"L'emploi a perdu sa sécurité biographique."

Remettre le travail à sa place - Par Pierre DOMINICE. 

"Life long learning", comme il est dit à Bruxelles, et non "work long learning", comme le sous-entendaient les impératifs de la formation continue.  Une rupture s'est installée dans nos sociétés.  L'emploi a perdu sa sécurité biographique.  Le travail n'est plus investi avec la même intensité.  De nombreux jeunes commencent leur vie professionelle par une période de chômage.  En Allemagne, il faut actuellement environ sept ans pour qu'un licencié de sciences humaines s'assure un emploi plus que temporaire.  Les retraites se font de plus en plus de manière anticipée.  Un nombre croissant de salariés s'habituent à l'idée que le licenciement les menacent, eux aussi, et que le chômage n'est pas que pour les autres, ceux dont on dit qu'ils manquent de ressort et d'initiative.  Quant à ceux dont le travail a davantage de stabilité, il subissent de plus en plus de contraintes managériales, perdent le sens des finalités de l'activité productive dans laquelle ils investissent leur force et ne se récupèrent guère que dans l'espace social qu'offre toute situation d'emploi.

La formation, par l'intermédiaire de l'école, puis de l'enseignement post-obligatoire et supérieur, doit cesser d'être principalement destinée à l'acquisition des bases requises en vue de qualifications professionnelles futures.  La diffusion des connaissances prend en effet aujourd'hui, grâce notamment aux nouvelles technologies, d'autres voies.  Et les besoins de formation personnelle ne passent plus nécessairement par des diplômes.  Il faut certes maintenir des spécialisations en matière scientifique et technique, mais dans ces domaines aussi la priorité est souvent donnée à des connaissances et des qualités que l'école et la formation professionnelle considèrent comme extérieures aux programmes prescrits.  N'entendons-nous pas dire de partout que l'exigence première de l'embauche est celle du dynamisme personnel, de la capacité d'initiative et de prise en charge, de la volonté créatrice et du sens de la collaboration.  L'équilibre personnel semble devenir un facteur premier d'employabilité et la capacité de collaboration une condition d'engagement.  Faire correctement une synthèse, retenir l'essentiel d'une argumentation, répondre avec à propos deviennent également des aptitudes cognitives considérées comme prioritaires dans un monde dans lequel il ne s'agit plus tellement d'avoir appris que de savoir apprendre.  Or, ce profil professionnel privilégié est d'une part excessivement exigeant, voire élitaire, et d'autre part correspond exactement aux compétences dont un adulte doit faire preuve pour affronter la complexité de son existence.  Les valeurs personnelles de référence ont tendance à devenir des critères garantissant la qualité des prestations professionnelles.  La coupure admise hier entre l'univers public et le domaine privé tend à disparaître.  L'entreprise attend un investissement global de ses employés et ceux qui savent ce qu'ils veulent de leur vie sont reconnus comme les meilleurs.

Ce bref constant me conduit à demander que le travail soit remis à sa place.  Que l'école prépare à un avenir qui ne se limite pas au projet professionnel et à son avancement.  Que les études prolongées ne se bornent pas à empiler des connaissances justifiées par la logique de programmation des institutions enseignantes.  Mais que la question du sens de la trajectoire de vie précède celle de la fonctionnalité des titres à obtenir.  L'orientation biographique est plus sérieuse que le choix adéquat de voie professionnelle.  Il s'agit aujourd'hui de définir par rapport à quelle forme de vie le travail doit prendre place dans le quotidien.  Quels sont les choix à opérer en matière d'espace social, d'engagement affectif, de mode d'habitat qui motivent l'acceptation des conditions actuelles de l'emploi.  La vie professionnelle est devenue trop exigeante pour laisser une place réelle à d'autres activités.  La vie professionnelle est devenue trop exigeante pour laisser une place réelle à d'autres activités.  Les chômeurs ne sont-ils pas aussi désespérés parce que ceux qui conservent leur emploi y mettent tous leurs espoirs?  Si les chômeurs sont aussi désemparés, n'est-ce pas en grande partie parce qu'ils se comparent à ceux qui mettent tout leur espoir de réalisation dans la vie professionnelle? Redonner au travail sa place, c'est réinvestir tout ce qui dans la vie, pour la génération qui occupe actuellement les postes de responsabilité, est devenu secondaire, voire même parfois accessoire : le lien social, la vie amoureuse et familiale, la santé, l'engagement associatif et politique.  Contrairement à ce que d'aucuns imaginent, tout ne peut être mené de pair. 

Les transformations qui déterminent le monde du travail entraînent immanquablement de nouvelles configurations des parcours de vie et un réaménagement de l'implication professionnelle.  Il devient parfois aujourd'hui préférable de ne travailler qu'à temps partiel, voire même de bénéficier d'allocations sociales, sans pour autant relever de la catégorie des paresseux ou  des déséquilibrés.  Lorsque le travail n'est plus un droit que l'autorité politique tient à préserver, sa signification dans l'histoire de vie tend nécessairement à se modifier.  Dans nos sociétés à tradition démocratique, liberté ne doit-elle pas être laissée à chacun de donner au travail la place qui convient à sa vie.  La survie des uns n'est-elle pas déjà assurée par le gain des autres.  Le vieillissement de la population va en tous les cas en faire la démonstration.  Il est toutefois difficile d'accepter que les valeurs de référence collective n'aient plus force de loi et deviennent contradictoires, floues et ambigues.  Se défaire de l'idée que le travail ne trouve plus son ossature dans la vie professionnelle prendra des générations, comme tout changement social qui bouscule les mentalités et remet en cause l'héritage culturel.  Au lieu de chercher à sauvegarder un monde qui n'est plus celui auquel nous nous sommes préparés, ne convient-il pas de changer le cap de l'exigence de formation tout au long de la vie.  De réinvestir la vie comme programme de formation, en arrêtant de nous contenter de ne lui attribuer un sens que lorsque notre vie professionnelle est en jeu?

Pierre  Dominicé - décembre 1997 (septembre 1998)


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