porte en lui. C'est, on le voit, à
la justification essentielle de l'activité romanesque que recourent
nos textes philosophiques pour rendre compte de leur méthode.
Si l'on a pris la peine de relever cette contamination d'une prétention
scientifique par des stratégies propres au discours fictionnel,
ce n'est pas pour s'étonner naïvement de leur intrication.
C'est, heureusement, un lieu commun aujourd'hui que de souligner l'interdépendance
entre imagination et observation dans tout processus de découverte
scientifique , et c'est toute la dynamique de ce processus qui repose sur
le paradoxe — finalement très superficiel — d'une observation ayant
pour objet un être inobservable, rendu visible et accessible par
la seule vertu d'une projection imaginaire. La (re)mise en lumière
d'un tel paradoxe n'en garde pas moins une certaine fonction hygiénique
à laquelle il n'est pas inutile de revenir de temps en temps.
On pourrait en effet considérer que toute l'idéologie libérale
qui se cristallise à l'époque des Lumières autour
de la notion d'individu repose sur la prise pour argent comptant de la
fable mise en scène par Condillac sous couvert d'observation «philosophique».
Cette statue qui se crée elle-même par simple interaction
avec son environnement donne le modèle du self-made man autour duquel
se constitueront les systèmes politiques et les morales de la modernité
. C'est faute d'avoir mesuré combien fabuleuse était cette
auto-création qu'on a pu l'accepter comme révélant
la réalité de la subjectivité humaine — un peu à
la manière de ces peuples primitifs que notre même modernité
a tant méprisés pour avoir cru qu'un dieu pouvait effectivement
avoir créé le monde en le vomissant après un repas
trop bien arrosé. Pour peu que l'on se penche sur ses ressorts cachés,
le mythe de la statue devenant homme, tel que Condillac puis Bonnet nous
le rapportent vers 1750, n'est guère plus crédible ni moins
fantastique. La «prétention philosophique» participe
sur ce plan d'une tromperie où les séductions de la science
passent vite au service d'une science de la séduction.
Plutôt que de montrer à quel point la fiction a pu déformer
la science dans ces textes fondateurs de la psychologie moderne, on aimerait
ici mettre en lumière la façon dont, au contraire, la science
peut informer la fiction. Pour ce faire, il faut recourir à un autre
texte, qui tout à la fois s'inscrit dans la lignée directe
des œuvres de Buffon, Condillac et Bonnet étudiées jusqu'ici,
mais en même temps dépasse largement leur cadre étroit
en ce qui concerne la problématisation des rapports entre le Roman
et la Philosophie. Alors que les textes antérieurs subissent, sans
le confronter ouvertement, le paradoxe consistant à «se servir»
d'une fiction sans jamais accepter d'en «écrire» une,
l'Emile de Rousseau élabore une dialectique entre théorie
et fiction qui appelle à une redéfinition parallèle
de ces deux concepts.
Au premier abord, l'Emile partage toutes les ambiguïtés
et tous les procédés rhétoriques observés dans
les autres expériences de pensée. Ici aussi, l'armature du
texte est fournie par le recours à des êtres appartenant au
domaine de l'imagination : «je sais que, dans les entreprises pareilles
à celle-ci, l'auteur, toujours à son aise dans des systèmes
qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup
de beaux préceptes impossibles à suivre (…) J'ai donc
pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer
l'âge, la santé et tous les talents convenables pour travailler
à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance
jusqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus besoin
d'autre guide que lui-même» . On le voit, le passage
à la fiction entraîne ici non seulement la création
d'un élève imaginaire (Emile), équivalent de la statue
condillacienne, mais également le dédoublement de l'auteur
lui-même en, d'une part, un narrateur (que nous appellerons désormais
Rousseau), dépourvu des qualités nécessaires pour
mener à bien l'éducation d'un enfant mais source des théories
pédagogiques avancées par le livre, et, d'autre part, un
gouverneur imaginaire (que nous appellerons Jean-Jacques), pourvu lui de
toutes ces qualités et chargé de mettre en pratique les théories
proposées. Selon le schéma qui nous est maintenant familier,
c'est sur le couple fictif de Jean-Jacques et d'Emile que repose la tâche
de prouver par l'expérience la validité des principes énoncés
: «cette méthode me paraît utile pour empêcher
un auteur qui se défie de lui de s'égarer dans des visions
; car, dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a
qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son élève,
il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s'il suit le
progrès de l'enfance et la marche naturelle du cœur humain ; (…)
quant aux règles qui pouvaient avoir besoin de preuves, je les ai
toutes appliquées à mon Emile ou à d'autres exemples»
(ibid.). La fiction a donc pour but parfaitement explicite (et proprement
intenable) d'apporter la preuve par l'Emile à tout principe théorique
susceptible d'être contesté par le lecteur.
