"A propos de nouveauté, de travail et de nouveau travail."Trois le matin, quatre le soir - Par
Jean-Marc Denervaud. |
Ainsi donc, après le nouveau roman, la nouvelle vague, les nouveaux philosophes, la
nouvelle cuisine, les nouvelles technologies, le nouveau socialisme et le nouvel âge, on
verrait maintenant advenir le nouveau travail, à propos duquel il
conviendrait de réfléchir, débattre et proposer. Demblée, jéprouve une réticence quasi viscérale à entrer dans le jeu, comme un animal, tous sens alertés, flaire le piège. Mon expérience (syndicale), mes perceptions (sociales), mes réflexions (philosophiques) font bloc pour me rendre circonspect : avec le concept de nouveau travail, ne sagit-il pas une fois encore de revêtir dhabits neufs et flatteurs une vieille et pénible réalité - comme les plans sociaux, la flexibilité, léquité ou la mort des idéologies masquent dans un parler politiquement correct les licenciements, la précarité, la justification des inégalités ou la domination dune pensée unique ? La règle du jeu de notre groupe étant de se donner les conditions de sécouter même si on ne sentend pas, jaimerais contribuer au débat en réfléchissant à haute voix sur ce doute préalable quant à la pertinence du concept proposé, en linterrogeant sous trois aspects : de quoi parle-t-on ? A quoi sert-il de parler ? Qui parle ? Pour tenter de dépasser ce questionnement préalable - qui peut paraître improductif - jesquisserai une piste de travail quant à une possible contribution de la formation universitaire aux réponses à y apporter. Et je terminerai par une petite fable. De quoi parle-t-on ?Ou Il ny a pas que le travail dans la vie. Les deux termes du concept nouveau travail doivent être interrogés. De quel travail sagit-il et quelle est (ou pourrait être) la nouveauté ? Dans la société dominée par léconomie où nous vivons - et plus que jamais à lheure du capitalisme triomphant - on entend par travail lemploi salarié ou, plus largement, les activités à but économique qui, comme dit André Gorz a) créent de la valeur dusage, b) en vue dun échange marchand, c) dans la sphère publique, d) en un temps mesurable et avec un rendement aussi élevé que possible. Plus brièvement dit : on travaille pour gagner sa vie. Cette définition universellement imposée ne prend pas en compte le reste des activités humaines, pourtant tout aussi nécessaires - beaucoup plus même - pour accomplir son existence dêtre humain et tout aussi exigeantes en temps, en énergie, en efforts : tâches de connaissance, déducation, de solidarité, de réflexion, dengagement, de création et de récréation, de réalisation de soi; tâches domestiques, citoyennes, conviviales, amoureuses, artistiques, intellectuelles, spirituelles. Le mouvement féministe a depuis longtemps démontré que certaines de ces tâches (éducation et ménage notamment) constituent un travail non payé considérable, et il en irait de même si on calculait ce que représente le travail militant, associatif ou artistique. Sinterroger pour savoir si le nouveau travail dont on parle se restreint à lacception dominante de lemploi rémunéré ou sil sétend à toutes les sphères de lagir humain nest pas un exercice de style. Cest déterminant pour savoir comment on peut ou veut sortir de la crise : en partageant lemploi rémunéré existant (ou en excluant de plus en plus de gens) ou en étendant la sphère des activités socialement reconnues et en établissant un revenu découplé de lactivité économique au sens étroit ? Comme dit encore André Gorz : le travail et les sociétés de travail ne sont pas en crise parce quil ny a pas assez à faire mais parce que le travail en un sens très précis est devenu rare et que ce quil y a à faire ne relève que pour une part décroissante de ce travail là. Le paradoxe actuel consiste dans le fait que, loin de contribuer à redéfinir - à élargir - la notion de travail au-delà de la seule rationalité économique, le chômage, lexclusion renforcent lattrait et la valeur symbolique du seul emploi salarié (denrée rare mais condition de la survie économique et de la reconnaissance sociale). Pour réfléchir à une éventuelle nouveauté du travail, le choix de lune ou lautre perspective est déterminant. Si lon en reste au cadre étroit du travail-emploi rémunéré, la nouveauté consiste à favoriser ladaptation des individus aux mutations du capitalisme qui doit renouveler sans cesse ses modes de production pour maintenir ou accroître sa marge de profit. Si on souvre à une dimension plus large du travail, la nouveauté serait de contribuer à inventer dautres configurations de lagir humain, dautres rapports des individus au travail, dautres reconnaissances sociales et financières des activités non marchandes. Le propos nest ici quesquissé (puisque la consigne est de ne pas soumettre à discussion des textes trop longs), mais on trouvera facilement des développements conséquents