Quelques réflexions sur le rapport entre équité et efficacité.

L'équité est une condition de l'efficacité - par Yves FLUCKIGER.


L'équité est une condition de l'efficacité. Ainsi, la productivité individuelle d'un travailleur dépend de sa qualification et de son effort au travail, mais aussi d'autres éléments comme la productivité des autres employés, l'organisation du travail, l'environnement économique et la qualité des infrastructures. Une réduction des discriminations de fait dans le domaine de l'éducation, par exemple, est en mesure d'accroître l'efficacité globale de l'économie.

Il s'agit donc d'identifier les inégalités inefficaces et injustes qui doivent être combattues, développer les formes d'équité qui sont un facteur d'efficacité accrue et trouver le niveau acceptable d'inégalités (ou de différences) susceptibles d'assurer au demeurant le dynamisme de l'économie. Ces développements invitent à une approche au cas par cas, en fonction du domaine étudié. Mais une réflexion sur l'équité se fonde sur un certain nombre de principes de base.

Tout d'abord, nous avons besoin d'un débat portant sur les droits fondamentaux qui doivent être assurés à chaque membre de la collectivité. Comment doit être assuré le droit au travail? Ne faut-il pas expliciter de nouveaux droits: droit à l'activité, à l'insertion, au temps choisi, à l'environnement?

Il ne s'agit pas seulement de mettre en évidence ces nouveaux droits assurés à chaque citoyen mais aussi de déterminer quels sont les débiteurs de ces droits. La collectivité l'est le plus souvent mais elle n'est pas la seule à devoir supporter cette charge et cette responsabilité. L'existence de droits pour les individus ou pour certains groupes de personnes suppose aussi que d'autres individus ou groupes se reconnaissent des devoirs. Le lien social qu'implique l'idée de nation correspond à une reconnaissance mutuelle de créances et de dettes sociales que l'on échange et qui se redistribuent. Le droit à l'activité implique par exemple que la collectivité organise et reconnaisse les activités non rémunérées mais qui ont une valeur réelle pour la société. Il en va de même pour l'insertion ou encore au droit à la maîtrise de son temps qui implique nécessairement le concours des entreprises. Or, notre société ne traite pas les droits et les devoirs de manière symétrique. Les premiers s'affirment avec plus de vigueur que les seconds et de ce fait ils s'appliquent mal.

Concrétiser et appliquer le principe de l'accès des citoyens à des droits fondamentaux exige de laisser plus de place à la souplesse dans l'application “locale” de ces mêmes droits. Les principes de justice dans une société complexe et individualisée doit faire l'objet d'une gestion locale qui repose sur la confiance le partenariat et le dialogue. Ainsi, le droit au temps choisi ne s'appliquera pas de façon uniforme et identique pour des personnes qui exercent des responsabilités (auquel cas, il faudra raisonner sur des périodes pluriannuelles et offrir des périodes de congés rémunérés) et pour des personnes occupant des postes plus standardisés. Un parcours d'insertion bien fait ne sera pas élaboré de la même façon dans une région de vieille tradition industrielle ou dans une région fortement “ tertiairisée ”. Enfin, l'émergence des droits sociaux nouveaux impliquera l'apparition d'acteurs ayant la capacité de satisfaire ces droits. Il ne peut y avoir de droits à l'insertion sans l'émergence d'organisations qui soient susceptibles de porter ces droits. Aux pouvoirs publics la tâche d'aider ces acteurs à émerger, de les reconnaître, de les laisser innover sur le terrain pour répondre efficacement aux problèmes qu'elles rencontrent.

Le principe d'équité doit aller désormais au-delà du principe de l'égalité des chances. Il faut désormais reconnaître le principe de la discrimination positive. La simple égalité d'accès à des prestations banalisées ne suffit plus. Un soutien particulier doit par exemple être donné à ceux qui ont des difficultés à suivre l'enseignement, à se placer en bonne position sur le marché du travail ou qui sont victimes d'un cumul de handicap. Il n'est pas sût qu'il faille aider aujourd'hui toutes les familles de la même manière. De manière plus générale, le principe de la discrimination positive peut conduire à revoir le concept de gratuité de certains services publics. Celle-ci fonctionne le plus souvent au profit des plus favorisés. Il faut réfléchir aux biens qui méritent d'être gratuits et de façon plus générale sur la philosophie qui préside à la tarification publique. Dans la pratique, instaurer une discrimination positive au profit de certains conduit à modifier le principe de la gratuité pour les autres.

Il s'agit de porter une attention toute particulière à l'organisation de la mobilité verticale tant dans l'entreprise qu'hors de celle-ci par le biais de formules du type capital-temps-formation. La bonne intégration de chacun dans le monde du travail passe par une organisation du travail qui permette une gestion anticipée des compétences et des emplois et assure à chacun une sorte de maintenance professionnelle qui diminue la vulnérabilité en cas de chômage. Cela implique de nouvelles relations entre temps et travail, temps libre et formation. L'équité dans ce domaine suppose l'innovation. Elle passe nécessairement par un renforcement des relations professionnelles et par une relance de la négociation collective dans tous ces domaines. Une société menacée par le fractionnement social ne doit pas laisser s'affaiblir les acteurs traditionnels du monde du travail mais au contraire leur donner un rôle nouveau pour faire face aux défis qui s'annoncent.