Comme chez Bonnet, par ailleurs, cette fictionnalité originelle
coexiste avec les plus velléitaires déclarations d'empirisme
: «mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que
sur des faits» (p. 136) ; «au lieu de me livrer à l'esprit
de système, je donne le moins qu'il est possible au raisonnement
et ne me fie qu'à l'observation. Je ne me fonde point sur ce que
j'ai imaginé, mais sur ce que j'ai vu» (p. 331). Emile est
appelé à se confondre dans la série d'exemples que
l'auteur tire de ses différentes expériences personnelles
— lorsqu'il se rappelle les mésaventures qui lui sont arrivées
en tant qu'enfant ou en tant que précepteur, mais aussi bien lorsque,
au moment d'écrire, il observe — cette fois réellement —
les enfants qui se rassemblent sur le tertre faisant face à sa fenêtre
(p. 83). La fictivité de l'élève et de son gouverneur
s'efface d'autant mieux qu'ici encore les temps verbaux ignorent le conditionnel
pour privilégier l'indicatif présent ou passé : «Nous
observions la position de la forêt au nord de Montmorency lorsqu'il
m'a interrompu par son importune question…» (p. 233).
Quiconque a lu le texte sait toutefois que Rousseau va beaucoup plus
loin que ses prédécesseurs dans le recours à la fiction.
C'est un véritable roman qu'il écrit dans le livre V pour
mettre en scène la rencontre d'Emile et de Sophie ainsi que l'évolution
de leur amour. Toute la structure argumentative qui justifiait l'invention
d'Emile (preuve par la pratique, exemple, etc.) explose alors pour laisser
place à un pur récit, dont les infinis détails n'ont
plus aucune crédibilité (ni pertinence) théorique.
A la médiation de l'exemplaire se substitue ici la plus immédiate
singularité (cf. en particulier les pages 541-545). La double identité
du je (à la fois théoricien-narrateur et personnage-gouverneur)
confère d'ailleurs à ces passages romanesques un statut dont
l'ambiguïté est pour nous riche de sens. Le matin qui a suivi
la première rencontre des deux jeunes gens est par exemple décrit
en ces termes : «je m'étais attendu à trouver Sophie
un peu plus ajustée aussi de son côté : je me suis
trompé. Cette vulgaire coquetterie est bonne pour ceux à
qui l'on ne veut que plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée»
(p. 546). Qui parle ici ? Les principes généraux sur l'amour
et la coquetterie féminine appartiennent moins à Jean-Jacques
qu'à Rousseau. Mais alors, comment le théoricien peut-il
s'être trompé sur le personnage fictif dont il invente lui-même
chaque geste?
Ce paradoxe pirandellien d'un auteur surpris par le comportement de
son personnage nous conduit au cœur du problème qui habite tous
ces textes. L'instabilité qui les caractérise tient à
ce qu'ils hésitent constamment entre deux contrats de lecture :
tantôt, se présentant comme fictions relevant de l'imagination
de l'auteur, ils reconnaissent viser un référent inexistant
(l'homme adamique, la statue, Emile, Sophie) ; tantôt, prétendant
au statut d'expérience observée et de preuve par la pratique,
ils se contraignent à devoir postuler implicitement l'existence
de ce même référent (dans la mesure où les notions
mêmes d'observation ou de preuve exigent une certaine autonomie de
l'événement décrit par rapport au sujet de l'énonciation).