chez André Gorz (Métamorphoses du travail, quête du sens), Jeremy Rifkin (La fin du travail), Robert Castel (Les métamorphoses de la question sociale) ou Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition). Mais il suffit à préciser une partie de mon doute initial : débattons-nous du nouveau travail dans le cadre de la pure rationalité économique ou dans la perspective dune redéfinition possible des rapports entre individus, économie et société? Lune mintéresse, lautre pas. A quoi sert-il de parler ?Ou le prix à payer. Je viens de le mentionner, sans remonter jusquà mai 68, depuis plus de dix ans les réflexions et les propositions se multiplient pour tenter denvisager un autre rapport au travail, un autre équilibre entre le salariat et le travail pour soi ou les activités socialement utiles, dautres rapports entre la sphère de lautonomie et celle du marché. Mais ces discours demeurent... des discours. Pourquoi ? Parce que la mise en oeuvre effective de ces nouveautés - si séduisantes quelles soient pour lesprit - implique de sattaquer de front à une question qui semble aujourdhui devenue taboue : la répartition des richesses. Que lon veuille par exemple, réduire fortement le temps de travail, sans perte de salaire (pour agrandir la sphère des activités autonomes), ou laisser à chacun-e un choix réel sur le volume et le type dactivité quil veut exercer (par lintroduction dun revenu minimum dexistence garantissant la satisfaction des besoins élémentaires de tous), il faut répartir autrement lensemble des richesses produites, donc remettre en cause fondamentalement le système actuel. Et là, on abandonne le domaine des intentions louables pour le terrain bien concret de la fiscalité, des prélèvements sociaux, de labolition des privilèges, comme on disait en 1789... Et un tel renversement des valeurs et des pratiques, un tel changement des rapports sociaux ne se fait pas sans rapport de forces. Lincidence de cette réflexion très syndicale sur la tâche de notre groupe est, me semble-t-il, la suivante : soit on parle vraiment dun nouveau travail et il faut dire fortement que cela implique une nouvelle répartition des richesses, soit le nouveau travail dont on parle nest quun artifice de langage; faute dune telle implication sociale de notre travail, il y aurait, de mon point de vue, une sorte dimposture à faire - ou laisser - croire quil existe des mutations sociales indolores, des nouveautés qui nont pas de prix. Cest ma deuxième interrogation. Qui parle à qui ?Ou Des bouées pour ceux qui savent nager. Une autre question se pose encore : à qui sadresse le discours sur le nouveau travail et qui le tient ? Jobserve que les sociologues et psychologues du travail, managers, journalistes économiques et autres directeurs des ressources humaines élaborent leurs réflexions et définissent des stratégies à lintention des cadres supérieurs et moyens, des servants des technologies de pointe et des individus-entrepreneurs (consultants, chargés de mandats et autres free-lance), bref toutes les catégories dont la position hiérarchique, la situation financière, la capacité de négociation sont telles quil faut bien - à la fois - les attacher à lentreprise et leur désigner un horizon professionnel par des perspectives immatérielles et valorisantes telles que lautonomie, le respect, la démocratie, linitiative, le partenariat, le partage du travail. Mais qui sintéresse au personnel non qualifié ou précaire, aux bas salaires, aux professionnels de base, aux classes moyennes en déshérence? Qui réfléchit à la dignité à laquelle ils ont aussi droit, aux savoirs quils ont accumulés, aux idées quils ont pour améliorer lorganisation du travail et son contenu, à leurs projets professionnels, à leur formation continue et à leurs contraintes économiques ? Qui envisage pour eux - et plus encore pour les personnes victimes du chômage et de lexclusion - ce que peut signifier un nouveau travail ? Comment parler de nouveau travail à ceux qui nen ont pas et de partage du travail et des revenus à ceux qui gagnent 3'000 francs par mois? Bref, dans ce domaine comme dans celui de la formation, des nantis parlent aux nantis et cest à ceux qui ont déjà les moyens de se débrouiller, de construire un projet, de sadapter quon propose des perspectives et des moyens supplémentaires, tandis que demeure dans limpensé la situation de la majorité du monde du travail. Lorsquon sait quà Genève, 29% de la population active na pas dépassé le niveau de la scolarité obligatoire et 42% possède une formation professionnelle de base (CFC ou matu) contre seulement 29% de détenteurs dune formation supérieure (universitaire ou professionnelle), ou encore que, pour 28,4% de cadres, on compte 71,6% de personnes actives sans position hiérarchique, on peut penser quil serait plus important de sintéresser à lavenir du travail de la majorité qui