Pour aborder ce débat de manière collective, il est indispensable au préalable que tous les acteurs concernés soient convaincus de son absolue nécessité. Cette conviction, nous en sommes persuadés, ne peut provenir que de l'évidence, établie sur le terrain, de l'existence de situations de discriminations et d'inégalités. De ce point de vue, toutes les études empiriques effectuées sur ces sujets sont utiles pour mettre l'accent sur les problèmes d'inégalités et d'exclusion qui minent à l'heure actuelle notre société. Les situations de discrimination s'observent aujourd'hui entre femmes et hommes, travailleurs étrangers et indigènes, personnes occupées et les chômeurs mais aussi entre les entreprises en ce qui concerne l'effort consenti pour financer les assurances sociales. C'est sur la base de ces constats que devra se construire le débat sur le principe d'équité et sur ces évidence que doivent s'échafauder les solutions susceptibles de concrétiser le concept d'équité tout en améliorant l'efficacité globale du système économique.

Exemples à l'appui de l'affirmation selon laquelle les principes d'équité conduisent à une plus grande efficacité. Cela reste à développer. Mais on prendra ici le cas de la politique migratoire menée par la Suisse au cours des dernières décennies pour convaincre le lecteur indécis. La même démarche peut être menée sur le plan du financement des assurances sociales ou dans les autres domaines évoqués.

Sans entrer dans les détails, on peut affirmer que la politique migratoire suisse a été construite sur un principe de discrimination non seulement entre la population active indigène et étrangère mais aussi au sein même des travailleurs étrangers. Il suffit de rappeler à ce propos que les permis de travail saisonniers sont attribués à des secteurs économiques particuliers (essentiellement hôtellerie, bâtiment et agriculture) et que la mobilité sectorielle et géographique de la main-d'oeuvre étrangère détentrice de permis annuel est également restreinte tout au moins au cours d'une période initiale. Cette inégalité de traitement a eu des conséquences néfastes sur le plan humain et social mais, contrairement à une opinion encore trop largement répandue, elle a eu aussi des effets négatifs sur le plan strictement économique. De ce point de vue, on peut affirmer que la politique migratoire helvétique a violé les principes de base de l'équité et ce faisant elle a porté atteinte aux conditions de l'efficacité.

Sur le plan conjoncturel, il faut se souvenir que la présence d'une main-d'oeuvre étrangère sous contrôle a certes permis à l'économie suisse, au cours de la récession économique de 1974, de résorber une bonne partie du chômage qui se serait manifesté dans notre pays sans la présence de ce “ volant ” de main-d'oeuvre. Cependant, cette politique a contribué dans le même temps à déprimer la demande globale domestique. En effet, si cette main-d'oeuvre étrangère avait pu rester en Suisse et si elle avait obtenu des indemnités de chômage qui auraient compensé partiellement les pertes de salaires enregistrées par les personnes sans emploi, il ne fait aucun doute que le niveau de consommation aurait été largement supérieur à celui que l'économie suisse a enregistré suite au départ forcé de cette population “ instable ”. De surcroît, cette émigration contrainte a eu également des incidences néfastes sur les dépenses d'investissement réalisées en Suisse pour accueillir cette main-d'oeuvre. Dès lors, on peut légitimement penser que le départ forcé de plus de 200'000 travailleurs étrangers a largement contribué à accentuer la récession économique vécue par notre pays à cette époque. Contrairement à une opinion encore trop répandue, une meilleure intégration de la population étrangère en Suisse et une politique de stabilisation de cette main-d'oeuvre n'est pas un facteur d'augmentation du chômage.

Du point de vue structurel, on peut affirmer que l'attribution de permis de travail à des secteurs économiques particuliers a contribué également à retarder les ajustements que ces branches auraient dû entreprendre si elles n'avaient pas pu disposer d'une main-d'oeuvre étrangère abondante qui a freiné les hausses de salaires que ces entreprises auraient dû affronter sans cet apport de main-d'oeuvre. De surcroît, la double politique de contingentement global de la main-d'oeuvre et de permis de travail spécifique a constitué pendant des années une forme indirecte de subvention versée à des secteurs économiques relativement intensifs en main-d'oeuvre peu qualifiée qui ne constituent pas pour l'économie suisse des branches pour lesquelles elle possède un avantage comparatif. En d'autres termes, la ségrégation au sein même de la population étrangère a été à l'origine de coûts économiques liés au fait que les ajustements structurels nécessaires ont été retardés par l'attribution des permis de travail instables.

Yves FLUCKIGER - 17 octobre 1997.


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