C'est justement à propos de cette question de l'existence du
référent qu'on peut mesurer la complexité et la richesse
textuelle de l'Emile, dont le personnage de Sophie fournit l'illustration
la plus saisissante : «Il y a des gens à qui tout ce qui est
grand paraît chimérique (…) Il ne faut parler à
ces gens-là que par des exemples : tant pis pour eux s'ils s'obstinent
à les nier. Si je leur disais que Sophie n'est point un être
imaginaire, que son nom seul est de mon invention, que son éducation,
ses mœurs, son caractère, sa figure même ont réellement
existé, et que sa mémoire coûte encore des larmes à
une honnête famille, sans doute ils n'en croiraient rien ; mais enfin,
que risquerai-je d'achever sans détour l'histoire d'une fille si
semblable à Sophie que cette histoire pourrait être la sienne
sans qu'on dût en être surpris ? Qu'on la croie véritable
ou non, peu importe ; j'aurai, si l'on veut, raconté des fictions,
mais j'aurai toujours expliqué ma méthode, et j'irai toujours
à mes fins» (p. 527). Cette longue citation rassemble en quelques
lignes les principaux mécanismes du dispositif théorico-narratif
sur lequel repose l'Emile. Il convient donc de l'analyser de près.
D'une part, on apprend que Sophie, originellement présentée
comme le pendant imaginaire féminin de l'imaginaire Emile, n'a de
fictif que son nom et se trouve en réalité modelée
sur un référent bel et bien existant, un être parfaitement
observable dont le comportement peut légitimement être rapporté
à l'indicatif (malheureusement passé). Pourquoi alors n'avoir
pas commencé par là ? Pourquoi nous avoir laissé croire
qu'il ne s'agissait que d'une fiction (paradoxalement censée prouver
la théorie), lorsqu'il était possible de gagner en force
argumentative en révélant d'emblée l'existence réelle,
autonome, factuelle, de Sophie ? C'est que, la citation l'indique clairement,
l'essentiel est ailleurs. «Qu'on la croie véritable ou non,
peu importe.» Que l'exemple soit tiré de la réalité
ou de l'imagination de l'auteur ne compte guère, puisque de toute
façon on l'accusera d'être incroyable, invraisemblable, impossible.
«Il y a des gens à qui tout ce qui est grand paraît
chimérique». La réflexion sur la crédibilité
de la fiction proposée engendre un nouveau personnage fictif : celui
du (ou des) lecteur(s) incrédule(s). Un dialogue constant traverse
le texte entre l'auteur qui avance ses théories et un récepteur
(imaginaire) qui n'y voit que de pures chimères. La deuxième
page de la préface lance ce thème qui sera périodiquement
repris dans le corps du texte : «on croira moins lire un traité
d'éducation que les rêveries d'un visionnaire sur l'éducation»
(p. 32). C'est à l'intérieur de cet incessant dialogue (fictif)
qu'il faut situer la problématisation de la fiction dans l'Emile
: «Lecteur, j'aurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons
jamais mon Emile sous les mêmes traits ; (…) vous direz : ce
rêveur poursuit toujours sa chimère ; en nous donnant un élève
de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il
le tire de son cerveau» (412).
En intégrant ainsi dans son texte même l'objection à
côté de laquelle les autres auteurs passaient sur la pointe
des pieds (cette prétendue expérience ne prouve rien puisqu'elle
est toute entière «tirée de votre cerveau»),
Rousseau fait bien davantage que défendre sa méthode. A travers
la mise en scène d'un récepteur fictif, il passe à
l'offensive : «j'avance, attiré par la force des choses, mais
sans m'en imposer sur les jugements des lecteurs. Depuis longtemps ils
me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois toujours
dans le pays des préjugés» (p. 330). L'accusation se
renverse : ces «gens à qui tout ce qui est grand paraît
chimérique» ne révèlent que l'étroitesse
de leur propre esprit en voyant Sophie ou Emile comme de simples «rêveries
de visionnaire». Peu importe que ces personnages aient ou non
un référent réellement existant ; ce qui compte c'est
qu'ils paraissent fantastiques aux yeux d'un lecteur qui dénonce
par là le préjugé dont il est victime. Le discours
accusateur n'est mis en scène que pour se voir reprocher la faiblesse
de la vision dont il témoigne. Car ce sont bien ici deux modèles
de la vision qui s'opposent. Le lecteur avide de purs faits et d'exemples
réels est prisonnier de l'idéal de l'observateur : il ne
cherche qu'à voir ce qui existe, il croit qu'il suffit d'ouvrir
les yeux sur ce qui l'entoure pour en comprendre la raison cachée
et, ce faisant, il se rend coupable de réduire le possible à
l'observé. Victimes de cet idéal qui les cantonne au pays
des préjugés et «s'obstinant à n'imaginer possible
que ce qu'ils voient, [les lecteurs] prendront le jeune homme que je figure
pour un être imaginaire et fantastique, parce qu'il diffère
de ceux auxquels ils le comparent» (ibid.). A cette attitude réductrice
répond l'idéal du visionnaire, auquel s'identifie Rousseau
: il s'agit ici d'imaginer un possible qui dépasse l'observé,
de faire voir une réalité encore invisible mais qui ne demande
qu'à être aperçue pour venir au jour .