subit quaux perspectives de la minorité qui sauto-entretient. Cest mon troisième souci. Interlude.Ou Mieux vaut soixante-huitard que jamais. Pour moi, une conception vraiment nouvelle du travail, ce serait - toutes fortunes et tous revenus également répartis - que chacun-e consacre 20 heures par semaine de temps contraint à lintendance de la collectivité et des individus - satisfaire aux nécessités économiques permettant dassurer à chacun-e le même revenu moyen dexistence, modeste mais suffisant, et exécuter les travaux indispensables au fonctionnement de la collectivité - et consacrerait le reste de son temps à des activités autonomes librement choisies - qui ont par ailleurs aussi une valeur économique, mais non marchande : tâches domestiques, activités de solidarité, déducation, de création, de convivialité, de palabre, damour, de connaissance, de recherche, de réalisation de soi. Cela changerait fondamentalement les rapports au travail, à largent, à la collectivité, aux autres, à soi-même et léchelle des valeurs humaines. Jai bien conscience que cette conception et les questions que je (me) pose comme
préalable à une réflexion sur le nouveau travail relèvent de
lutopie au sens littéral du terme : elles nont simplement pas de
place dans un contexte où le système capitaliste semble devenu lhorizon
indépassable des pratiques et des réflexions. Les possédants possèdent, les
intellectuels se taisent, la gauche est pragmatique, ceux qui ont un petit quelque chose
ont peur de le perdre, les exclus sont moins révoltés contre les mécanismes dont ils
sont victimes que désireux de (re)trouver une place dans le système et les consommateurs
consomment. Jexagère ? Soit : mettez la majorité de .... devant
chacune des catégories citées, ajoutez une pincée dintégrismes divers et
désotérismes en vogue, vous aurez la nuance. Globalement, le bilan collectif
demeure négatif : aliénation, perte de sens, absence de projet, ou - selon la belle
formule de 68 - dimaginaire de convocation, faiblesse de la
mobilisation, atonie du rapport de force, tout concourt à la répétition du
même (système de valeurs, fonctionnement social, mécanisme économique), donc à
nier la possibilité même de lémergence dune véritable
nouveauté (dautres finalités, dautres rapports humains,
dautres manières de produire des biens et des services). Il ny aurait donc
plus quà se taire et à entrer - selon le percutant titre dune sculpture de
Tinguely - dans le retable de labondance occidentale et du mercantilisme
totalitaire, où les seules nouveautés concernent la manière de vendre et
demballer la marchandise (culturelle, sociale, politique, économique)? Ou alors de
se mettre volontairement en marge du système et de cultiver son jardin en
attendant des jours - ou des générations - meilleurs, ou encore linévitable
retour du balancier? Ny aurait-il dalternative quentre la soumission et
limpuissance, entre la nouveauté factice et la nouveauté impossible, dans le
domaine du travail comme dans dautres ? Serait-ce le piège que je
flairais en début de réflexion ? Recréer les conditions de production de la nouveauté.Ou Une contribution possible de lUniversité : donner à penser. Selon la formule consacrée, le pessimisme de lintelligence qui est le mien nempêche pas loptimisme de la volonté. Si je me refuse à penser une nouveauté qui ne servirait quà perpétuer et reproduire le système actuel, je crois quil est possible et nécessaire de créer les conditions de production dune nouveauté qui aille dans le sens dune alternative au modèle dominant. Comment ? En apprenant à résister dabord, puis en reconstruisant patiemment et modestement un réseau alternatif danalyse, de réflexion, de propositions pour penser autrement, en menant parallèlement des expérimentations sociales, des projets, des pratiques qui marquent leur différence et prouvent leur faisabilité, en travaillant enfin à la remobilisation des forces sociales autour dun projet de société réellement autre et crédible. Les citoyens, les intellectuels, les mouvements sociaux, les syndicats et bien dautres réseaux (pour autant quils soient tournés vers lalternative) ont une responsabilité dans ce ressourcement de la pensée et de laction. Pour ce faire, la condition préalable est de favoriser une libération des habitudes ou des conditionnements qui enferment limagination, la pensée, les mentalités, les pratiques dans les schémas de ce quon appelle la pensée unique (cest-à-dire lensemble des discours qui font croire que ce que nous vivons collectivement aujourdhui est lunique manière de vivre en société et le seul avenir possible). Si lon veut se donner une chance de produire du nouveau dans notre manière dagir (économique et sociale, individuelle et collective), il faut sinquiéter de la condition de production de ce nouveau, qui est la capacité même à penser du nouveau, à penser autrement. Il faut