C'est à travers l'image de l'arbre — si cruciale dans tous les
écrits de Rousseau — que se manifeste le plus clairement ce retournement
de l'accusation de fictionalité. «Si donc on vient me dire
: Rien de ce que vous supposez n'existe ; les jeunes gens ne sont point
faits ainsi ; ils ont telle ou telle passion ; ils font ceci ou cela :
c'est comme si l'on niait que jamais poirier fût un grand arbre,
parce qu'on n'en voit que de nains dans nos jardins» (p. 331). En
même temps qu'il renverse la direction de l'accusation, Rousseau
renverse les pôles de l'opposition traditionnelle entre réalité
et fiction. C'est le réel tel que nous le voyons qui est tout entier
une mauvaise fiction, une mal-façon, un artifice contingent s'écartant
des voies de la nature. Ce sont les arbres nains, les bonzaï dirait-on
de nos jours, qui sont des êtres fantastiques, monstrueux et aberrants.
Le fait qu'ils constituent aujourd'hui la norme historique de notre environnement
ne devrait pas nous faire oublier leur inhérente monstuosité.
Au milieu de ce réel mutilé auquel nous avons fini par nous
habituer, le surgissement d'un poirier naturel, s'il ne saurait manquer
de rencontrer une incrédulité originelle et d'apparaître
d'abord sous les traits du plus étrange fantastique, doit nous amener
à (re)découvrir une réalité plus authentique
qu'il faut aller chercher, loin du donné, du côté des
terres vierges du possible. C'est parce que le monde est mutilé
qu'Emile y apparaît comme une fiction. Rousseau ne fait que décrire
le réel le plus authentique de la nature humaine ; c'est le monde
du lecteur qui lui donne son caractère irréaliste. «Si
j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que j'ai dû dire : il m'importe
fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assez beau roman que celui
de la nature humaine. S'il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce
ma faute ? Ce devrait être l'histoire de mon espèce ? Vous
qui la dépravez, c'est vous qui faites un roman de mon livre»
(p. 545).
Derrière la beauté pathétique d'une telle exclamation,
on voit s'esquisser à la fois une nouvelle définition des
critères de validation d'un discours à prétention
scientifique et un nouveau cadre dans lequel puisse être apprécié
l'efficace propre au discours fictionnel. Ce qui se présente somme
toute comme un traité «De l'éducation» réussit
le tour de force consistant à construire un édifice argumentatif
qui reste indifférent à une objection aussi radicale que
«Rien de ce que vous supposez n'existe» ! Malgré son
souci avoué de rester proche des faits, Rousseau produit une théorie
qui se situe au-delà de l'observable. Contrairement à l'objet
des sciences de la nature, celui des sciences de l'homme ne peut être
réduit aux seuls faits observés. La réalité
humaine dépasse le cadre du donné : elle porte en elle l'ouverture
sur un possible dont la prise en compte bouleverse les modalités
traditionnelles de l'investigation scientifique.
Plus au cœur de notre problématique, on aura compris quel rôle
essentiel joue la fiction dans la démarche théorique de l'Emile.
Elle y tient d'abord lieu d'une bombe destinée à faire éclater
le cadre étroit imposé par les préjugés qu'apporte
avec lui le lecteur. De même qu'un poirier «grandeur nature»
finira immanquablement par aller percer le toit d'une serre conçue
pour ne contenir que des bonzaï, de même Emile doit-il briser
les limitations contingentes que nous imposons à la nature humaine
et qui nous empêchent de mesurer son authentique grandeur. En plus
de cette tâche destructrice, la fiction permet surtout au lecteur
de se constituer un modèle, une règle à partir de
quoi il sera mieux à même de comprendre et de juger le réel.
La meilleure illustration de cette fonction éminemment constructive
est fournie encore une fois par la dynamique qui habite le personnage de
Sophie.
Dans la chronologie du parcours éducatif proposé par
Rousseau, Sophie n'est originellement qu'un leurre : sentant l'appétit
sexuel de son élève prendre force en lui, le gouverneur invente
une jeune fille imaginaire, dont il laisse supposer l'existence réelle
sans jamais la confirmer positivement, jeune fille sur laquelle l'élève
va désormais focaliser tous ses désirs. Cette invention a
d'abord pour but de permettre au gouverneur de maîtriser l'investissement
des appétits d'Emile : «En fournissant l'objet imaginaire,
je suis maître des comparaisons et j'empêche aisément
l'illusion des objets réels» (p. 431). Mais plus fondamentalement,
on le voit, une telle invention est destinée à prévenir
un attachement précoce et inconsidéré aux jeunes filles
rencontrées dans la réalité : «il importe peu
que l'objet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit qu'il le dégoûte
de ceux qui pourraient le tenter, il suffit qu'il trouve partout des comparaisons
qui lui fassent préférer sa chimère aux objets réels»
(ibid.). Que Sophie existe ou non, qu'elle relève du fictif ou de
l'observable, n'a ici encore guère d'importance : «ce modèle,
s'il est bien fait, ne l'attachera pas moins à tout ce qui lui ressemble,
et ne lui donnera pas moins d'éloignement pour tout ce qui ne lui
ressemble pas, que s'il avait un objet réel» (ibid.). La fiction
de Sophie constitue bien un modèle idéal qui doit permettre
à Emile de juger le réel (pour le condamner comme décevant)
et de cristalliser son désir autour d'une forme qu'il cherchera
désormais à retrouver dans (ou à imposer sur) la réalité
: «s'il se complaît à l'image, il lui souhaitera bientôt
un original» (ibid.).
Cette même logique, on la retrouve du côté de Sophie,
lorsque le livre V donne chair à ce qui n'était originellement
qu'une ruse du gouverneur. Si la future maîtresse d'Emile tombe amoureuse
de lui dès leur première rencontre, c'est qu'elle aussi a
cristallisé son désir autour d'une figure fictive, en l'occurrence
celle de Télémaque. Du côté féminin comme
du côté masculin, les «objets réels» antérieurs
ont été jugés (et écartés comme insatisfaisants)
en regard d'un idéal tiré d'une fiction (celle produite par
le gouverneur dans le cas d'Emile ; celle de Fénelon dans le cas
de Sophie). La rencontre des deux jeunes gens met donc en scène
le moment où deux modèles imaginaires trouvent enfin dans
le réel une incarnation qui mette le donné à la hauteur
de l'idéal.
Cette rencontre est toutefois beaucoup plus problématique qu'il
n'y paraît, et la belle dynamique de la fiction que l'on vient de
mettre en place va désormais subir un emballement proprement affolant.
D'abord, on l'a vu, cette Sophie fictive que le gouverneur invente pour
canaliser les désirs d'Emile, il ne fait en réalité
que feindre de l'inventer. La tromperie était elle-même trompeuse,
puisque dès le commencement Jean-Jacques avait trouvé «la
future maîtresse» de son élève : «ne croyez
pas non plus que j'aie attendu, pour trouver l'épouse d'Emile, que
je le misse en devoir de la chercher. Cette feinte recherche n'est qu'un
prétexte pour lui faire connaître les femmes, afin qu'il sente
le prix de celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est trouvée»
(p. 533). Loin de flotter dans les limbes de l'imaginaire, la fiction de
l'épouse idéale est donc basée sur une jeune fille
réelle : grâce à la super-vision du gouverneur, la
chimère qui dirige la quête du jeune homme a été
préalablement façonnée sur (et orientée vers)
un référent bel et bien existant. Emile ne la chercherait
par si Jean-Jacques ne l'avait déjà trouvée… Le modèle
idéal a lui-même été modelé sur les traits
d'un être réel. La fiction qui a servi à récuser
le donné avait commencé par imiter la réalité.