renouveler le contenu de la caisse à outils (concepts, valeurs, finalités, représentations, méthodes) où nous nous sommes résignés à ranger nos moyens dappréhender la réalité et notre rapport à elle. Le changement quil faut préparer, ce nest pas celui du logiciel, mais celui du matériel. Ce quon appelait jadis un changement de civilisation. Et le premier pas de cette préparation, cest que chacun réapprenne à penser par soi-même. Cest-à-dire cesse de croire que linformation diffusée par les médias, les experts, les institutions - tous ceux qui ont le pouvoir et les moyens de la parole - est une autoroute à sens unique, dont on ne peut sortir quaux endroits fléchés et aux échangeurs obligatoires, imposant une vision du monde uniforme et une conduite fataliste de la vie individuelle et collective. Donc se donner les moyens de prendre des chemins de traverse, dinventer de nouveaux itinéraires, de changer de cap. Concrètement, cela implique que lécole en général et lUniversité en particulier fournisse à tout citoyen et aux étudiants les moyens
Cette problématique peut paraître élémentaire et banale. Mais je reste persuadé que cest labsence de cette formation élémentaire qui uniformise lopinion, stérilise la pensée, anesthésie limagination, rétrécit laction et, en définitive, empêche lémergence du nouveau. Cest pourquoi je vois dans sa réhabilitation une indispensable propédeutique au changement et une condition nécessaire de la citoyenneté. Et, puisque cest le cadre institutionnel de notre réflexion, je suis frappé de constater combien sont nombreux les jeunes universitaires - lors de la rédaction de leurs travaux de mémoire ou lors de leurs débuts dans la vie professionnelle - qui sont démunis pour construire, organiser et exprimer leur pensée, voire une pensée. Ils ont engrangé une masse considérable dinformations, mais ils nont pas appris à la vérifier, la hiérarchiser, la critiquer et, lorsquil sagit de sexprimer sur un thème, ils sont victimes de ce que jappelle le syndrome couper/coller : ils ressortent de leur ordinateur des blocs dinformations quils accolent sans structurer leur pensée, sans mise en perspective, sans prendre position. Ce constat mamène à penser quil faudrait réintroduire à lUniversité, pour tous les étudiants-es, une formation propédeutique qui leur donne des bases générales en matière dépistémologie générale, dhistoire de la pensée, de méthodes de travail intellectuel, doutils critiques, déthique scientifique et sociale. Pour illustrer ce propos, permettez-moi de citer un passage du numéro 38 de la revue Manière de voir du Monde diplomatique (mars-avril 1998) consacré à la technoscience, qui préconise dapprendre à apprendre sur les savoirs : La question est de savoir comment faire éclore cette culture et la maintenir en permanent état de vigilance. Les obstacles apparaissent à première vue infranchissables : nul ne peut prétendre maîtriser lensemble des fronts de la recherche, et même aucun chercheur ne dispose dune vue globale de sa propre discipline. Alors le simple citoyen... Lencyclopédisme relève de la mission impossible. Plus raisonnable, mais néanmoins fort ambitieux est lobjectif que propose André Giordan : La possibilité daccéder à un savoir si le besoin sen fait sentir, de pouvoir se donner les moyens dapprendre pour réaliser un projet, et surtout de savoir mettre les savoirs mobilisés en perspective. A titre de discussion, cette culture pourrait inclure plusieurs dimensions: préalable pour une attitude scientifique, maîtrise des démarches dinvestigation, organisation du savoir autour de concepts structurants et permanence dun savoir sur le savoir . Trois le matin, quatre le soir.Avec ces considérations générales et malgré les apparences, je ne méloigne pas de lobjet de notre réflexion : le nouveau travail. Pour pouvoir penser quelque chose de nouveau, redéfinir le travail dans le cadre plus général de lactivité humaine, il faut des conditions matérielles (répartir autrement les richesses), des conditions sociales (réinventer un projet collectif) et des conditions culturelles (ouvrir le champ de la pensée pour ouvrir celui du possible). Cela peut vous sembler dune radicalité excessive et inefficace. Mais cette radicalité me paraît aujourdhui nécessaire si on ne veut pas tomber dans le leurre de la pseudo-nouveauté qui sert à maintenir laliénation (le travail aliéné) dans le double jeu de ceux qui limposent et de ceux qui le subissent, comme lillustre de façon imagée cet apologue chinois de Zhuangzi (370-300 av. notre ère), que je vous laisse méditer : Un éleveur de singes leur distribua des châtaignes en disant : «Trois le matin et quatre le soir». Tous les singes se mirent en colère. «Alors, ce sera quatre le matin et trois le soir». Et tous les singes furent contents. Jean-Marc Denervaud - 8 Mai 1998 |
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