Le tourniquet ne s'arrête nullement ici. En dehors de toute la
situation fictive mise en place par l'Emile, le personnage de Sophie a
lui-même, on s'en souvient, un référent réel
— quoi qu'en pensent les «gens à qui tout ce qui est grand
paraît chimérique». Or le sort de cette Sophie
réelle diffère dramatiquement de celui du personnage romanesque.
Alors que le roman d'amour déployé dans le dernier livre
de l'Emile se termine par un heureux mariage et le premier d'une série
qui promet de comporter beaucoup d'enfants, le modèle dont dit s'être
inspiré Rousseau révèle une face beaucoup plus sombre
de la dynamique de la fiction. Dans la version non romancée, la
jeune fille a elle aussi cristallisé son désir sur le héros
fictif de Fénelon, «modèle de l'homme aimable»,
en regard duquel tous les maris potentiels qu'on lui présente ne
sont jugés être «que des singes». La manière
dont elle présente sa quête nous est familière, en
même temps qu'elle mérite de nous frapper par son caractère
raisonnable : «est-ce ma faute si j'aime ce qui n'est pas ? Je ne
suis point visionnaire ; je ne veux point un prince, je ne cherche point
Télémaque, je sais qu'il n'est qu'une fiction : je cherche
quelqu'un qui lui ressemble ; (…) ne pensons pas qu'un homme aimable et
vertueux ne soit qu'une chimère. Il existe, il vit, il me cherche
peut-être ; il cherche une âme qui le sache aimer. Mais quel
est-il ? où est-il ? Je l'ignore» (p. 531). Le drame, ici,
c'est que personne n'a supervisé la chimère de la jeune fille
en la modelant sur une réalité préexistante. La fiction
l'a entraînée à se faire un idéal que le réel,
faute d'être soumis à la prévoyance d'un gouverneur
tout-puissant, n'a pas pu satisfaire. En amenant «ce triste récit
jusqu'à sa catastrophe», en peignant la Sophie réelle
«marchant à pas lents vers la mort, et descendant dans la
tombe au moment où l'on croit l'entraîner à l'autel»
(ibid.), Rousseau indique bien où se situe le romanesque de la fable
qu'il écrit pour supporter sa construction théorique : si
l'Emile relève bien, en dernière analyse, de la fiction,
de l'irréalité, c'est qu'il nous donne l'image d'un monde
idéalisé où, justement, la passion pour l'idéal
conduit au bonheur au lieu de mener à la mort.
Avant cette emballée, l'Emile a pourtant eu le temps de mettre
en place une dynamique résumable en trois points, qui sont autant
de pouvoirs propres dont dispose la fiction pour informer notre vision
du monde : (1) faire éclater le cadre étroit imposé
par nos préjugés, (2) élaborer un modèle idéal
dont nous chercherons ensuite à retrouver (ou à instaurer)
la forme dans la réalité et (3) empêcher l'illusion
des objets réels grâce à leur comparaison avec cet
idéal qui en dénonce l'insuffisance.
Cette dynamique, que l'on vient d'observer dans le domaine des sentiments
amoureux, dépasse largement ce cadre. Même si l'amour est
le lieu privilégié de tout ce qui est «chimère,
mensonge, illusion» (p. 431), l'efficace reconnue à la fiction
de Sophie se retrouve au cœur de la pensée politique de Rousseau
à travers la dialectique du fait et du droit. C'est là que
la complémentarité entre observation et fiction trouve l'expression
directe de sa raison d'être profonde : «il faut savoir ce qui
doit être pour bien juger de ce qui est ; (…) avant d'observer,
il faut se faire des règles pour ses observations : il faut se faire
une échelle pour y rapporter les mesures qu'on prend. Nos principes
de droit politique sont cette échelle» (pp. 600-601). Les
faits à observer ne prennent sens que sous l'éclairage d'un
modèle. Pour bien juger de ce qui est, nous avons besoin d'imaginer
ce qui n'est pas. L'observateur ne peut faire son travail que dans le sillage
d'un visionnaire capable d'imaginer un possible qui dépasse l'observé,
de (faire) voir une réalité non (encore) advenue.
C'est dans cette dialectique du fait et du droit que s'inscrit toute
l'activité scripturale de Rousseau. La seule justification de quiconque
se résout à «faire des livres» est en effet précisément
d'«établir les droits de l'humanité» (p. 600).
De même qu'Emile, citoyen parfait, est voué à devenir
l'«exemple», le «modèle» sur lequel ses
bienheureux compatriotes réformeront leurs mœurs (p. 620), de même
l'Emile, roman visionnaire, donne-t-il la règle sur laquelle chacun
peut (ré)former ses jugements et ses engagements dans le monde qui
l'entoure. Faute d'avoir pu éduquer lui-même ses enfants,
faute de pouvoir réécrire les lois de son pays, Rousseau
imagine des fictions — celle d'un gouverneur et de son élève
ici, celle d'un législateur dans le Contrat social — qui à
chaque fois nous inventent une Sophie, dont le nom est effectivement «de
bon augure» (p. 431) puisque, comme elle, ces fictions nous fournissent
l'image d'une sagesse à laquelle on doit «se complaire au
point de lui souhaiter bientôt un original».
Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, cette
fiction est bien entendu celle d'un état de nature dont on nous
dit d'emblée qu'il «n'a peut-être jamais existé»
mais «dont il est pourtant nécessaire d'avoir des Notions
justes pour bien juger de nôtre état présent.»
Comme dans l'Emile, la réflexion s'habille d'une référence
au discours scientifique pour s'écarter d'un réel étroitement
réduit à l'observable et mettre en lumière, à
sa place, une vérité cachée plus profonde : «Il
ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur
ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour
des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres
à éclaircir la Nature des choses qu'à montrer leur
véritable origine, et semblables à ceux que font tous les
jours nos Physiciens sur la formation du monde.» Au delà
même des affabulations auxquelles Rousseau a recours pour rendre
compte de l'état de nature, toute la description des phases ultérieures
du développement humain (potentiellement mieux documentables, plus
aisément observables) est régie par un même principe
de dépassement du donné : en nous forçant à
«examiner (…) les faits par le Droit» , il compare toujours
l'évolution historique de nos sociétés à une
chimère implicite qui nous aide à éviter «l'illusion
des objets réels».
C'est au besoin d'une peinture plus précise d'un tel «objet
imaginaire» que répond le Contrat social. Ici encore, sous
les auspices cette fois explicites d'un Droit assez sûr de soi pour
dénier toute légitimité à un Fait régi
par la force et la violence, on met en scène un lecteur incrédule,
prisonnier d'une vision rétrécie à l'aune de laquelle
tout ce qui est grand paraît chimérique. Dans la fiction d'une
démocratie authentiquement populaire, «le souverain ne saurait
agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé,
dira-t-on ! Quelle chimère ! C'est une chimère aujourd'hui,
mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les hommes ont-ils
changé de nature ? Les bornes du possible dans les choses morales
sont moins étroites que nous ne pensons. Ce sont nos faiblesses,
nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent.
Les âmes basses ne croient point aux grands hommes ; de vils esclaves
sourient d'un air moqueur à ce mot de liberté» .
Qu'il s'agisse de combattre l'«aveugle obéissance»
représentant «la seule vertu qui reste aux Esclaves»
ou de guider la «multitude aveugle» qui se sera organisée
en corps politique , qu'il se peigne sous le masque du gouverneur ou du
législateur, Rousseau produit à chaque fois une chimère
dont le but est d'éclairer le réel afin d'y révéler
la dimension cachée d'un Bien possible sous la surface du Mal observable.
Projet pédagogique et projet politique sont sur ce point strictement
parallèles : «De lui-même le peuple veut toujours le
bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté
générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide
n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets
tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui
montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir de la séduction
des volontés particulières, rapprocher à ses yeux
les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents
et sensibles, par les dangers des maux éloignés et cachés.»
Roman d'éducation, fable des origines et utopie politique ne sont
que trois versants d'un même travail de spéculation : un édifice
basé sur de pures conjectures nous fait décoller du terrain
ferme mais réducteur des faits observables afin de fournir au lecteur
un miroir révélant l'image corrigée de ce que sa vraie
nature lui permet d'espérer . Dans les trois cas, le détour
par la fiction produit une vision régénérée
appelée à déboucher sur une action. Si, comme on l'a
vu, le lecteur est tenu pour responsable de la fictionnalité du
texte, c'est qu'en dernier ressort c'est à lui qu'il appartient
d'agir pour adapter les insuffisances réelles observables aux exigences
de l'idéal que le texte lui aura fait découvrir. Au-delà
de son étroitesse d'esprit, ce que l'on reproche au lecteur, c'est
sa passivité : il ne tient qu'à lui de faire que ses enfants
soient aussi parfaits et vertueux qu'Emile, de même qu'il ne tient
qu'à lui de réaliser l'idéal démocratique dans
l'espace concret de la société française. Comme on
le sait, le message sera entendu avant que le siècle ne touche à
sa fin…
On comprend le renversement de problématique qui s'est produit
entre Rousseau et ses prédécesseurs. «Je consens que
l'on ne regarde cet Ouvrage que comme un Roman Philosophique, disait Bonnet.
Peut-on espérer que le temps viendra où l'on pourra substituer
l'Histoire à ce Roman ?» (p. 9) Le recours à un homme
adamique ou à une statue animée n'était que l'artifice
d'exposition d'une théorie visant essentiellement à rendre
compte du donné. On ne faisait appel au roman qu'en espérant
pouvoir un jour traduire son intrigue dans le langage clair de la philosophie
et résorber sa fictionnalité dans le corps uniforme du savoir
positif. L'ambition de Rousseau va infiniment plus loin. Il s'agit ici
non pas de donner une fable à traduire pour la rapprocher de la
réalité, mais de donner un mythe si radicalement intraduisible
que c'est le réel qui est appelé à se transformer
pour correspondre à l'image qu'on en donne. Dans le roman philosophique
que produit Rousseau, l'Histoire doit effectivement se substituer au Roman,
mais au sens elle doit venir épouser les contours du moule — du
modèle fictionnel — qu'il a défini pour elle.
Si c'est bien le (monde du) lecteur qui fait de l'Emile un roman, cela
revient à dire aussi que son caractère fictionnel résulte
moins d'un choix rhétorique que d'une profonde nécessité.
Le royaume du droit, malheureusement, n'est pas (encore) de ce monde. Seul
un détour par la fable peut y donner accès. Dans notre univers
de bonzaï, le rôle de la fiction est donc crucial puisqu'elle
seule peut nous emmener au-delà des mutilations qui bornent notre
existence et nous faire entrevoir, derrière le rideau de l'observable,
les dimensions réelles de notre être.
La fiction de vertu que représente Emile mériterait d'être
pour nous une leçon sur les vertus de la fiction. Dans un monde
où le discours scientifique — voire pseudo-scientifique, en particulier
lorsqu'il s'agit des farces de l'économisme — semble avoir le monopole
de la saisie et du façonnement du réel, il importe de rappeler
les pouvoirs et les responsabilités de la production fictionnelle.
Séries télévisées, films et romans ne sont
nullement condamnés par leur nature propre à nous bercer
dans la somnolence d'un quotidien étouffé de conformisme.
Au sein de l'énorme déficit d'idéal qui caractérise
notre époque, et pour peu que les créateurs s'en donnent
l'ambition — et que nos sociétés s'en donnent les moyens
—, ces fictions pourraient, à la manière de celles de Rousseau,
faire éclater nos cadres de pensée assoupis, dénoncer
l'illusion et la suffisance trompeuse de notre réel et nous aider
à élaborer, contre les impasses du donné et la gratuité
du fait, un idéal de droit qui puisse informer notre action sur
le monde. La force ultime de la preuve par l'Emile est qu'au lieu de reposer
sur une correspondance préexistante entre la théorie et le
réel, elle somme la réalité humaine de se conformer
à l'image que, sous une forme nécessairement fictionnelle,
nos exigences éthiques projettent sur elle.